TROISIÈME JOUR

La première cigarette à six heures du matin dans la lumière dorée d’un village de Navarre, sur une place déserte, les façades des maisons bombant leurs fiers écus, et les martinets au ventre noir piaillant en rondes aux fontaines est bien douce malgré cette cuisante douleur aux jambes. Le troisième jour, il ne lui a fallu qu’une demi-heure pour revenir, et ma démarche de bébé Pampers, pattes écartées, suscite des commentaires désolés.
Un très joyeux garçon, José, dit le Galicien, ou « l’homme au vœu » me remonte le moral, en m’appelant ¡mujer !, femme ! Son père a guéri soudain d’une grave maladie : « Est-ce Dieu, est-ce Diable ? Je ne sais pas, mais j’ai dit : chemin de Santiago ! » Et comme sa mère, en plus, s’est bien remise d’une opération, il a promis qu’il irait brûler ses vêtements à Finisterre, au bout de la terre, quatre-vingt-dix kilomètres après Saint-Jacques, après la dernière étape, au bout du bout du bout... Si un autre membre de sa famille tombe malade, nul doute que José ne franchisse l’Atlantique jusqu’en Amérique, parti comme il est ! J’envie sa bonne santé, son entrain et sa jeunesse. Jusqu’au moment où j’apercevrai ses pieds nus dans une rivière, la plante si trouée d’ampoules qu’on dirait les cratères de volcans en fusion. Et lui, tout sourire, contemplant ce désastre.
Dans la matinée, on a ces impressions-là, que les gens volent sur la route, légers comme des oiseaux, gais et souriants. Ils vont souvent très vite ; surtout les Basques et les Catalans, habitués des montagnes. Mais l’après-midi, à l’étape, on les voit réparer des crevasses impressionnantes, assis en tailleur sur leur lit.
Les plus jolis marcheurs sont un couple de Suisses ; le rythme souple de leurs corps côte à côte dégage une sorte de grâce et d’élégance partagées, comme s’ils dansaient. À un moment, ils m’ont emboîté le pas, le temps d’une conversation, l’un à ma gauche, l’autre à ma droite, et après un au revoir, se sont éloignés en me doublant dans l’accélération silencieuse de leur essor naturel, très vite et très loin. Même taille, grands, minces, lui blanc, et elle métisse d’origine haïtienne, assez drôle. Deux légers accents, différents, adoucissent leur français chantant ; ils sont curieux, attentifs, et parents d’enfants adultes, déjà. Ils m’assurent que le quatrième jour, le chemin devient moins douloureux, demain...
L’harmonie dans le mouvement des couples est d’autant plus bouleversante que l’usage de lits superposés les contraint à la chasteté. À travers la marche commune, leurs corps semblent exprimer, presque sans le vouloir, une autre forme d’amour physique, très belle.
Une après-midi, tard, après la douche, dans un dortoir bruyant de cyclistes italiens, j’ai vu un couple allongé pour la sieste : deux gisants dans l’étroitesse d’une bannette, respirant la même respiration totalement silencieuse, mains jointes sur la poitrine, corps parallèles, comme si chacun, seul, dormait le même sommeil que l’autre, sans le toucher, dans une communion totale et un respect absolu. Magnifiques. Ils avaient su dresser entre eux et le monde ce rempart d’invisible pudeur qu’on lit dans les contes de fées.
Ce n’était pas un jeune couple ; ils n’étaient pas ensemble depuis très longtemps non plus. Réveillés, ils étaient souriants et gentils, mais beaucoup moins distingués que dans leur sommeil. J’ai toujours été gênée de les entendre parler, comme si j’avais souhaité qu’ils restent à jamais dans l’univers éthéré où ils m’avaient laissée les contempler.
*
Si la beauté a ses mystères, la laideur a aussi ses horribles secrets. Pourquoi une banlieue doit-elle être moche et interminable ? Rien à faire, c’est comme ça. Arriver à Pampelune, nom ridicule en français, et peu sérieux en espagnol (Pamplona), est un cauchemar (una pesadilla) attesté par des générations de pèlerins qui y subissent leur première « tentation de l’autobus ». Ah ! Rejoindre le centre-ville par les transports en commun ! L’horreur, encore une fois, est dans la tromperie sur les distances : au panneau, il reste au moins quatre kilomètres, alors qu’on se croit déjà arrivé.
J’ai plus que mal dans les épaules, les hanches et les jambes ; mes articulations, privées d’huile, sont incandescentes. Je me mords l’intérieur des joues pendant que Peter le Hollandais me raconte sa vie, mais aussi m’explique deux choses qui vont peut-être sauver la mienne : 1) le poids d’un sac à dos doit reposer sur le bassin. Il faut donc ranger son contenu en mettant ce qu’il y a de plus lourd au fond, et au plus près des armatures ; 2) il faut le sangler à fond, pour le coller au dos. Peter tire sur mes bretelles : ça allège tout de suite les épaules.
À l’arrivée sur la place : nouveau cauchemar, le refuge est fermé ; il en existe un autre à la sortie de la ville dans une école ; il n’ouvrira pas avant une heure ou deux. Je m’écroule dans le parc public. Ça n’est toujours pas fini ! Une fatigue au-delà de la fatigue me tape sur les nerfs, les muscles et les tendons. Je n’ai presque plus d’aspirine. Je devrais aussi trouver des sandales pour le soir. Les plus légères possible, pour le sac. J’ai déjà dépassé le centre-ville et ses boutiques ; pas question de faire demi-tour pour visiter la cathédrale archi-célèbre, archivieille, archi-gothique, « le plus beau cloître d’Espagne », gnagnagnagna, encore moins pour aller acheter des sandalettes. Faut pas charrier. Tant pis ! Les Espagnols m’avaient parlé d’un refuge juste après Pampelune, dans la campagne, autant y aller. Parce que faire la queue dans une cour d’école, sous les paniers de basket, à la sortie d’une ville grise et polluée, genre réfugiée de la dernière catastrophe atomique, merci bien ! Trop déprimant.
Je suis les flèches jaunes, en titubant, cramponnée à mon bâton, à ma colère, à mes prières. Je passe un magasin pour pèlerins (barres vitaminées, des sandales Mephisto, comme le diable ! Trop lourdes et pas ma taille, de toute façon). Je continue. Une pharmacie. Avec des tongs bleues en devanture ! J’entre, je demande des tongs. « Il s’agit d’une publicité pour un laboratoire, voyons, ce n’est pas à vendre ! C’est une pharmacie ici, pas un magasin de chaussures ! proteste la pharmacienne. — Bon, ben de l’aspirine alors, et des vitamines, s’il vous plaît Madame... » Je dois quand même avoir une drôle de tronche parce qu’elle me lâche : « C’est quoi ta pointure ? — 39. » Et la voilà qui revient avec des tongs bleu roi dans un joli sac transparent tout neuf. Combien je lui dois ? Rien, c’est de la pub. Il y a un nom de médicament sur la semelle.
Cette dame vient de me faire la charité ! Je suis une vraie pauvre pèlerine à qui l’on file des pompes — et qui ne sait pas trop quoi dire... Il faudrait oser quelque chose comme : « Le Seigneur vous le rendra au centuple », mais tu l’imagines, la dame, avec cent paires de tongs en plastique bleu ? Il me sort la phrase antique : « Je prierai pour vous à Compostelle », en payant l’aspirine. Elle hausse les épaules et grogne : « De rien ! », l’air mauvais.
Je n’en reviens pas d’être du côté des vrais pauvres, des clochards, de ceux dont la vie dépend d’une pharmacienne grincheuse. Il y a une leçon, là-dessous, sans doute (style : « Qui cherche Dieu ne manque d’aucun bien »). En tout cas, je suis fière qu’on m’ait fait la charité. Je n’ai pas honte ; grâce à moi, cette femme triste a fait une bonne action. Et j’ai des sandales, en plus ! C’est plutôt gai.
Après, ça l’est moins : quatre kilomètres le long de la route nationale verticale et en plein soleil. Rhâââ ! Et puis une oasis charmante à Cizur Menor, dans un jardin, pour trois fois rien, un refuge privé, une fontaine... Une douche et à nouveau le miracle s’accomplit ; on est frais, on est neuf, on cause au téléphone de ci ou de ça, comme si de rien n’était. Comme s’il n’y avait jamais eu Pampelune. Je frime dans mes tongs, je raconte l’histoire à tout le monde. Je fais prévenir ma sœur Laurence, docteur en pharmacie, que sa confrérie m’a sponsorisée ! J’exulte.
*
Raquel, qui arrive tard, m’écoute en disant : « ¡Hombre ! » Je proteste que je ne suis pas un homme, elle répond que c’est une expression ¡hombre !, ça ne veut pas dire homme, c’est juste de la musique, de la ponctuation comme ¡ caramba ! en Amérique latine. Quelqu’un qui écrivait devrait comprendre ces choses. Enfin ou quelqu’un qui est censé écrire, d’ailleurs, car je n’écris pas beaucoup, apparemment...
Je lui confirme que je n’écris pas : je suis venue pour faire le chemin, pas pour écrire ; ça ne serait pas pareil de faire le chemin avec l’idée de le raconter après ; ça aurait un côté utilitaire, intéressé, moche. Moi je fais le chemin, point final. Si j’y arrive, ce sera déjà beau.
Raquel me darde un œil dubitatif ; jusqu’à présent, je ne lui ai prouvé qu’une chose : un écrivain, c’est quelqu’un qui fume trop, qui boit trop, et qui écrit moins que personne.
Car tout le monde écrit ici, ou presque. À part moi. Raquel aussi tient son journal, et se fait prendre en photo dans les endroits stratégiques, avec des pauses de Tartarin souriant.
Si je suis honnête, ma pensée vis-à-vis de l’écriture, c’est : si je me regarde marcher en écrivant, je vais tomber, comme les équilibristes. Pour ce qui est de fumer, par la force des choses, j’ai dû passer de trois paquets à un et demi, mais pour les gens, un et demi, c’est déjà énorme. Quant à boire... mes amis pas très cathos pensaient qu’un pèlerinage se passait à l’eau claire ! Dieu merci, nous ne sommes pas musulmans ! Ce Dieu qui s’est fait pain s’est aussi fait vin, merveille des merveilles ! Et en l’occurrence, ce qu’il y a de vraiment divin ici, quoique sans rapport avec la liturgie, c’est la bière, la cerveza. Les Espagnols ont une bière blonde, très légère, juste un peu amère, aux petites bulles bien fines et bien serrées, idéale pour la saison.
Le soir, bien sûr. Et c’est autour d’une bière, ce soir-là, que j’ai fait la connaissance de Gérard. Homme de la Mayenne, bouille ronde et poil blanc, il est parti sur le chemin quasiment le jour de sa retraite, depuis le Puy-en-Velay, vers le 15 juin. Avec plus de huit cents kilomètres dans les jambes, il a attrapé quelques ennuis de santé qui le font se trimballer avec quantité de médicaments, dont il me propose illico des échantillons pour mes douleurs : anti-inflammatoires, plus anti-trous dans l’estomac, plus pommades variées. Gérard est un généreux et un bavard ; il ne parle pas espagnol, ni aucune langue étrangère, le regrette, mais dès qu’il rencontre un Français, il l’entreprend, et dès qu’il s’arrête, sans personne à qui parler, il écrit, lui aussi.
Gérard est bavard, mais il ne bavarde pas ; il ne s’intéresse qu’à l’essentiel : il veut comprendre pourquoi les gens croient en Dieu ; ça lui semble à la fois beau et idiot. Beau parce que ça fait faire de grandes et bonnes choses, qu’il a fait route avec des croyants apparemment aimables, plutôt intelligents et agréables à fréquenter. L’architecture religieuse qu’il visite depuis un mois l’ébahit, mais en même temps, comment tous ces pèlerins ne se rendent-ils pas compte que le pouvoir religieux a toujours tout manipulé, que l’Église est du côté des puissants, que la foi est grevée d’invraisemblances et de supercheries, que et que et que... Tel est Gérard l’agnostique avec ses questions qui n’ont pas encore trouvé réponse, alors qu’il en est à la moitié de son chemin jusqu’à Compostelle.
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Avec le téléphone portable, même allumé juste une heure avant le dîner, il n’y a plus d’éloignement, de retraite possible. Dans ce village qui n’a jamais connu de poste ni d’épicerie, m’arrive un coup de fil de mobilisation générale sur les programmes de télévision pour la rentrée : il est urgent que j’anime un jeu culturel sur le cinéma ! Je proteste que je suis sur le chemin de Compostelle, et voilà mon interlocuteur parti illico dans un cours sur Compostelle, où était allé un journaliste d’Europe 1, qui avait fait un livre, et blabla. L’avantage de parler avec des Parisiens, c’est qu’ils savent déjà tout. Je n’écoute rien ; il répète : Tu vas en faire un livre, au moins ? Non, je ne crois pas, enfin peut-être, si ça peut conclure la conversation...
Il y a aussi les voix amies, Dieu merci : Tu te sens comment ? T’es où ? Le genre « Je prie pour toi », et le genre « Prie pour moi ». Ce ne sont pas les mêmes, curieusement... Tendres mécréants ! Car, tout aussi curieusement, ce ne sont pas tellement les croyants qui téléphonent.
*
Il n’y a plus de nuits ; sinon cette espèce de parcours d’obstacles dont parlent les vieux — des tranches de sommeil. Mes douleurs me réveillent comme si j’avais cent ans de rhumatismes. Mes pieds gonflés m’obligent à les surélever, comme j’ai toujours vu faire ma mère, pliant des polochons sous un coin de matelas. La fatigue physique aide à dormir, dit-on, tu parles ! Moi qui suis championne du monde de sommeil sans faire le moindre sport, je ne ferme plus l’œil. Sauf un peu à l’heure de la sieste.
Et je me sens, comme ma vieille nounou autrefois, désolée de moi, de dormir si mal, une bien grande faute par de si belles nuits.