LA PLUIE
Quand les bonnes sœurs nous ont fichu
dehors à six heures trente, dans la nuit, il flottait déjà. Nous
avons laissé David, qui nous quittait, bien obligé, pour un rancard
de boulot à Londres ; les hommes lui donnèrent de virils
abrazos, à l’écart, en lui souhaitant toute sorte de
chances, et puis je l’embrassai, mon joli oiseau chanteur, non à
pleins bras, mais sur les joues ; il était si ému qu’il en
avait oublié l’heure de son train, notre grand spécialiste !
Rodrigo m’observait du coin de l’œil, peut-être pensait-il que je
pleurerais, mais je ne pleure qu’au cinéma, moi ; je suis une
femme.
Et il a plu, il a plu, il a plu ! Une
pluie lourde, obstinée, professionnelle. Je bénissais le ciel pour
mon poncho de luxe rouge qui, au moins, m’évitait d’être en nage en
plus de dégouliner ; la capuche couvrant mon chapeau peu
étanche, la visibilité était très limitée, et à un moment, je
m’aperçus que j’avais perdu tous les maris qui me
restaient...
Sans doute était-ce au début, quand
j’avais traversé la route entre deux camions pour essayer de
visiter un couvent — qui était fermé ? Toujours
est-il que, quand les trois barbus indépendantistes catalans,
délicats personnages qui avaient ronflé sans
complexes dans mon coin du dortoir réservé aux filles (pourtant le
seul de tout le chemin !), reconnaissables à leur drapeau sur
leur sac à dos, me doublèrent, ils n’avaient vu personne ; les
autres devaient être devant... Je traversai des zones et des zones
de laideur, tournicotant autour d’une quatre-voies dans des
platitudes molles et inondées...
À midi et demi, je m’arrêtai dans une
espèce d’hôtel qui ne ressemblait à rien, de ces hideurs modernes
comme il en pousse partout. Avec un bar, et des fauteuils en faux
cuir où, après m’être débarrassée de mon plastique trempé, je
commandai un club sandwich, puisque j’étais abandonnée, et même des
frites ! C’était drôlement bon... Je commençais juste à me
remballer, quand, miracle, j’aperçus les hommes par la
fenêtre ! Tous mes maris montant les marches que je
m’apprêtais à descendre ! je leur ouvris la porte. Stupeur.
Émotion. Protestations. Ils s’étaient perdus, et avaient fait tout
un crochet dans les villages voisins... Ils burent un café, je
distribuai l’aspirine et les cigarettes. Tout le monde s’installa,
même Santo, qui ne s’arrêtait pourtant jamais, et me dit, au moment
de repartir, les yeux dans les yeux : « Ne fais plus
jamais ça, de disparaître ! »
Et nous continuâmes à marcher le long de
la route, sous une pluie battante, jusqu’à San Martín del Camino,
où Paco, qui avait pris de l’avance, nous attendait devant un petit
refuge, Sainte-Anne, le nom de sa maman, me dit-il, à quatre euros
la nuit. Théoriquement, on aurait dû aller jusqu’à Astorga, mais
c’était trop désespérant, malgré les très justes allégations de
Rodrigo qu’un chemin sans la pluie n’était pas un vrai chemin... En
plus de mes hommes, je récupérai un jeune géant canadien et un quadragénaire madrilène, et donc l’usage privatif
— théorique ! — des toilettes pour femmes...
L’ordinateur marchait ! En consultant mes mails, j’appris que
j’avais gagné un prix dont je n’avais jamais entendu parler,
Charles-Oulmont, pour mon dernier livre : trois mille
euros ! Un cadeau du ciel ! Je l’annonçai à la
janta, qui me félicita, refusa de se laisser inviter à
dîner, mais accepta un verre.
Et nous voilà repartis sous la pluie avec
Rodrigo à la recherche de bulles dans un bled où n’existait qu’une
seule petite épicerie. Hésitant entre un crémant français et un
champagne espagnol, que j’imaginais pire l’un que l’autre, mais
également tièdes, je demandai à Rodrigo quel était le meilleur. Il
me conseilla de demander à l’épicière quel était le moins cher.
Pour moi, le meilleur n’était pas forcément le plus cher, mais
j’aurais voulu leur offrir le meilleur sans compter, vu l’état de
ma fortune. « Cette femme est folle, elle fait les courses
sans demander les prix ! » déclara Rodrigo à notre
retour, chargés de nos bouteilles et de touron de Noël, plaques de
caramel dur aux amandes entourées de pain azyme, que les Espagnols
grignotent avec. On mit tout ça au frais en attendant le dîner, où
nous célébrâmes l’événement. Paco me montra les poèmes qu’il
traduisait dans son cahier ; j’ai oublié lesquels, tellement
on a mangé et picolé... La fête ! Après quoi, ils
s’absorbèrent dans un match de football à la télévision,
Barcelone-Glasgow, où Chris, pourtant peu concerné, arrivait à
pousser des cris aussi stridents que Carlos — dont la
ville jouait.
Le lendemain, on s’est réveillés à huit
heures trente, si tard que ça ne nous était jamais arrivé !
Rodrigo avait rêvé que Santo rencontrait le pape, mais ne se
souvenait plus de ce qu’ils s’étaient dit... Le
ciel toujours bas évita de nous tomber sur la tête jusqu’à Astorga,
ville où l’on fait du chocolat, et où j’arrivai en même temps que
la mystérieuse Coréenne avec son chariot rose, toujours dans la
course... Vers cinq heures, en ville, je croisai les trois barbus
catalans, qui me félicitèrent pour mon prix. Très fiers de moi, mes
maris en avaient parlé à tout le monde, un peu comme quand j’avais
arrêté de fumer, la première fois... Le lendemain, Santo, toujours
le seul à exprimer ses sentiments, résuma la situation à un paysan
qui nous offrait des pommes : « Nous étions seuls, nous
nous sommes réunis, nous sommes amis ! »
Il n’a plus jamais plu ensuite. Cette
journée, avec ses errances, ses retrouvailles et son gros lot
final, après le bannissement du cuisinier, fut comme un baptême
d’innocence retrouvée ; un nouveau départ avant d’attaquer les
étapes de montagne, dont la plus redoutée était la dernière, celle
d’O Cebreiro, trois jours plus tard, pour ceux qui n’avaient pas
traversé les Pyrénées, c’est-à-dire tous — sauf Carlos et
moi. Ces hauteurs brumeuses inspirent aux pèlerins une crainte
quasi religieuse.
Mais désormais, nous ne pouvions plus nous
quitter.