TOMBÉES COMME DES PIERRES
Quand, deux jours plus tard, à deux heures
de l’après-midi, au refuge de Hontanas, dans une chaleur sans
partage, dégoulinante d’une sueur blanchie à la crème solaire,
Raquel me proposa de continuer pour rattraper les crispiniens, je
me rappelais avec assez de précision cette fin d’étape où j’avais
dû porter son sac ventral pour n’être pas tentée... Mais comme
certaines des choses qui me ralentissaient le plus (dont le soleil
et le bavardage) constituaient au contraire pour elle, sans doute
en raison de sa naissance cubaine, un puissant carburant, elle
fila.
Je ne marchais pas. Je ne marchais plus.
Je m’arrêtais là. Dans le gymnase où l’on avait dressé des lits
superposés, en plus de ceux du refuge, j’essayais de squatter un
lit en entier, le haut pour mes affaires et le bas pour ma
personne. Mon mauvais fond remontait. Débarrassée du bourdonnement
de Raquel et de ses copinasses, sous les rondes piaillantes des
martinets au ventre noir dans ce charmant village, sans personne de
connaissance, comme repartant de zéro, je recommençais à rêver le
même rêve : allais-je pouvoir enfin méditer ? Écrire et
prendre de la hauteur ? Jouir du silence et de la solitude ? Faire enfin pour de vrai le vrai
chemin de Compostelle ? Avec spiritualité incluse ?
Ce soir-là, je dînai à sept heures avec
« Chagrin d’amour », une infirmière hollandaise qui avait
pris la route parce qu’elle s’était fait larguer. Grande et jolie
blonde, elle était dans l’ivresse de la marche à pied et
n’envisageait plus de s’arrêter : c’était sain, économique et
sans limites. À sa moyenne de quatre kilomètres à l’heure, il lui
faudrait dix mille heures pour faire le tour de la terre. Soit, en
marchant cinq heures par jour, et en se reposant le dimanche, deux
mille deux cent cinquante jours, à peu près six ans. À condition de
marcher sur les eaux, cela va de soi... Où en est-elle ? Je ne
l’ai jamais revue. C’était une personne très poétique, avec des
foulards et des lunettes noires, un archétype comme on n’ose pas
rêver en croiser dans la vie.
Le lendemain soir, je me suis retrouvée
dans un village franchement laid, où le refuge avait été envahi par
un groupe de Bordelais escortés et filmés par leur propre
télévision régionale, en toute simplicité... Ils avaient financé,
pour des raisons historiques et culturelles, la réfection du
tronçon du chemin que nous venions de parcourir, où ils avaient
imposé un revêtement « d’époque », composé de petits
cailloux ronds qui avaient roulé sous nos pieds très contemporains
de façon atrocement pénible, pendant les six dernières heures.
Forts de cet exploit (et bien que les refuges fussent réservés à
ceux qui portent leur sac sur leur dos), ils occupaient les lits
des vrais pèlerins et leurs places à table. Sous couvert de
générosité publique, ils dispensaient en rab quelques théories
d’histoire de l’art à leur caméra. Dieu merci pour eux, nos savants
bienfaiteurs ignoraient l’espagnol, car ils
auraient reçu en échange quelques leçons bien senties sur les
avantages du progrès dans le revêtement des sols depuis le Moyen
Âge. Ils dînèrent entourés du muet reproche de nos articulations
incandescentes. Je déteste les Français, le soir, à
l’étranger ! Autre archétype...
*
Vers dix-huit heures, comme chaque jour,
j’ai branché mon téléphone portable. Je recevais toujours des coups
de fil décalés de travail, mais aussi d’amis qui me soutenaient le
moral, ou me recommandaient de marcher pour telle ou telle personne
de leur connaissance en mauvais état. Message de Florence : la
fille d’une de ses amies était dans le coma, tabassée par son
mec ; on allait l’opérer en Lituanie d’une hémorragie au
cerveau sans grand espoir ; elle allait peut-être
l’accompagner là-bas... En Lituanie ? Je n’avais aucune idée
de la canicule en France, ni que l’affaire dont elle me parlait
faisait la une des journaux. La jeune femme était Marie
Trintignant ; Florence appelait son compagnon « le noir
désir », un nom de diable.
Autre message, Colin, le fils de ma copine
Isabelle Garnier. Je le connais à peine. Je rappelle, répondeur.
Puis message de Cécile, la fille d’Isabelle :
décidément ! Je rappelle, répondeur. Enfin message d’une
ancienne collègue : Isabelle était morte accidentellement, en
tombant du toit de sa maison où elle prenait une photo. Le seul
jour de pluie de tout l’été ; elle avait glissé. Morte sur le
coup. Juste devant sa petite-fille, la fille de Colin.
J’étais folle de rage ; je
n’imaginais pas la vie sans Isabelle ; il
n’était pas du tout prévu qu’elle meure, qu’elle nous plante juste
à un moment où elle allait très bien, où elle s’était retirée à la
campagne, à Glapion, où elle écrivait un roman, une histoire de
meurtre à l’anglaise racontée par le chat. Après son hilarant
Livre des mères, consacré aux infortunées mamans de
dictateurs... Je la voyais avec ses cheveux roux et ras, ses yeux
ronds ; je revoyais ses peintures, icônes creusées de rouge,
noir et or ; je l’entendais me raconter les bêtises de
Pavarotti, et nos histoires de journalistes, ces aventures un peu
foireuses pour lesquelles on quitte son père et sa mère, et bien
entendu ses enfants, quand on en a. Pour de vraies conneries.
Par exemple, quand elle était au
Journal du Dimanche... On l’envoie faire une enquête sur les
voyantes et les sorcières dans la banlieue parisienne. Jouant le
jeu de la vraie cliente, après quelques rebuffades, elle se
retrouve enfin face à une Mme Irma qui accepte de la désenvoûter.
Pour cela, elle fait couler de l’eau dans une baignoire, en
ajoutant des herbes, des algues, de la cire, du sel et de la poudre
de perlimpinpin, tout en marmottant des formules magiques. Puis,
elle fait déshabiller Isabelle et lui demande de plonger toute nue
dans le bain. Après quoi, elle ramasse tous ses vêtements, descend
les stores, éteint la lumière et sort, en fermant bien la
porte.
Là, dans le noir le plus obscur, le front
dégoulinant d’herbasses, à poil dans l’eau qui refroidit, au
quatorzième étage d’une barre de béton, Isabelle se met à
gamberger : « Pourquoi cette femme a-t-elle pris mes
affaires ? Et si elle était folle ? Ou criminelle ?
Va-t-elle revenir avec ses complices me trucider ? Mais qui
pourrait me retrouver dans cet immeuble semblable
à douze mille autres, inconnue dans le quartier inconnu d’une cité
inconnue ? Je n’ai même pas dit où j’allais, je ne le savais
même pas... Et j’aurai bonne mine ensuite sur l’autel du
journalisme, à côté de ceux qui ont été pris en otages ou qui sont
morts dans des guerres lointaines. Des prix Albert-Londres ?
J’aurai l’air de quoi, en Miss faits-divers, noyée pour une enquête
sur la voyance ? Même pas une grande enquête, un dossier, un
malheureux bouche-trou de rien du tout que personne ne lira !
Comment fuir ? Où ? »
Il était trop tard. Ses habits, son sac
avec ses papiers et son argent, tout était dans la salle de séjour
à côté. Comment avait-elle pu être aussi bête... Pourtant elle
n’avait pas grand-chose, même pas son chéquier... On se faisait
zigouiller pour vraiment rien de nos jours !
Isabelle claquait des dents, de terreur et
de froid, quand la sorcière revint, seule, sans sa bande de
bandits, avec une grande serviette éponge et un brave sourire, pour
achever son désenvoûtement par un thé bien chaud ; elle avait
soigneusement rangé les vêtementsde sa cliente ; elle n’aimait
pas les trucs qui traînaient ; c’était une sorcière très
ordonnée.
Aucun désenvoûtement ne fonctionne contre
le journalisme.
La mort d’Isabelle me paraissait
invraisemblable. Je ne réalisais pas. Mais je comprenais les
mots : une mort brutale. Une mort brute, faudrait-il dire.
Bête et méchante. Sauvage. Violente.
Le lendemain matin, entre la nuit et le
petit jour, j’étais en si grande colère que je me suis perdue, près
d’une quatre voies, qui n’arrêtait pas d’apparaître et de disparaître, dans le clignotement des phares de
camions et de vagues rugissements de moteurs. Je ne voyais plus les
flèches jaunes ; j’avais oublié le nom du village
suivant ; j’étais seule comme Isabelle dans sa baignoire avec
ses herbes sur la tête, je criais, je gueulais, je l’engueulais et
je m’engueulais aussi d’être ici, avec ce sac et ce bâton, bête à
marcher derrière on ne sait trop quoi, sans tabac, et à me prendre
des claques dans la gueule, des claques absurdes, car il n’y a rien
de plus bête que de glisser d’un toit. Ça ressemblait à un conte,
pas à une histoire vraie. Elle jouait du violon, en plus...
Pourquoi m’avait-on pris Isabelle, ma copine ? Cocasse,
originale, marrante, mélomane, musicienne, cultivée... C’était quoi
le programme là-haut ? J’engueulai Dieu. Je n’avais que lui
sous la main. Et encore, s’il était là.
Raquel, la seule personne que je
connaissais un peu et avec qui j’aurais pu partager ma rage et mon
chagrin, avait fichu le camp.
Le soir, j’ai acheté du vin, des chips, et
offert l’apéro, au refuge, aux deux Peter, Peter le Hollandais et
Peter l’Australien, et à d’autres qui étaient là. Et j’ai expliqué
Isabelle à Brigitte, une Berlinoise mariée avec un Français, et qui
avait vécu au Bénin ; nous avions au moins en commun le marché
de Cotonou... Elle a dû me dire que c’était bien triste, la pauvre,
qu’est-ce qu’elle pouvait dire ? Et ses enfants ?
Grands ; ils travaillaient. Leur père ? Elle était
divorcée. Un compagnon ? Plus depuis un petit moment déjà. Et
voilà. Enterrée. Une histoire entre les planches de quatre
mots.
La vie était sans Isabelle,
désormais.
Bizarre.
Pendant ce temps-là, on débranchait Marie
Trintignant au cours d’une cérémonie à laquelle
Florence était présente. Elle était au milieu de ce maelström
familial et médiatique, délicate, indispensable, discrète,
tragiquement abonnée aux mauvaises nouvelles depuis toujours ;
l’amie lumineuse des mauvais jours.
J’avais de quoi user une quantité
d’invisibles chapelets.
*
Et puis nous voici à León. C’est beau,
León. le refuge est situé dans un vieux couvent au centre de la
vieille ville.
Le soir, il y eut un dîner d’adieu pour
Peter l’Australien qui repartait, et Brigitte la Berlinoise s’est
fait masser les pieds dans la cour par un type en blouse blanche,
les joues roses de sommeil accumulé : j’ai les photos. Plus
tard, il y avait une bénédiction à la chapelle des religieuses, et
j’y suis allée. Une bénédiction est toujours bonne à prendre, une
forme de carburant. C’est ensuite, sans doute, que j’ai écouté mon
téléphone portable, juste avant qu’on rentre au dortoir. J’avais un
message de Jean, le mari de mon amie Nita ; il disait qu’elle
avait réussi son coup, cette fois, qu’elle nous avait quittés pour
de bon.
Tout de suite, bêtement, une phrase
d’Oscar Wilde m’est montée à la tête : « Perdre l’un de
ses parents peut être regardé comme un malheur. Perdre les deux
ressemble à de la négligence. » Je n’ai pas pu m’empêcher de
la répéter, sous la forme où elle m’était revenue, transformée
en : « Perdre un ami c’est une catastrophe, en perdre
deux, c’est de la négligence », avec un sourire tout tordu à Brigitte — qui ne savait
vraiment plus quelle tête faire. Moi non plus. C’était le
couvre-feu, il fallait aller se coucher ; on ne pouvait pas
rester dehors. Brigitte m’a proposé de rester le lendemain passer
la journée avec elle sur place ; elle était fatiguée ;
elle avait décidé de faire étape à León ; j’aurais pu souffler
aussi. Mais je ne voulais pas m’arrêter ; si je m’arrêtais,
jamais je ne pourrais repartir.
Du coup, elle m’a acheté un tee-shirt en
vente au refuge, qu’elle m’a apporté jusqu’à mon lit. Gris, avec le
lion emblème du León rouge brodé dans une coquille Saint-Jacques
dorée. En signe de consolation, un objet contra-phobique, comme
aurait dit Nita ; elle me disait ça, il y a très longtemps,
qu’elle était mon objet contra-phobique...
Je ne sais plus quand j’ai eu quelqu’un au
téléphone. Je ne sais plus qui. Nita était morte depuis quelques
jours déjà, on m’avait cherchée et pas trouvée pour me l’annoncer
de vive voix ; on n’avait pas voulu me laisser un message, et
puis finalement... Jean, son mari, avait été hospitalisé ;
Nita incinérée après l’autopsie, dans l’intimité. On ferait une
cérémonie plus tard... Cette canicule avait rendu leur appartement
étouffant, et cette horrible histoire de Marie Trintignant, ce
coma, ç’avait été trop. Elle a entendu annoncer sa mort à la radio.
Elle a dit « Non, pas Marie ! », et elle est partie
dans la chambre... Elle a sauté par la fenêtre. La concierge est
montée prévenir Jean ; il était dans le salon ; il
n’avait rien vu. Il s’est évanoui.
Nita avait récemment interviewé Marie
Trintignant pour les poèmes d’Apollinaire à Lou qu’elle lisait sur
scène avec son père. Elle connaissait aussi ses
parents ; elle était spécialisée dans le
spectacle depuis des années. Elle adorait le théâtre et les
acteurs. Soudain ce drame était devenu le sien, par l’alchimie de
la chaleur. Ses pages lui étaient montées à la tête, et le diable
du noir désir l’avait emportée.
Ce n’était pas la première fois. À chaque
tentative de suicide, les urgences la rattrapaient ; et elle
nous le reprochait. Pourquoi vous ne m’avez pas laissée ? Je
voulais mourir ! C’est trop dur ! Elle nous avait tous
appelés, amis et confrères, et même ma mère, un jour, dans un état
épouvantable, proclamant trop fort qu’elle n’avait pris ni
médicaments ni alcool, pour nous emmener dans de longs tunnels de
paroles...
Ma Nita ! Élégante et vaseuse, très
tendre, elle avait le même charme que l’héroïne déchue de Sunset
Boulevard. En chair et en couleurs. Avec la plus belle des
qualités : une générosité magnifique. Celle des grands
fauchés. Plus grande encore que la pauvre veuve de l’Évangile, qui
donne tout ce qu’elle a, Nita donnait aussi tout ce qu’elle n’avait
pas, et s’était même collé sur le dos une abominable histoire de
crédit revolving dont elle ne sortait plus, pour assurer la
subsistance d’un cher ami écrivain ratissé par un gigolo, et la
pâtée de ses chats très gourmets.
*
Un jour, en Bretagne, où elle m’avait
téléphoné sans fin pour me raconter une de ses hospitalisations
post-suicidaires, elle m’a demandé : « Tu ne me laisseras
pas tomber, hein ? » Je lui ai répondu : « Si,
Nita, je te laisserai tomber. » Je n’avais
pas menti. J’étais une amie sur laquelle il ne fallait plus
compter. Un modèle du genre.
Aucun Sisyphe ne peut remonter le caillou
de la dépression en haut de la montagne. On passe des heures à
parler, on y est presque, ça va mieux, on y croit, on va pouvoir
poser le caillou, s’en aller, et là, d’un coup d’ongle, ils le font
retomber en bas, dans la vallée, tout contents d’eux-mêmes.
Désespérants désespérés. Il y a quelque chose de sadique dans la
dépression. Une sorte de crochet sombre au fond du regard qui
cherche à attraper l’autre et ne lâchera pas tant qu’il ne l’aura
pas entraîné dans sa chute : « Je suis champion du monde
du malheur et tu ne sauras jamais ce que c’est, toi. Un malheur si
malheureux, une douleur si douloureuse que la mienne, tu ne peux
même pas l’imaginer, pauvre pomme ! » J’avais déjà donné,
payé, pour savoir que les proches n’y pouvaient rien ; seuls
les pros... Et encore, pas toujours.
Nita n’avait pas un psy, elle en avait
deux ! On lui disait qu’ils étaient nuls, au vu des résultats
obtenus et du temps passé à les obtenir. Elle nous répondait :
« Mais non, ils sont formidables. » Profondément, elle ne
voulait pas que les choses s’arrangent ; elle aimait la Grèce
et la tragédie ; les histoires qui finissaient mal.
Vieillir, devenir grand-mère, retraitée,
ce scénario-là ne l’intéressait pas trop. De moins en moins. Et
nous, est-ce que ça nous intéressait tant que ça de la voir se
dégrader ? Pas trop non plus. Mais j’avais du mal à
considérer, à l’instar des autres, son suicide comme une
réussite.
*
Très tôt, ça c’était mal goupillé pour
Nita, dès la Légion d’honneur. Un collège militaire pour filles de
militaires inventé par Napoléon, où elle était pensionnaire. Elle
n’avait pas vu son père depuis très longtemps ; il faisait le
héros à la guerre au loin, en Indochine ou en Algérie. Avant, il
avait été prisonnier des Japonais, et libéré de justesse, exsangue
et décharné, sauvé par la bombe atomique d’Hiroshima. Et elle,
enfant, de la malnutrition, grâce au nuoc-mâm que la nounou
ajoutait à son riz... Voici soudain qu’on annonce sa venue ;
il était officier supérieur, commandant, athlétique (il avait
participé aux jeux Olympiques de Berlin) ; beau, dans son plus
bel uniforme ; il venait pour la première fois. Nita était
plutôt bonne élève. Mais indisciplinée ; elle avait chahuté au
dortoir. Et ce jour-là précisément, en sa présence, devant toute
l’école, on choisit de la dégrader... Nita, comme le capitaine
Dreyfus. On ne lui casse pas son sabre, elle n’en a pas, mais on
arrache les rubans sur son chandail, qui sont l’insigne de sa
classe. Sous les yeux de son héros de père. Dégradée, en grande
pompe, comme on sait le faire dans l’armée française. De cette
humiliation-là, elle ne s’était jamais remise. Personne ne l’avait
réhabilitée.
Après, il y eut vite d’autres
catastrophes. Béantes.
De son enfance, de ses parents, du théâtre
et des acteurs, quand je l’ai connue, elle s’était mise à faire des
livres. Cinq en moins de dix ans. Pour le premier, elle avait reçu,
à plus de cinquante ans, le Goncourt du premier roman, remis par le
ministre de la Culture, à Blois. Mais au Nouvel Observateur,
où elle travaillait, cela n’impressionnait personne ; tous les
journalistes y écrivaient déjà des bouquins sous des avalanches de
prix littéraires. À peine si on lui consacra dix
lignes, sous une photo. Une petite légende. Voilà Nita. Merci
qui ?
Et cette question horripilante des
autres : Vous faisiez quoi avant d’écrire ?
J’écrivais !
*
Nous nous étions rencontrées au bar de
l’hôtel Normandy, pendant un festival du film américain de
Deauville. J’avais commandé un grog pour tuer une angine carabinée.
Nita, après avoir estimé la fièvre d’une paume de mère de famille
sur mon front, d’un seul mouvement énergique, m’avait raccompagnée
dans ma chambre, avait appelé un médecin et demandé la carte du
room service. Le toubib et le tartare frites étaient arrivés en
même temps. Avec un très honnête bordeaux. Les antibiotiques
ensuite, pendant qu’on regardait un vieux western à la télé, seul
vrai luxe pendant un festival de cinéma ! Je n’avais jamais eu
une angine aussi chic — et aussi chaleureuse.
Nous fumions et nous buvions. Trop est un
pléonasme ; c’est toujours trop ; si ce n’est pas à la
frontière de trop, cela n’a pas de sens. Nita avait onze ans de
plus que moi, et, dans cette génération, tous les journalistes
buvaient, fumaient et ne rendaient jamais un centime sur une note
de frais ; c’était l’honneur et le folklore du métier. Les
femmes, dans les journaux d’hommes, aussi — la plupart du
temps. L’alcool en groupe crée une fraternité titubante mais
réelle ; il renverse l’échelle sociale, donne une chance aux
timides et rabaisse le caquet des petits chefs. Il baptisait le
nouveau confrère et soudait les équipes. Le grand danger c’est de
boire seul. Mais le passage de l’un à l’autre est
souvent invisible. Et très longtemps on continue à veiller sur ceux
qui ont passé la ligne quand ils pissent dans les fauteuils ;
ils sont pardonnés comme des enfants, car on connaît le gouffre qui
les a avalés ; on est juste au bord ; on le
contemple ; on y danse ; on y fait du saut à
l’élastique.
Pendant les seules vacances que nous avons
passées ensemble, dans un cabanon des calanques de Marseille,
j’écrivais une nouvelle pour le magazine Elle, qu’elle
lisait chaque jour par-dessus mon épaule. Il s’agissait d’une
version contemporaine de Phèdre, où Phèdre se jetait par la fenêtre
depuis une tour de la Défense, un jour de canicule. (Cette image me
hante. Phèdre défenestrée un jour de canicule... Il n’y a que le
décor qui soit faux !) Là, dans ce terrible Midi, je me suis
rendu compte que son « problème d’alcool », comme disent
les Américains, avait atteint le terrible stade de la
solitude.
Après beaucoup d’hésitations, j’ai fini
par lui en parler, en déjeunant au drugstore du Rond-Point des
Champs-Élysées. Elle l’avait senti venir. Elle se demandait juste
avec quel plat la question viendrait. Comme elle était très bien
élevée, elle m’a dit apprécier ma franchise. C’était totalement
faux. J’étais devenue une sorte de chevalier blanc, qui ne salit
pas son beau costume en dénonçant le mal ; qui
l’abandonnait.
Ensuite, il y avait eu des moments où j’y
avais presque cru. Quand elle s’était cassé les deux bras, et que
je lui avais fait fabriquer par un accessoiriste de Canal+ un
fume-cigarette orthopédique monté sur une antenne de radio pour
l’hôpital... Après son double pontage aussi, elle s’était accrochée
à la vie, elle avait lutté... Mais ensuite, elle
était condamnée à ne plus boire ni fumer, et c’était impossible,
pour elle, une vie au Nescafé tiède. Avant l’apparition de George
Clooney, bien entendu.
*
Nita m’a entraînée dans sa chute un soir
où j’ai cru que je n’arriverais jamais à lui faire traverser le
carrefour des Gobelins pour la raccompagner chez elle. Le choc
avait été si violent qu’il avait cassé le verre en plastique de ma
montre, comme dans les polars, où ça révèle l’heure du crime. Son
corps était une masse de pierre. D’un poids astral. Un météorite.
Je me souvenais du poids de ce poids. Attiré par le sol très fort
et très lentement. Il était désormais sur mon dos, dans mon sac, ce
poids, et je lui en voulais bêtement ; elle souffrait
trop ; elle nous avait prévenus ; on était grands...
N’empêche ; le suicide est un meurtre qui nous transforme
tous, les proches de l’assassin assassiné, en complices.
Elle pesait de tout son poids de pierre
sur mon dos, et je n’arrivais pas à faire la part du diable dans
cette histoire, de l’alcool, de la chaleur, de la maladie, de ce
que c’est dur d’écrire et de vieillir, de vivre quand la plupart
des gens que vous aimez sont morts. Ses fils étaient grands, ses
amis las, ses livres plus lourds à travailler, et qui les
attendait, ces satanés bouquins ?
J’étais sans doute la mieux placée pour
comprendre, mais je refusais ; elle charriait, elle polluait
mon beau chemin si spirituel avec ses gros sabots de morte ;
elle l’avait fait exprès, en plus ; elle savait que je
partais, et elle en avait profité pour faire ses valises !
J’étais piégée. Je n’avais plus le choix ;
maintenant, je ne pouvais plus la laisser tomber.
Pour Nita, comme j’étais croyante (plus
d’ailleurs en sa présence qu’en réalité), j’étais, de toute façon,
la complice de tout ce fichu bastringue. De ce monde si pointu
d’angles douloureux où elle se cognait. Elle me cherchait souvent
sur ce terrain-là, avec sa prof de philo aussi, une religieuse
dominicaine, témoin à son premier mariage, et jamais perdue de vue.
Elle s’en remettait à nous pour arranger ses bidons avec le
ciel — auquel elle ne croyait pas, mais comme elle
croyait qu’on y croyait, et qu’on n’était pas plus bêtes que les
autres, ça marchait quand même. Elle allumait des cierges à la
Vierge de Saint-Médard dans son quartier, et aux icônes dans les
îles grecques, toujours par trois, comme les orthodoxes le lui
avaient appris...
*
À mon dernier anniversaire, elle était
dans un tel état qu’elle n’avait pas pu rester, et quelqu’un avait
dû la raccompagner en taxi. Mais elle était arrivée tôt exprès pour
m’offrir un immense plaid en cachemire caramel, somptuosité
italienne, d’un côté uni et clair, de l’autre enchevêtré d’étranges
dessins noirs, élégant, tendre et chaleureux, à son image
véritable — devenue invisible.
Elle ne se séparait jamais du chapeau
rouge que je lui avais rapporté de New York, et Jean le fit mettre
dans son cercueil.
Moi, je portais le tee-shirt du León donné
par Brigitte, la Berlinoise.
Je partis tôt le matin, dans la nuit, en
croisant des fêtards qui rentraient de bordée et
me gueulèrent : « Fais gaffe, c’est rien que des fils de
pute à Astorga ! »
Je pris l’itinéraire le plus court et le
moins beau, celui qui longe la route, pour me chasser du Paradis
terrestre ; je ruminais : Marre de toute cette publicité
clandestine pour Dieu le Père ! De ce genre « Regardez ce
que je sais faire ! » Et boum une montagne ! Et boum
des fleurs, des blés, des horizons sans fin, des cieux immenses...
Et moi, au lieu de ça, toute cassée, tout affamée, toute fatiguée,
accrochée à mon bâton, le cœur lavé. Ras le bol ! Tu n’as pas
besoin de moi pour faire ton cirque ! Alors, je suis la route
moche. Voilà. Avec Isabelle qui se marre, et Nita, je ne sais pas,
je n’arrive pas à savoir...
Pendant cinq jours, j’ai parcouru cent
vingt-cinq kilomètres, comme l’attestent les sceaux sur ma
crédentiale, mais je n’en garde aucun souvenir.
Ils sont tombés dans un trou noir de ma
mémoire.
Je garde juste l’impression d’une période
d’orage, de colère et de chagrin, où je me perdis souvent, même en
marchant tout droit sur la route.
*
Plus tard, pendant le long chemin de
l’écriture, ce chapitre sur Isabelle et Nita disparut aussi dans la
mémoire de mon ordinateur, où je l’ai oublié cinq ans.
Je le retrouvai alors que j’étais en train
d’écrire la fin.
Je pouvais enfin le remettre à sa place
sans qu’il me paralyse ; le cœur du livre battait assez fort
pour l’emporter comme un caillot dans ses artères.