TOMBÉES COMME DES PIERRES

Quand, deux jours plus tard, à deux heures de l’après-midi, au refuge de Hontanas, dans une chaleur sans partage, dégoulinante d’une sueur blanchie à la crème solaire, Raquel me proposa de continuer pour rattraper les crispiniens, je me rappelais avec assez de précision cette fin d’étape où j’avais dû porter son sac ventral pour n’être pas tentée... Mais comme certaines des choses qui me ralentissaient le plus (dont le soleil et le bavardage) constituaient au contraire pour elle, sans doute en raison de sa naissance cubaine, un puissant carburant, elle fila.
Je ne marchais pas. Je ne marchais plus. Je m’arrêtais là. Dans le gymnase où l’on avait dressé des lits superposés, en plus de ceux du refuge, j’essayais de squatter un lit en entier, le haut pour mes affaires et le bas pour ma personne. Mon mauvais fond remontait. Débarrassée du bourdonnement de Raquel et de ses copinasses, sous les rondes piaillantes des martinets au ventre noir dans ce charmant village, sans personne de connaissance, comme repartant de zéro, je recommençais à rêver le même rêve : allais-je pouvoir enfin méditer ? Écrire et prendre de la hauteur ? Jouir du silence et de la solitude ? Faire enfin pour de vrai le vrai chemin de Compostelle ? Avec spiritualité incluse ?
Ce soir-là, je dînai à sept heures avec « Chagrin d’amour », une infirmière hollandaise qui avait pris la route parce qu’elle s’était fait larguer. Grande et jolie blonde, elle était dans l’ivresse de la marche à pied et n’envisageait plus de s’arrêter : c’était sain, économique et sans limites. À sa moyenne de quatre kilomètres à l’heure, il lui faudrait dix mille heures pour faire le tour de la terre. Soit, en marchant cinq heures par jour, et en se reposant le dimanche, deux mille deux cent cinquante jours, à peu près six ans. À condition de marcher sur les eaux, cela va de soi... Où en est-elle ? Je ne l’ai jamais revue. C’était une personne très poétique, avec des foulards et des lunettes noires, un archétype comme on n’ose pas rêver en croiser dans la vie.
Le lendemain soir, je me suis retrouvée dans un village franchement laid, où le refuge avait été envahi par un groupe de Bordelais escortés et filmés par leur propre télévision régionale, en toute simplicité... Ils avaient financé, pour des raisons historiques et culturelles, la réfection du tronçon du chemin que nous venions de parcourir, où ils avaient imposé un revêtement « d’époque », composé de petits cailloux ronds qui avaient roulé sous nos pieds très contemporains de façon atrocement pénible, pendant les six dernières heures. Forts de cet exploit (et bien que les refuges fussent réservés à ceux qui portent leur sac sur leur dos), ils occupaient les lits des vrais pèlerins et leurs places à table. Sous couvert de générosité publique, ils dispensaient en rab quelques théories d’histoire de l’art à leur caméra. Dieu merci pour eux, nos savants bienfaiteurs ignoraient l’espagnol, car ils auraient reçu en échange quelques leçons bien senties sur les avantages du progrès dans le revêtement des sols depuis le Moyen Âge. Ils dînèrent entourés du muet reproche de nos articulations incandescentes. Je déteste les Français, le soir, à l’étranger ! Autre archétype...
*
Vers dix-huit heures, comme chaque jour, j’ai branché mon téléphone portable. Je recevais toujours des coups de fil décalés de travail, mais aussi d’amis qui me soutenaient le moral, ou me recommandaient de marcher pour telle ou telle personne de leur connaissance en mauvais état. Message de Florence : la fille d’une de ses amies était dans le coma, tabassée par son mec ; on allait l’opérer en Lituanie d’une hémorragie au cerveau sans grand espoir ; elle allait peut-être l’accompagner là-bas... En Lituanie ? Je n’avais aucune idée de la canicule en France, ni que l’affaire dont elle me parlait faisait la une des journaux. La jeune femme était Marie Trintignant ; Florence appelait son compagnon « le noir désir », un nom de diable.
Autre message, Colin, le fils de ma copine Isabelle Garnier. Je le connais à peine. Je rappelle, répondeur. Puis message de Cécile, la fille d’Isabelle : décidément ! Je rappelle, répondeur. Enfin message d’une ancienne collègue : Isabelle était morte accidentellement, en tombant du toit de sa maison où elle prenait une photo. Le seul jour de pluie de tout l’été ; elle avait glissé. Morte sur le coup. Juste devant sa petite-fille, la fille de Colin.
J’étais folle de rage ; je n’imaginais pas la vie sans Isabelle ; il n’était pas du tout prévu qu’elle meure, qu’elle nous plante juste à un moment où elle allait très bien, où elle s’était retirée à la campagne, à Glapion, où elle écrivait un roman, une histoire de meurtre à l’anglaise racontée par le chat. Après son hilarant Livre des mères, consacré aux infortunées mamans de dictateurs... Je la voyais avec ses cheveux roux et ras, ses yeux ronds ; je revoyais ses peintures, icônes creusées de rouge, noir et or ; je l’entendais me raconter les bêtises de Pavarotti, et nos histoires de journalistes, ces aventures un peu foireuses pour lesquelles on quitte son père et sa mère, et bien entendu ses enfants, quand on en a. Pour de vraies conneries.
Par exemple, quand elle était au Journal du Dimanche... On l’envoie faire une enquête sur les voyantes et les sorcières dans la banlieue parisienne. Jouant le jeu de la vraie cliente, après quelques rebuffades, elle se retrouve enfin face à une Mme Irma qui accepte de la désenvoûter. Pour cela, elle fait couler de l’eau dans une baignoire, en ajoutant des herbes, des algues, de la cire, du sel et de la poudre de perlimpinpin, tout en marmottant des formules magiques. Puis, elle fait déshabiller Isabelle et lui demande de plonger toute nue dans le bain. Après quoi, elle ramasse tous ses vêtements, descend les stores, éteint la lumière et sort, en fermant bien la porte.
Là, dans le noir le plus obscur, le front dégoulinant d’herbasses, à poil dans l’eau qui refroidit, au quatorzième étage d’une barre de béton, Isabelle se met à gamberger : « Pourquoi cette femme a-t-elle pris mes affaires ? Et si elle était folle ? Ou criminelle ? Va-t-elle revenir avec ses complices me trucider ? Mais qui pourrait me retrouver dans cet immeuble semblable à douze mille autres, inconnue dans le quartier inconnu d’une cité inconnue ? Je n’ai même pas dit où j’allais, je ne le savais même pas... Et j’aurai bonne mine ensuite sur l’autel du journalisme, à côté de ceux qui ont été pris en otages ou qui sont morts dans des guerres lointaines. Des prix Albert-Londres ? J’aurai l’air de quoi, en Miss faits-divers, noyée pour une enquête sur la voyance ? Même pas une grande enquête, un dossier, un malheureux bouche-trou de rien du tout que personne ne lira ! Comment fuir ? Où ? »
Il était trop tard. Ses habits, son sac avec ses papiers et son argent, tout était dans la salle de séjour à côté. Comment avait-elle pu être aussi bête... Pourtant elle n’avait pas grand-chose, même pas son chéquier... On se faisait zigouiller pour vraiment rien de nos jours !
Isabelle claquait des dents, de terreur et de froid, quand la sorcière revint, seule, sans sa bande de bandits, avec une grande serviette éponge et un brave sourire, pour achever son désenvoûtement par un thé bien chaud ; elle avait soigneusement rangé les vêtementsde sa cliente ; elle n’aimait pas les trucs qui traînaient ; c’était une sorcière très ordonnée.
Aucun désenvoûtement ne fonctionne contre le journalisme.
La mort d’Isabelle me paraissait invraisemblable. Je ne réalisais pas. Mais je comprenais les mots : une mort brutale. Une mort brute, faudrait-il dire. Bête et méchante. Sauvage. Violente.
Le lendemain matin, entre la nuit et le petit jour, j’étais en si grande colère que je me suis perdue, près d’une quatre voies, qui n’arrêtait pas d’apparaître et de disparaître, dans le clignotement des phares de camions et de vagues rugissements de moteurs. Je ne voyais plus les flèches jaunes ; j’avais oublié le nom du village suivant ; j’étais seule comme Isabelle dans sa baignoire avec ses herbes sur la tête, je criais, je gueulais, je l’engueulais et je m’engueulais aussi d’être ici, avec ce sac et ce bâton, bête à marcher derrière on ne sait trop quoi, sans tabac, et à me prendre des claques dans la gueule, des claques absurdes, car il n’y a rien de plus bête que de glisser d’un toit. Ça ressemblait à un conte, pas à une histoire vraie. Elle jouait du violon, en plus... Pourquoi m’avait-on pris Isabelle, ma copine ? Cocasse, originale, marrante, mélomane, musicienne, cultivée... C’était quoi le programme là-haut ? J’engueulai Dieu. Je n’avais que lui sous la main. Et encore, s’il était là.
Raquel, la seule personne que je connaissais un peu et avec qui j’aurais pu partager ma rage et mon chagrin, avait fichu le camp.
Le soir, j’ai acheté du vin, des chips, et offert l’apéro, au refuge, aux deux Peter, Peter le Hollandais et Peter l’Australien, et à d’autres qui étaient là. Et j’ai expliqué Isabelle à Brigitte, une Berlinoise mariée avec un Français, et qui avait vécu au Bénin ; nous avions au moins en commun le marché de Cotonou... Elle a dû me dire que c’était bien triste, la pauvre, qu’est-ce qu’elle pouvait dire ? Et ses enfants ? Grands ; ils travaillaient. Leur père ? Elle était divorcée. Un compagnon ? Plus depuis un petit moment déjà. Et voilà. Enterrée. Une histoire entre les planches de quatre mots.
La vie était sans Isabelle, désormais.
Bizarre.
Pendant ce temps-là, on débranchait Marie Trintignant au cours d’une cérémonie à laquelle Florence était présente. Elle était au milieu de ce maelström familial et médiatique, délicate, indispensable, discrète, tragiquement abonnée aux mauvaises nouvelles depuis toujours ; l’amie lumineuse des mauvais jours.
J’avais de quoi user une quantité d’invisibles chapelets.
*
Et puis nous voici à León. C’est beau, León. le refuge est situé dans un vieux couvent au centre de la vieille ville.
Le soir, il y eut un dîner d’adieu pour Peter l’Australien qui repartait, et Brigitte la Berlinoise s’est fait masser les pieds dans la cour par un type en blouse blanche, les joues roses de sommeil accumulé : j’ai les photos. Plus tard, il y avait une bénédiction à la chapelle des religieuses, et j’y suis allée. Une bénédiction est toujours bonne à prendre, une forme de carburant. C’est ensuite, sans doute, que j’ai écouté mon téléphone portable, juste avant qu’on rentre au dortoir. J’avais un message de Jean, le mari de mon amie Nita ; il disait qu’elle avait réussi son coup, cette fois, qu’elle nous avait quittés pour de bon.
Tout de suite, bêtement, une phrase d’Oscar Wilde m’est montée à la tête : « Perdre l’un de ses parents peut être regardé comme un malheur. Perdre les deux ressemble à de la négligence. » Je n’ai pas pu m’empêcher de la répéter, sous la forme où elle m’était revenue, transformée en : « Perdre un ami c’est une catastrophe, en perdre deux, c’est de la négligence », avec un sourire tout tordu à Brigitte — qui ne savait vraiment plus quelle tête faire. Moi non plus. C’était le couvre-feu, il fallait aller se coucher ; on ne pouvait pas rester dehors. Brigitte m’a proposé de rester le lendemain passer la journée avec elle sur place ; elle était fatiguée ; elle avait décidé de faire étape à León ; j’aurais pu souffler aussi. Mais je ne voulais pas m’arrêter ; si je m’arrêtais, jamais je ne pourrais repartir.
Du coup, elle m’a acheté un tee-shirt en vente au refuge, qu’elle m’a apporté jusqu’à mon lit. Gris, avec le lion emblème du León rouge brodé dans une coquille Saint-Jacques dorée. En signe de consolation, un objet contra-phobique, comme aurait dit Nita ; elle me disait ça, il y a très longtemps, qu’elle était mon objet contra-phobique...
Je ne sais plus quand j’ai eu quelqu’un au téléphone. Je ne sais plus qui. Nita était morte depuis quelques jours déjà, on m’avait cherchée et pas trouvée pour me l’annoncer de vive voix ; on n’avait pas voulu me laisser un message, et puis finalement... Jean, son mari, avait été hospitalisé ; Nita incinérée après l’autopsie, dans l’intimité. On ferait une cérémonie plus tard... Cette canicule avait rendu leur appartement étouffant, et cette horrible histoire de Marie Trintignant, ce coma, ç’avait été trop. Elle a entendu annoncer sa mort à la radio. Elle a dit « Non, pas Marie ! », et elle est partie dans la chambre... Elle a sauté par la fenêtre. La concierge est montée prévenir Jean ; il était dans le salon ; il n’avait rien vu. Il s’est évanoui.
Nita avait récemment interviewé Marie Trintignant pour les poèmes d’Apollinaire à Lou qu’elle lisait sur scène avec son père. Elle connaissait aussi ses parents ; elle était spécialisée dans le spectacle depuis des années. Elle adorait le théâtre et les acteurs. Soudain ce drame était devenu le sien, par l’alchimie de la chaleur. Ses pages lui étaient montées à la tête, et le diable du noir désir l’avait emportée.
Ce n’était pas la première fois. À chaque tentative de suicide, les urgences la rattrapaient ; et elle nous le reprochait. Pourquoi vous ne m’avez pas laissée ? Je voulais mourir ! C’est trop dur ! Elle nous avait tous appelés, amis et confrères, et même ma mère, un jour, dans un état épouvantable, proclamant trop fort qu’elle n’avait pris ni médicaments ni alcool, pour nous emmener dans de longs tunnels de paroles...
Ma Nita ! Élégante et vaseuse, très tendre, elle avait le même charme que l’héroïne déchue de Sunset Boulevard. En chair et en couleurs. Avec la plus belle des qualités : une générosité magnifique. Celle des grands fauchés. Plus grande encore que la pauvre veuve de l’Évangile, qui donne tout ce qu’elle a, Nita donnait aussi tout ce qu’elle n’avait pas, et s’était même collé sur le dos une abominable histoire de crédit revolving dont elle ne sortait plus, pour assurer la subsistance d’un cher ami écrivain ratissé par un gigolo, et la pâtée de ses chats très gourmets.
*
Un jour, en Bretagne, où elle m’avait téléphoné sans fin pour me raconter une de ses hospitalisations post-suicidaires, elle m’a demandé : « Tu ne me laisseras pas tomber, hein ? » Je lui ai répondu : « Si, Nita, je te laisserai tomber. » Je n’avais pas menti. J’étais une amie sur laquelle il ne fallait plus compter. Un modèle du genre.
Aucun Sisyphe ne peut remonter le caillou de la dépression en haut de la montagne. On passe des heures à parler, on y est presque, ça va mieux, on y croit, on va pouvoir poser le caillou, s’en aller, et là, d’un coup d’ongle, ils le font retomber en bas, dans la vallée, tout contents d’eux-mêmes. Désespérants désespérés. Il y a quelque chose de sadique dans la dépression. Une sorte de crochet sombre au fond du regard qui cherche à attraper l’autre et ne lâchera pas tant qu’il ne l’aura pas entraîné dans sa chute : « Je suis champion du monde du malheur et tu ne sauras jamais ce que c’est, toi. Un malheur si malheureux, une douleur si douloureuse que la mienne, tu ne peux même pas l’imaginer, pauvre pomme ! » J’avais déjà donné, payé, pour savoir que les proches n’y pouvaient rien ; seuls les pros... Et encore, pas toujours.
Nita n’avait pas un psy, elle en avait deux ! On lui disait qu’ils étaient nuls, au vu des résultats obtenus et du temps passé à les obtenir. Elle nous répondait : « Mais non, ils sont formidables. » Profondément, elle ne voulait pas que les choses s’arrangent ; elle aimait la Grèce et la tragédie ; les histoires qui finissaient mal.
Vieillir, devenir grand-mère, retraitée, ce scénario-là ne l’intéressait pas trop. De moins en moins. Et nous, est-ce que ça nous intéressait tant que ça de la voir se dégrader ? Pas trop non plus. Mais j’avais du mal à considérer, à l’instar des autres, son suicide comme une réussite.
*
Très tôt, ça c’était mal goupillé pour Nita, dès la Légion d’honneur. Un collège militaire pour filles de militaires inventé par Napoléon, où elle était pensionnaire. Elle n’avait pas vu son père depuis très longtemps ; il faisait le héros à la guerre au loin, en Indochine ou en Algérie. Avant, il avait été prisonnier des Japonais, et libéré de justesse, exsangue et décharné, sauvé par la bombe atomique d’Hiroshima. Et elle, enfant, de la malnutrition, grâce au nuoc-mâm que la nounou ajoutait à son riz... Voici soudain qu’on annonce sa venue ; il était officier supérieur, commandant, athlétique (il avait participé aux jeux Olympiques de Berlin) ; beau, dans son plus bel uniforme ; il venait pour la première fois. Nita était plutôt bonne élève. Mais indisciplinée ; elle avait chahuté au dortoir. Et ce jour-là précisément, en sa présence, devant toute l’école, on choisit de la dégrader... Nita, comme le capitaine Dreyfus. On ne lui casse pas son sabre, elle n’en a pas, mais on arrache les rubans sur son chandail, qui sont l’insigne de sa classe. Sous les yeux de son héros de père. Dégradée, en grande pompe, comme on sait le faire dans l’armée française. De cette humiliation-là, elle ne s’était jamais remise. Personne ne l’avait réhabilitée.
Après, il y eut vite d’autres catastrophes. Béantes.
De son enfance, de ses parents, du théâtre et des acteurs, quand je l’ai connue, elle s’était mise à faire des livres. Cinq en moins de dix ans. Pour le premier, elle avait reçu, à plus de cinquante ans, le Goncourt du premier roman, remis par le ministre de la Culture, à Blois. Mais au Nouvel Observateur, où elle travaillait, cela n’impressionnait personne ; tous les journalistes y écrivaient déjà des bouquins sous des avalanches de prix littéraires. À peine si on lui consacra dix lignes, sous une photo. Une petite légende. Voilà Nita. Merci qui ?
Et cette question horripilante des autres : Vous faisiez quoi avant d’écrire ? J’écrivais !
*
Nous nous étions rencontrées au bar de l’hôtel Normandy, pendant un festival du film américain de Deauville. J’avais commandé un grog pour tuer une angine carabinée. Nita, après avoir estimé la fièvre d’une paume de mère de famille sur mon front, d’un seul mouvement énergique, m’avait raccompagnée dans ma chambre, avait appelé un médecin et demandé la carte du room service. Le toubib et le tartare frites étaient arrivés en même temps. Avec un très honnête bordeaux. Les antibiotiques ensuite, pendant qu’on regardait un vieux western à la télé, seul vrai luxe pendant un festival de cinéma ! Je n’avais jamais eu une angine aussi chic — et aussi chaleureuse.
Nous fumions et nous buvions. Trop est un pléonasme ; c’est toujours trop ; si ce n’est pas à la frontière de trop, cela n’a pas de sens. Nita avait onze ans de plus que moi, et, dans cette génération, tous les journalistes buvaient, fumaient et ne rendaient jamais un centime sur une note de frais ; c’était l’honneur et le folklore du métier. Les femmes, dans les journaux d’hommes, aussi — la plupart du temps. L’alcool en groupe crée une fraternité titubante mais réelle ; il renverse l’échelle sociale, donne une chance aux timides et rabaisse le caquet des petits chefs. Il baptisait le nouveau confrère et soudait les équipes. Le grand danger c’est de boire seul. Mais le passage de l’un à l’autre est souvent invisible. Et très longtemps on continue à veiller sur ceux qui ont passé la ligne quand ils pissent dans les fauteuils ; ils sont pardonnés comme des enfants, car on connaît le gouffre qui les a avalés ; on est juste au bord ; on le contemple ; on y danse ; on y fait du saut à l’élastique.
Pendant les seules vacances que nous avons passées ensemble, dans un cabanon des calanques de Marseille, j’écrivais une nouvelle pour le magazine Elle, qu’elle lisait chaque jour par-dessus mon épaule. Il s’agissait d’une version contemporaine de Phèdre, où Phèdre se jetait par la fenêtre depuis une tour de la Défense, un jour de canicule. (Cette image me hante. Phèdre défenestrée un jour de canicule... Il n’y a que le décor qui soit faux !) Là, dans ce terrible Midi, je me suis rendu compte que son « problème d’alcool », comme disent les Américains, avait atteint le terrible stade de la solitude.
Après beaucoup d’hésitations, j’ai fini par lui en parler, en déjeunant au drugstore du Rond-Point des Champs-Élysées. Elle l’avait senti venir. Elle se demandait juste avec quel plat la question viendrait. Comme elle était très bien élevée, elle m’a dit apprécier ma franchise. C’était totalement faux. J’étais devenue une sorte de chevalier blanc, qui ne salit pas son beau costume en dénonçant le mal ; qui l’abandonnait.
Ensuite, il y avait eu des moments où j’y avais presque cru. Quand elle s’était cassé les deux bras, et que je lui avais fait fabriquer par un accessoiriste de Canal+ un fume-cigarette orthopédique monté sur une antenne de radio pour l’hôpital... Après son double pontage aussi, elle s’était accrochée à la vie, elle avait lutté... Mais ensuite, elle était condamnée à ne plus boire ni fumer, et c’était impossible, pour elle, une vie au Nescafé tiède. Avant l’apparition de George Clooney, bien entendu.
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Nita m’a entraînée dans sa chute un soir où j’ai cru que je n’arriverais jamais à lui faire traverser le carrefour des Gobelins pour la raccompagner chez elle. Le choc avait été si violent qu’il avait cassé le verre en plastique de ma montre, comme dans les polars, où ça révèle l’heure du crime. Son corps était une masse de pierre. D’un poids astral. Un météorite. Je me souvenais du poids de ce poids. Attiré par le sol très fort et très lentement. Il était désormais sur mon dos, dans mon sac, ce poids, et je lui en voulais bêtement ; elle souffrait trop ; elle nous avait prévenus ; on était grands... N’empêche ; le suicide est un meurtre qui nous transforme tous, les proches de l’assassin assassiné, en complices.
Elle pesait de tout son poids de pierre sur mon dos, et je n’arrivais pas à faire la part du diable dans cette histoire, de l’alcool, de la chaleur, de la maladie, de ce que c’est dur d’écrire et de vieillir, de vivre quand la plupart des gens que vous aimez sont morts. Ses fils étaient grands, ses amis las, ses livres plus lourds à travailler, et qui les attendait, ces satanés bouquins ?
J’étais sans doute la mieux placée pour comprendre, mais je refusais ; elle charriait, elle polluait mon beau chemin si spirituel avec ses gros sabots de morte ; elle l’avait fait exprès, en plus ; elle savait que je partais, et elle en avait profité pour faire ses valises ! J’étais piégée. Je n’avais plus le choix ; maintenant, je ne pouvais plus la laisser tomber.
Pour Nita, comme j’étais croyante (plus d’ailleurs en sa présence qu’en réalité), j’étais, de toute façon, la complice de tout ce fichu bastringue. De ce monde si pointu d’angles douloureux où elle se cognait. Elle me cherchait souvent sur ce terrain-là, avec sa prof de philo aussi, une religieuse dominicaine, témoin à son premier mariage, et jamais perdue de vue. Elle s’en remettait à nous pour arranger ses bidons avec le ciel — auquel elle ne croyait pas, mais comme elle croyait qu’on y croyait, et qu’on n’était pas plus bêtes que les autres, ça marchait quand même. Elle allumait des cierges à la Vierge de Saint-Médard dans son quartier, et aux icônes dans les îles grecques, toujours par trois, comme les orthodoxes le lui avaient appris...
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À mon dernier anniversaire, elle était dans un tel état qu’elle n’avait pas pu rester, et quelqu’un avait dû la raccompagner en taxi. Mais elle était arrivée tôt exprès pour m’offrir un immense plaid en cachemire caramel, somptuosité italienne, d’un côté uni et clair, de l’autre enchevêtré d’étranges dessins noirs, élégant, tendre et chaleureux, à son image véritable — devenue invisible.
Elle ne se séparait jamais du chapeau rouge que je lui avais rapporté de New York, et Jean le fit mettre dans son cercueil.
Moi, je portais le tee-shirt du León donné par Brigitte, la Berlinoise.
Je partis tôt le matin, dans la nuit, en croisant des fêtards qui rentraient de bordée et me gueulèrent : « Fais gaffe, c’est rien que des fils de pute à Astorga ! »
Je pris l’itinéraire le plus court et le moins beau, celui qui longe la route, pour me chasser du Paradis terrestre ; je ruminais : Marre de toute cette publicité clandestine pour Dieu le Père ! De ce genre « Regardez ce que je sais faire ! » Et boum une montagne ! Et boum des fleurs, des blés, des horizons sans fin, des cieux immenses... Et moi, au lieu de ça, toute cassée, tout affamée, toute fatiguée, accrochée à mon bâton, le cœur lavé. Ras le bol ! Tu n’as pas besoin de moi pour faire ton cirque ! Alors, je suis la route moche. Voilà. Avec Isabelle qui se marre, et Nita, je ne sais pas, je n’arrive pas à savoir...
Pendant cinq jours, j’ai parcouru cent vingt-cinq kilomètres, comme l’attestent les sceaux sur ma crédentiale, mais je n’en garde aucun souvenir.
Ils sont tombés dans un trou noir de ma mémoire.
Je garde juste l’impression d’une période d’orage, de colère et de chagrin, où je me perdis souvent, même en marchant tout droit sur la route.
*
Plus tard, pendant le long chemin de l’écriture, ce chapitre sur Isabelle et Nita disparut aussi dans la mémoire de mon ordinateur, où je l’ai oublié cinq ans.
Je le retrouvai alors que j’étais en train d’écrire la fin.
Je pouvais enfin le remettre à sa place sans qu’il me paralyse ; le cœur du livre battait assez fort pour l’emporter comme un caillot dans ses artères.