CARLOS, L’APOSTAT

Il faisait un sale temps, ce 4 octobre, comme si le jour avait décidé de ne jamais se lever. Mme Camino, chez qui nous avions dormi, m’avait conseillé de longer la route de Valcarlos, au lieu de prendre le chemin par la montagne qui risquait d’être très mauvais. Il avait déjà neigé une semaine plus tôt, et j’hésitais, sous mon grand poncho rouge, en achetant un sandwich au bistrot... Il pleuvait ; il pleuvait... À la radio du café, la météo ne laissait planer aucun doute sur l’état prochain des cols pyrénéens et recommandait aux automobilistes d’emporter des chaînes. D’atroces souvenirs de cette interminable étape de Roncevaux me remontaient dans les jambes tandis que d’énormes semi-remorques roulaient vers le rond-point en direction de la frontière, éclaboussant les trottoirs.
Et puis, non, je n’allais pas marcher le long des camions : j’étais bénie ! Depuis l’église de Saint-Hilaire : « Dieu ma polaire ; Dieu, mon poncho »... Je n’allais pas me laisser impressionner par les mauvais augures ; j’étais une vraie pèlerine : « Ultreia ! » comme crient les jacquets depuis toujours. Même si personne ne connaît vraiment l’origine de ce mot, tout le monde le comprend : En avant ! Quittant les flaques du centre-ville, je longeai Saint-Jean-Pied-de-Port jusqu’à l’amorce du chemin, à la porte d’Espagne...
La route Napoléon n’avait pas eu le temps de se dresser que déjà le temps se levait. Le ciel absorba les nuages comme un grand buvard, n’en laissant que de petites taches par endroits, et je quittai vite mon poncho. Un quart d’heure plus tard, j’avais si chaud que j’enlevai mon sac à dos pour me débarrasser de ma polaire, en face d’une petite maison. Sur le pas de sa porte, un paysan regardait en l’air, les poings sur les hanches. Il me prit à témoin de sa surprise : « C’est incroyable, ce soleil ! » Pourtant lui n’avait pas dû se fier aux informations de la météo... C’est idiot, mais c’est comme ça ; ce sont les petits miracles vrais du chemin.
La montée était rude, mais j’étais en forme, entraînée par la traversée de toute la France. Je pouvais dévorer le paysage en chantant : « Montagnes Pyréné-é-eu-es ! Vous ê-ê-êtes mes amours ! Montagnes fortuné-é-eu-es ! Je vous aimerai toujours », hymne que m’avait appris mon père, il y a bien longtemps. Ouvrir les bras dans le ciel bleu, marcher sur une herbe douce et profonde comme une moquette de salle de bains anglaise, et rêver d’être un oiseau. Traverser un océan ondulant de trois cents moutons blancs, comprendre enfin pourquoi on disait que la mer moutonne, et le signaler au berger, qui rigole... Une sorte d’ivresse des cimes m’habitait. Je n’en revenais pas que ce fût si facile. Et si beau, sans la brume de mes souvenirs. Je me régalais.
Bien sûr, je me faisais doubler par des jeunes et des cyclistes. Et je doublai aussi un type qui marchait à l’envers, pour cause de tendinite. Il souffrait moins de cette façon dans les montées, m’expliqua-t-il. Moralité (douteuse) : la tendinite, retournant le pèlerin vers la vallée, lui offre l’occasion unique de contempler la nature, ce qu’il fait peu d’habitude, en dehors des pauses, le bord de son chapeau lui cachant le ciel et le regard forcément fixé sur le sol, des flèches ou des plans...
À deux heures et demie, en compagnie de Néo-Zélandais, un homme jeune et une dame beaucoup plus âgée, je retombai, sans surprise cette fois, à la fontaine de Roland, sur l’indication : Santiago de Compostela 765 km... Nos antipodes étaient charmants, mais ils tinrent à me signaler, comme un détail en passant, que les All Blacks allaient écraser les Bleus à la Coupe du Monde. Je soutins, tout aussi aimablement, qu’ils allaient voir ce qu’ils allaient voir... Non mais ! En dehors des soirs où je dîne avec mon ami Jean-Jacques, j’aime le rugby. Et surtout les rugbymen.
Nous étions entrés en Espagne.
Au col Lopoeder, à quatre kilomètres de l’arrivée, je choisis de prendre l’ancienne voie romaine, qui descend tout schuss vers Roncevaux, signalée comme périlleuse avec force panneaux, plutôt que la route en lacets, interminablement jolie, que j’avais suivie la dernière fois. C’était vraiment raide, et je sautai de rocher en rocher en essayant de rester perpendiculaire à la pente pour freiner avec mon bourdon ; ça ressemblait au ski, et je réussis à me casser la figure une ou deux fois...
J’étais presque arrivée, quand je fus doublée par un pèlerin hurlant, les épaules en arrière, cavalant comme un ours dans un cerceau. Il n’essayait pas de battre des records, mais semblait plutôt avoir perdu le contrôle de sa vitesse. D’ailleurs sa course folle finit tout en bas contre un arbre qui le fit tomber à la renverse, selon la grande tradition burlesque. Le temps que j’arrive, il s’était relevé et contemplait à la fois les murailles de la forteresse qui se dressaient devant nous et un prospectus punaisé au tronc de l’arbre qui l’avait arrêté : de la publicité pour un hôtel. « Regarde, me dit-il, furieux, c’est une cochonnerie de parador, on n’est pas encore arrivés ! Putain de merde ! » Les paradores sont des hôtels de luxe installés dans des châteaux. Je le rassurai : nous étions bien arrivés, sa réclame n’avait rien à voir avec cette impressionnante collégiale où il pourrait loger pour cinq euros. On l’avait transformée en refuge de pèlerins. Il me remercia, les yeux ronds, et fila.
Après la douche, et avant le dîner des pèlerins à dix-neuf heures, précédant la messe des pèlerins à vingt heures, j’allai prendre une bière au bar. Je n’avais pas franchi la porte que j’entendis une voix : « Attention, femme ! » Je me retournai et reconnus les yeux ronds, la barbe et les cheveux hirsutes du roi de la piste noire ; il avait quelque chose d’un ourson. Assis en terrasse, fumant une courte pipe, il me fit signe d’approcher : « C’est des voleurs dans ce café, ils te font la bière à un euro dix, dans l’autre, là-haut, c’est un euro seulement... » Du coup, scandalisé, il n’en avait pas pris. Je le remerciai du tuyau, entrai dans le bar, achetai deux pressions, et ressortis lui en déposer une devant le nez, sur sa table. Ses yeux s’arrondirent encore plus : « Tu es grande ! » s’exclama-t-il. En m’asseyant, je lui dis qu’un de mes amis pèlerins prétendait que la bière était la preuve de l’existence de Dieu. Il me répondit qu’il n’avait pas besoin d’excuses pour aimer la bière, et nous trinquâmes. Il s’appelait Carlos, et venait de Barcelone. Son brûle-gueule contenait ce que les Espagnols appellent du « chocolat », dont il m’expliqua que c’était un souvenir des Maures, un legs culturel de l’occupation musulmane, à l’instar de la mosquée de Cordoue, ou presque... Lui aussi, apparemment, avait besoin d’excuses !
Nous ne dînions pas au même service, et je ne le revis qu’à la nuit noire, à la sortie de la messe, où je me cassai encore la figure, mais à cause cette fois de mes pantoufles du soir en plastique à fleurs : sur des chaussettes, elles étaient impraticables... Je me frottais la hanche quand il me héla à nouveau :
« C’était quoi ce truc qu’ils nous ont fait manger ?
— Tu veux dire : l’hostie ?
— C’était quoi ?
— Du pain azyme, mais... Tu n’as pas entendu l’avertissement ?
— J’étais à moitié mort ! Je n’ai rien écouté ; j’ai suivi le type à côté, et...
— Pourtant ils l’ont répété en quatre langues !
— Et alors ?
— Tu ne l’avais jamais fait avant ?
— Jamais !
— Alors, téléphone à ta mère, Carlos, qu’elle envoie des dragées à la famille : tu viens de faire ta première communion !
— Ah, merde ! Mais elle va être furieuse, ma mère ! Elle ne m’a pas élevé comme ça ! Déjà qu’elle n’est pas contente que je sois sur le chemin...
— Tu n’es pas baptisé ?
— Si ! Mais je suis né en 1971, sous le national-catholicisme, on n’avait pas le choix... Et justement, je veux me faire débaptiser pour que l’Église m’enlève de ses registres et arrête de piquer l’argent de mes impôts !
— Alors là, tu viens de faire un pas dans la mauvaise direction, Carlos... »
Le refuge fermait à dix heures, et nous rejoignîmes nos lits superposés en bois dans ce fantastique décor médiéval avant l’extinction des feux.
Je pris le temps de ressortir fumer une cigarette de délices sous la pluie, qui était revenue avec la nuit.
*
Le lendemain, on nous chassa à sept heures, selon la grande tradition. J’étais en forme, mais toujours aussi lente et maladroite dans le bouclage de mes affaires : enfouir mon sac de couchage dans la minuscule poche qui devait le contenir me plongeait toujours dans les mêmes abîmes de perplexité. Néanmoins un coup d’œil sur mes mollets glabres de cycliste suffit à me remonter le moral...
Je ne revis pas Carlos avant le soir, au bar de Zubiri. Après le dîner, je voulais essayer un alcool familial basque, dont j’avais appris l’existence par l’esthéticienne de Saint-Palais qui me l’avait chaudement recommandé. Je ne savais plus comment ça s’appelait, mais c’était à base de baies rouges marinées dans l’alcool d’anis... « Le pacharán ! me répondit immédiatement Carlos. Tu ne connais pas ? C’est délicieux ! » Et il m’en offrit un, d’un rouge acidulé, servi dans un grand verre ballon. Nous trinquâmes à nouveau, j’appréciai beaucoup, et Carlos en profita pour me faire réviser mon espagnol de comptoir qui avait un peu rouillé : una cerveza : une bouteille de bière, mais una caña : un verre de pression ; vino tinto : le vin rouge, et rojo : le rosé — parce que rosado (terrible faux ami !) signifie moitié glacé, et autres subtilités du vocabulaire « castillan », insista-t-il, étant catalan... L’espagnol n’était pas une langue, mais une nationalité, et le castillan la langue de la Castille qu’on parlait en Espagne, parmi d’autres, comme le basque, le galicien — ou le catalan à Barcelone ! lui répondis-je... ¡ Eso es ! approuva-t-il, « c’est ça ! », expression qui m’amuse toujours parce qu’elle se prononce comme SOS et donne à vos interlocuteurs de faux airs de naufragés, particulièrement adaptés, en l’occurrence, aux yeux ronds de Carlos...
Je ne lui demandai pas avant le jour suivant, en marchant, s’il avait téléphoné à sa mère, et ce qu’elle avait pensé de sa première communion. Comme prévu, elle était furieuse... Ayant été au collège chez les bonnes sœurs, elle était très anticléricale, m’expliqua-t-il, et l’avait élevé hors de toute superstition. Je pouvais la comprendre ; j’avais suivi le même parcours, dont je m’étais sortie en assassinant des religieuses dans un roman policier... À la génération du dessus, Carlos avait une grand-mère anarchiste à Barcelone, dont le mari avait été longtemps emprisonné, et l’autre bigote à Séville, accrochée à son chapelet et au bingo du curé. Et lui, bouillant fruit de ce mélange, voulait se faire débaptiser, car sur les feuilles d’impôts en Espagne, si l’on est catholique, une certaine somme est donnée à l’Église, qui, sinon, revient à des œuvres sociales laïques. Il ne lui suffisait pas de cocher la bonne case, il voulait être rayé des statistiques. Sa détermination semblait farouche.
Sans transition, il me demanda ce qu’il fallait faire quand on arrivait à Saint-Jacques.
« S’agenouiller devant le tombeau de l’apôtre, embrasser sa statue, se cogner la tête contre le pilier de l’ange, se confesser, assister à la messe et communier...
— Et tu crois que je vais faire tout ça, moi ?
— Tu as commencé par la communion et la messe, tu peux continuer en te confessant, puisque tu fais tout à l’envers ! Normalement, pour communier, il faut avoir l’âme pure, et s’être confessé avant, si l’on a fait des péchés graves.
— C’est trop facile, ce système on efface tout, on recommence !
— Pas tant que ça... »
Je lui racontai l’histoire de mon amie Patricia, en week-end à Rome avec son mec. Voulant communier à la messe de Saint-Pierre, elle alla se confesser et déclara au prêtre qu’elle avait des relations sexuelles avec un homme en dehors des liens du mariage.
« Est-ce que vous le regrettez ?
— Non !
— Est-ce que vous voulez arrêter ?
— Pas question !
— Est-ce que vous avez l’intention de vous marier avec lui ?
— Sûrement pas ! »
Alors, le prêtre lui répondit qu’il ne pouvait pas lui donner l’absolution. Elle en fut outrée, et rentra persuadée que le Vatican était tombé aux mains des intégristes...
Au moins, n’était-elle pas hypocrite ; ce n’est facile que pour les hypocrites, mais sans doute l’Espagne en avait-elle produit assez sous le franquisme pour que les yeux de l’enfant Carlos restent à jamais scandalisés.
*
Quelques jours plus tard, sur le chemin de Santo Domingo de la Calzada, il vint me raconter qu’il était retourné à la messe à Logroño avec l’autre Carlos, un Sévillan, et qu’il avait compté quinze fois la même prière avant de partir : « De vrais mantras ! », s’étouffait-il, indigné... Non : des Ave Maria ! Il avait été témoin d’un rosaire espagnol, dont le crépitement sonore, quoique produit par les voix de dames un peu trop bien coiffées, a tout du tir en rafale d’une cinquantaine de talibans s’entraînant à la kalachnikov... L’expérience avait de quoi traumatiser son homme.
Des mantras, soit ! Et alors ? Pourquoi les bouddhistes récitaient-ils des mantras, selon lui ? Sinon pour atteindre un état de concentration supérieure, au-delà des mots eux-mêmes ? Les dames permanentées n’avaient pas besoin de se raser le crâne pour en faire autant, et, à travers la récitation collective de paroles identiques, cent cinquante Ave par rosaire, leur esprit se fixait sur les différents mystères de la vie du Christ. Le bruit n’empêchait pas la prière, au contraire, il la favorisait. Chez ceux qui y participaient... Pour les spectateurs, bien sûr, c’était un peu effrayant.
Croyais-je, moi-même, à mes explications ? Elles parurent convaincre Carlos. Le calmer un peu en tout cas. Car il tenait toujours autant à se faire débaptiser, comme il me le répéta, selon son mantra personnel. Je lui expliquais que c’était impossible : il pouvait faire rayer son nom des registres, bien sûr, mais pas être débaptisé ; ça n’existait pas comme opération. Il avait reçu le baptême, personne ne pouvait le lui enlever. Pas même le pape ! Ce qu’il pouvait faire, c’était apostasier. Renier publiquement la foi catholique, ça, c’était du sérieux. Et cela comptait. Mais pour pouvoir renier la foi, il fallait d’abord la connaître... Comment renierait-il une religion dont il ignorait tout ? Ça ne rimait à rien. Pour être un bon apostat, il fallait d’abord être un bon catholique. CQFD.
Ma démonstration fit rire à pleine gorge ce bon nounours qui décida sur-le-champ, puisque le chemin était long, que je serais son professeur de catéchisme. Et qu’il continuerait à nuancer mon usage du castillan, qui n’était pas mauvais, mais quelquefois grossier. Car s’il jurait parfois comme un charretier, Carlos avait une sensibilité très délicate. Par exemple, je l’avais choqué en désignant Paco et Rodrigo sous le nom d’anciens ; le mot était juste, mais il manquait de tendresse ; le mot aînés, impliquant une fraternité entre leur âge et le nôtre, était bien préférable... Comme j’acquiesçai, il enchérit : le mieux serait de dire des personnes aînées, ce qui ajoutait à une expression amicale la légère touche de respect que nous leur devions...
*
Les mêmes, dix jours plus tard, en pleine Castille :
« C’est quoi cette connerie de Trinité ?
— Dieu n’est pas un vieux barbu sur son nuage, Carlos, il est partout, en trois dimensions. Regarde autour de nous, l’horizon immense, la nature, c’est Dieu le Père. Toi, moi, les pèlerins, c’est Dieu le Fils, frère de tous les hommes, habitant dans tous les hommes. Et la voix de ta conscience, le Dieu intérieur, c’est le Saint- Esprit.
— On ne m’avait jamais dit ça. »
À moi non plus. En enseignant Carlos, je redécouvrais la foi.