RODRIGO, LE JUBILANT
Un sac à dos rouge enfilé sur une monture
en aluminium terminée par deux tubes bouchés de plastique en haut,
et se recourbant en bas pour former une sorte d’étagère posée au
ras du sol. Cet étrange et antique objet n’était pas abandonné, car
j’apercevais, entre les deux tubes du haut, le petit chapeau blanc
de son propriétaire... Accroupi au beau milieu du chemin, il était
absorbé dans l’observation de ce qui se révéla être, quand je fus
assez proche de lui pour me pencher au-dessus de son épaule, un
ondulant et très long ver de terre...
« C’est un lombric ! me dit-il
extasié, je n’en avais jamais vu d’une telle ampleur ! Et ces
limaces toutes noires, ne sont-elles pas aussi gigantesques ?
Nos sœurs, les limaces... Serions-nous dans un pays
enchanté ? »
Il tourna vers moi un regard taquin,
brillant derrière ses lunettes. Je devais avoir l’air assez
dégoûté, car, sans me laisser le temps de répondre, il objecta, un
doigt levé :
« Un poète a dit, madame, que
l’enchantement n’était pas dans la nature, mais dans le regard
émerveillé de celui qui la contemple... »
En l’occurrence, cela ne faisait aucun
doute. Ces bestioles étaient dégueulasses, et pour considérer leur
taille monstrueuse, qui n’ajoutait rien à leur charme, comme
l’effet d’un enchantement, il fallait une imagination fertile ou un
certain sens de l’humour...
« La magie du chemin réside dans le
regard émerveillé des pèlerins », conclut-il en se relevant.
Souriant de toute sa petite moustache grise, il me tendit une noix,
sortie de sa poche : « Un cadeau de mère
nature !
— Merci ! Il y en a d’autres,
lui dis-je, en lui désignant les mûres sauvages sur les
ronciers.
— Ce n’est pas du poison ? Des
boules rouges !
— Non ! Je ne sais pas leur nom
en espagnol, mais c’est la même famille que les framboises. Il faut
juste faire attention aux épines, et choisir les plus sombres, les
mauves... »
Tant qu’à m’extasier sur les merveilles de
la création, ça m’était plus facile avec des mûres qu’avec de
grosses limaces noires, même s’il les appelait « nos sœurs,
les limaces »... En son langage fleuri, l’homme se déclara
ravi de cette collation impromptue. Nous étions en train de nous
régaler quand un grand type arriva face à nous. Chose plutôt rare
sur le chemin, où tout le monde va dans le même sens. Comme lui, il
n’avait pas une allure de pèlerin, mais semblait avoir ajouté un
sac à dos et de grosses chaussures à sa tenue de ville. Vêtu d’un
costume de toile, appuyé sur une simple canne, il devait avoir
aussi une bonne soixantaine d’années. Il l’apostropha :
« Rodrigo, qu’est-ce que tu
fabriques ? On t’attend !
— Laisse-moi, je jubile ! Madame
est française, explique-lui...
— Tu lui expliqueras toi-même !
Rendez-vous au prochain café ! »
Et il tourna les talons. Rodrigo se défit
de son étrange attirail pour en extraire un grand mouchoir blanc
avec lequel il s’essuya les mains, et m’expliqua qu’il était
« jubilado » et que depuis, donc, il jubilait...
Le mot « retraité » n’était pas aussi gai en français,
n’est-ce pas ? Il avait abandonné le travail dès qu’il en
avait eu le droit car un de ses confrères, qui nourrissait de
grands projets pour l’avenir, était mort avant de les entreprendre,
pour rembourser des emprunts. Soixante ans, c’était encore assez
jeune, mais déjà un âge où l’on pouvait mourir de mort naturelle...
Rodrigo parlait français « un petit peu », et était parti
le matin même de Roncevaux, en compagnie de son beau-frère Raphaël,
que je venais de voir, et de son ami Paco, avec la ferme intention
de profiter du chemin. De jubiler. Ces trois joyeux retraités
étaient de Cordoue.
Après avoir suspendu son léger blouson de
coton au sommet des tubulures de son sac comme à un valet
d’intérieur, il le remit sur son dos, et continua, intarissable et
cocasse, à me parler du « chemin de l’argent », dans le
sud de l’Espagne, qu’ils avaient déjà parcouru ensemble. Puis il me
demanda, puisque je le connaissais déjà, quel était mon paysage
préféré au cours de ce long chemin royal que nous avions
entrepris :
« La Castille immense...
— Comme c’est étrange ! Sans
doute est-ce le goût d’une personne qui vient d’un pays
tempéré ? Pour nous autres, Andalous écrasés de soleil, c’est
affreux cette Castille toute sèche, toute plate, toute désolée...
Nous aimons les jardins, la verdure, les
fontaines, la végétation, les fleurs...
— Pourtant Machado a célébré les
champs de Castille, et il était sévillan...
— C’était un poète ! L’œil du
poète est magicien et alchimiste...
— Il aurait sûrement pu écrire une
ode à nos sœurs, les limaces...
— Certainement, s’il n’était pas si
difficile de faire rimer limace avec lombric ! »
La conversation avec Rodrigo était gaie et
décousue ; il était étrange et cultivé. Original, comme son
sac. Ses amis l’attendaient devant le café du village suivant, où
ils avaient déjà poireauté un bon moment... Pas question de l’y
laisser entrer ! Malgré ses protestations, ils l’encadrèrent
comme deux policiers, et l’entraînèrent dans leur sillage, les
manches de son blouson se balançant entre leurs silhouettes
droites.
*
Quant à moi, j’allai prendre un petit
déjeuner au bar. Il n’y a pas que les limaces qui deviennent
énormes après la frontière ; les croissants aussi. Un
croissant espagnol atteint facilement la taille d’une assiette à
dessert ; luisant de sirop, il est servi avec une petite
fourchette. Un chef-d’œuvre ! Comme Rodrigo, je jubilais. La
traversée de la France m’avait mise assez en forme pour pouvoir
m’arrêter cueillir des fruits, bavarder, ou jouer les bons
Samaritains avec Jacqueline, une femme qui avait tant de mal à
marcher qu’en l’apercevant de dos, j’eus l’impression de voir la
douleur irradier de ses jambes en petits
éclairs, comme sur les bandes dessinées. La malheureuse pensait
qu’on évitait les tendinites en buvant beaucoup d’eau... Elle en
avait avalé des litres sans autre effet que de devoir s’accroupir
dans les buissons plus souvent qu’à son tour, dans des douleurs
sur-multipliées. Rien n’est plus faux, m’expliqua plus tard l’autre
Carlos, de Séville, un médecin, que ce fameux « buvez
éliminez » inventé par les minéraliers français, dont la seule
excuse était de devoir fourguer un produit aussi invendable que
l’eau ; mais le mensonge était à la hauteur de l’arnaque... Sa
prétendue tendinite se révéla, en réalité, une sorte de fracture,
et Jacqueline souffrait le martyre ; puisqu’elle était seule,
abandonnée par une copine peu pèlerine, je l’entretins avec mon
joyeux babil jusqu’à la chambre d’hôtel qu’elle avait retenue à
Zubiri. Et lui passai ma fameuse bande cohésive en latex orange
pour lui maintenir le genou. Une merveille !
Pour la rapatrier, je téléphonai à
« l’express bourricot », une entreprise qui transporte
les sacs des pèlerins entre Saint-Jean-Pied-de-Port et Logroño, de
refuge en refuge, et dont j’avais appris l’existence par un couple
de Canadiens très chic. Grâce à elle, moyennant finances, ils
pouvaient gambader le dos libre de poids. Elle pouvait sans doute
aussi transporter les malades pour moins cher qu’un taxi... Je
l’appelai du bar, où je retrouvai Rodrigo occupé à essayer de faire
fondre deux cachets d’aspirine, qui n’avaient jamais été
effervescents, en les écrasant dans un verre d’eau, sans grand
succès.
À cause de ses chaussures neuves, il avait
des ampoules, et ses copains l’avaient lâché pour atteindre
Larrasoaña, à 5 km, où ils avaient prévu de
dormir — et où ils l’attendaient, comme ce matin... Je
lui proposai de jeter un coup d’œil sur ses
pieds, mais il me répondit qu’il n’en était pas question, d’abord
parce qu’il avait des pieds très vilains, et ensuite parce que la
douleur, comme la pluie, faisait partie du chemin... Après avoir
constaté que les distingués Canadiens n’articulaient pas un mot
d’espagnol, il me demanda si je savais comment on appelait ces
gens-là, qui ne daignaient pas faire l’effort de porter leur sac...
Mi-touristes (turistas) mi-pèlerins
(peregrinos) :
« ¡Turigrinos ! »
leur cracha-t-il, la moustache hérissée comme un chat, mais en
levant aimablement son verre — ce qui leur fit hausser des
sourcils interrogatifs dans ma direction... Le cafetier rigolait
derrière son comptoir. « Et, à mon grand regret, ils sont
français ! » ajouta-t-il. J’eus beau protester que
ceux-ci étaient canadiens, il ne voulut jamais me
croire — puisqu’ils parlaient français. Il est vrai que
ceux que je rencontrai plus tard, bande de retraités versés dans la
culture ou la religion, l’étaient, en général...
Pour tenir compagnie à Jacqueline, je
restai la nuit à Zubiri, et héritai le lendemain d’un nouveau
client, Miguel, phénomène local à la denture digne de Pompon. Il
était parti tout seul sur le chemin en baskets avec un petit sac
contenant une boîte de thon et des fruits. Marchant bras et jambes
écartés, il n’avait pas l’air de savoir très bien où aller, et
suivait avec une approximation slalomeuse les flèches que je lui
indiquais. En arrivant à Pampelune, retrouvant sans doute ses
repères citadins, il se montra soudain très respectueux des feux
rouges. Inquiet de ma façon désinvolte de traverser les rues, il me
prit le bras plusieurs fois, pour que je ne me fasse pas écraser...
À l’arrivée, quand nous avons vu le panneau de
l’auberge des pèlerins, il m’a annoncé qu’il y allait. « Il
faut se loger d’abord, sinon après tu n’auras pas de place, et tu
te retrouveras à l’hôtel », me prévint-il ; il avait donc
ses propres réflexes de survie... et j’avais les miens : je
lui dis que j’allais d’abord à la cathédrale, et il me quitta en
m’offrant une petite boîte de jus d’orange.
Bien m’en prit. La cathédrale était fermée
jusqu’à cinq heures, mais Maria JP II, pèlerine portugaise portant
un grand tee-shirt à l’effigie du pape, m’apprit qu’on avait
installé un refuge tout neuf dans le très ancien couvent d’une rue
voisine. Une somptuosité. Pour quatre euros, j’héritai du
n° 17, un lit du haut, où était même prévue une prise pour
recharger son téléphone... Des douches immenses, des machines à
laver et à sécher : le paradis. Dans le patio médiéval, où
j’attendais que ma lessive ait fini ses tours en me faisant dorer
les pieds au soleil, je vis arriver Rodrigo, Raphaël et Paco, le
trio fatal enfin réuni. Et le jeune Carlos, mon catéchumène
apostat, devenu le chevalier servant de deux Thelma et Louise de
Majorque, bavardes, sympathiques et décolorées, qui faisaient le
chemin en sandales de ville, avec des sacs en plastique pour tout
bagage, et réussissaient à « sortir » plus d’ampoules,
comme disent les Espagnols, que tous les autres. Comme si les
ampoules étaient des éruptions. Pourtant je les soupçonnais d’avoir
pris un peu l’autobus à l’arrivée en ville, mais c’est une pensée
trop infâmante pour être exprimée... Ma voisine de lit,
norvégienne, brossait les chaussures de toute sa famille, en
m’expliquant que pèlerin, c’était vraiment un boulot à plein
temps...
Après quelques coups de fil sur la place,
en buvant une bière hors de prix, à trois euros, je vis une
dizaine de types cagoulés se regrouper dans un
coin et préparer des cocktails Molotov. Suivirent une vingtaine de
flics casqués, genre CRS, et des cameramen. Quelques fumigènes
volèrent. Retrouvant des réflexes professionnels, j’allai discuter
avec une consœur en finissant ma mousse : c’était une queue de
manif de l’ETA plutôt modeste. Trois poubelles brûlaient dans la
ruelle que je devais prendre pour aller à la cathédrale. Comme ça
n’avait pas l’air de s’étendre, je me faufilai dans le sillage des
pompiers...
La cathédrale à la tombée de la nuit était
comme dans une forêt familière, tendre et profonde. Sous les
vitraux transformés en gigantesques toiles d’araignées, la flamme
tremblotante des cierges donnait aux piliers la sève de grands
arbres protecteurs et aux statues une carnation presque humaine.
Maïté, qui donna un coup de tampon sur ma crédentiale, me conseilla
de rester pour le chapelet chanté, et je me retrouvai à déambuler
derrière de solides garçons portant des lanternes, parmi les
fidèles, prise dans une étrange chorégraphie, tournant autour du
chœur en fredonnant, dans un moment enchanteur de douce
rêverie.
Dehors, les poubelles étaient éteintes, et
je dînai en vitesse avant l’extinction des feux au refuge, à dix
heures. Inutile d’espérer y entrer après ; les hospitaliers ne
sont pas des rigolos.
Ce sont les Néo-Zélandais qui
m’annoncèrent le lendemain leur défaite contre les Bleus au
rugby... Je n’avais même pas vu qu’ils étaient là, et j’ai presque
dû les consoler... Ils avaient l’air choqué, mais je trouvais leur
surprise un peu choquante a posteriori ! Notre glorieuse
victoire ne faisait même pas un entrefilet dans le journal local. Fans de foot et de corridas, les
Espagnols considèrent le rugby comme un jeu de brutes. Personne
n’est parfait.
*
L’allégresse de tenir la forme m’amenait
chaque jour de nouveaux pèlerins à secourir, un peu comme, au
début, chaque jour m’apportait son erreur. Quelquefois, les
solutions étaient si simples qu’elles en devenaient presque
comiques. Un jeune homme au bandana rouge, assis sur le bord du
chemin, m’arrêta avec Mikaël, le grand Belge qui marchait même la
nuit, pour nous demander si nous n’aurions pas vu son GPS. On
n’avait rien vu. Mikaël eut beau lui faire remarquer que le
balisage permanent de flèches jaunes sur le chemin en Espagne
rendait cet objet inutile, il semblait désespéré. Il était italien,
de Padoue, précisa-t-il. C’était bien la peine d’être de Padoue,
lui dis-je, pour ignorer que saint Antoine (de Padoue) était
spécialisé dans la recherche des objets perdus ! Il ne
laisserait pas tomber un compatriote ! Il suffisait de lui
demander : « Saint Antoine de Padoue, vous qui ne perdez
rien, vous qui retrouvez tout, retrouvez mon GPS ! » Tout
le monde savait cela. Mikaël, qui s’était à demi retourné pour
pisser avec cette simplicité digne du Mannekenpis ou des marins de
Brel qui lui était coutumière, approuva bruyamment. Le jeune homme
me lança un regard incrédule, et nous le laissâmes. Il trouvait
sûrement cela ridicule, mais il tenait à son miracle
technologique...
Au refuge de Puente de la Reina, le même
soir, j’allais étendre mon linge dans le jardin quand le garçon
au bandana m’appela depuis son siège : il
avait retrouvé son GPS ! Merci saint Antoine ! Un début
de tendinite le clouait sur sa chaise en plastique, et, la
pharmacie étant fermée, je lui donnai des cachets et un tube de
Voltarene. Le lendemain, nous cassions la graine, quand il
claudiqua vers moi avec un tube tout neuf, qu’il m’avait acheté
exprès. Je lui expliquai que je n’étais pas la bonne
personne : il fallait l’offrir à quelqu’un qui en avait
besoin. Dans le secteur, ça ne manquait pas ! Ainsi
fonctionnait l’économie du chemin ; on ne rendait pas les
choses à la personne qui vous les avait données, ça
l’encombrerait ; on les faisait circuler, c’était le jeu... Il
s’assit pour déjeuner avec nous, en sortant de son sac un salami
phosphorescent et des chips jaune citron.
De fait, il n’eut aucun mal à trouver une
cliente, et revint me le dire, triomphalement, quelque temps plus
tard. La dernière fois où je le vis, devant la porte du dernier
refuge avant Logroño, il s’était tellement empèlerinifié qu’il
s’apprêtait à aller chercher des tomates au marché et à cuisiner
des pâtes pour tout le monde, en célébration de ses adieux. Il
devait rentrer le lendemain. Comme je refusais son invitation pour
continuer la route, il m’embrassa, la larme à l’œil. Et promit de
porter mes salutations à saint Antoine...
*
Au départ de Puente de la Reina, devant le
joli pont de pierre qu’une bonne reine des temps jadis a fait
construire exprès pour les pèlerins, alors que je remplissais ma
gourde à une fontaine, je retrouvai le trio fatal en train de
s’engueuler. À cause de Rodrigo : il n’en
finissait pas de prendre son café le matin en discutaillant au lieu
de se mettre en marche, et en plus, il avait ronflé toute la
nuit ! Bras écartés, roulant des yeux et moulinant de la
canne, celui-ci me prit à témoin que le ronflement était le propre
du sommeil humain, un son viril, naturel, sain et harmonieux... et
que les personnes délicates qu’une telle musique réveillait au lieu
de les charmer n’avaient qu’à se prendre des chambres à l’hôtel, où
elles seraient sûres, au moins, de ne pas avoir de
voisins !
Je me gardai bien de prendre part au
débat. Sur ce point, ma pensée n’était plus loin de rejoindre la
sienne... Mais j’y avais mis le temps ! Les hospitaliers de
Labouheyre, quand je m’étais plainte des ronflements de Pénine
zi Ass, loin d’entrer dans mes lamentations, m’avaient aussitôt
conseillé d’acheter des bouchons d’oreilles, comme on dit en
Espagne... D’ailleurs, ils figurent dans toutes les listes d’objets
à emporter. Cette réaction m’avait choquée : quand on
ronflait, on n’imposait pas sa présence sonore dans des dortoirs
publics ! Arc-boutée sur mon bon droit, en Française typique,
j’avais, depuis Ostabat où les refuges s’étaient peuplés, passé
quelques nuits à mal dormir à cause des ronfleurs. Car penser
qu’ils devraient loger ailleurs tout en sifflant dans son lit pour
essayer de les arrêter ne favorisait guère le sommeil ! Au
pire, les sifflements réveillaient ceux que les ronflements avaient
épargnés... Et étais-je si sûre de ne pas ronfler moi-même ?
J’avais fini par capituler, et venais juste d’acheter des petits
cylindres multicolores en mousse que j’enfonçais le soir dans mes
oreilles. Le problème était de ne pas en perdre un au beau milieu de la nuit, ce qui contraignait à dormir
sur le côté de l’oreille débouchée...
Petit chapeau en haut du crâne et paletot
suspendu au sommet de son sac, Rodrigo poursuivait son discours en
s’étonnant que « Notre Mère la Sainte Église », ainsi
qu’il disait (comme « nos sœurs les limaces » !),
n’ait pas institué un saint patron des ronfleurs, saint Roch, par
exemple. Ronfler en espagnol : Roncar, Roque, ça
se ressemblait ; l’assonance était indubitable... Je souriais,
Raphaël se taisait et Paco bouillonnait.
Le lendemain, après la fontaine de vin
d’Irache, où nous avions tous rempli — et
vidé — nos quarts d’un excellent rouge avant neuf heures
du matin, il fut le seul à m’accompagner visiter l’église et
l’admirable cloître de San Verremundo, patron du chemin en Navarre
et moine bénédictin du XIe siècle. « Il
ne croit pas en Dieu, et il visite toutes les églises : cet
homme est fou ! » commenta Paco, qui ajouta,
farouche : « Moi je crois en Dieu, et je n’en visite
aucune ! »