MARGARITO
Il arrive que les refuges portent bien
leur nom, et soient des lieux où l’on se réfugie.
Dans le petit matin, après Burgos, il
pleuvait. À ne pas croire, fin juillet, en Castille... Et avec la
pluie, l’usure, l’impression que ça dure depuis toujours, et que ça
n’en finira jamais.
Il était très tôt, et nous marchions sous
les capuches pointues de ces imperméables en plastique qui
enveloppent le pèlerin et son sac dans une même étanchéité
transparente, gardant les vêtements au sec, mais pas du tout
l’individu, qui sue.
En nage dans ce sauna portatif, et
néanmoins frigorifiés, nous éprouvions les sensations paradoxales
que seuls peuvent connaître les rares survivants des grandes
fièvres tropicales.
On avait faim, en plus. La faim, ce n’est
pas quand on se réveille, c’est une heure après ; on commence
à regarder si les cafés sont ouverts ; mais inutile d’espérer
en trouver un à l’aube dans les affligeants abords de Burgos. On
trouve des panneaux qui annoncent des cafés, mais quand on arrive
devant, c’est fermé.
On va d’espoir déçu en espoir déçu ;
jusqu’à la racine du découragement.
Deux heures après : Tardajos. Café
fermé, refuge fermé, épicerie fermée. Trop tôt. Deux kilomètres
plus loin, patelin suivant : Rabé de las Calzadas. Minuscule.
Tout fermé, tout normal. Eh bon, quelqu’un qui nous dit :
« Vous prenez la deuxième à gauche, la première à droite,
encore à gauche, et il y a un refuge ; ils vous donneront du
café ! » C’est un détour, tout détour est un ennemi, une
rallonge, on n’aime pas les détours, un détour plus un faux espoir,
encore un, ça serait beaucoup ; ils n’oseraient pas, quand
même...
Et là, soudain, l’incroyable : un
tout petit refuge ouvert, et quand on demande du café, on nous
propose une tartine avec, et du lait, du sucre, un radiateur !
Et comme un miracle n’arrive jamais seul, le voilà, lui, qui se
précipite, qui trotte, qui se casse la figure, qui se relève. Une
oreille debout, l’autre couchée, un œil ouvert, l’autre fermé,
hirsute en différentes longueurs mais d’un noir presque uni, et
avec la queue qui fait un coude ! Un véritable angle droit. À
l’origine, sans aucun doute, ses parents étaient des chats, mais
lui est un anti-chat, comme ma Jaja ! Je le reconnais
immédiatement. Il se frotte à nous, montre son ventre, se fait
gratouiller par des inconnus, pas du tout chat, ça ! C’est un
gato desdichado. Un chat mal doué. Mirobolante
merveille !
« Et il (ne) répond (pas) au nom
de ?
— Margarito, répond l’hospitalier. Au
début, on a cru que c’était une femelle, on l’appelait Margarita,
mais c’est un mâle finalement, donc : Margarito. »
Raquel rigole : Margarita, c’est le
prénom Marguerite, mais Margarito, au masculin,
c’est inouï en espagnol jusqu’à présent...
Moi aussi, j’ai eu un Tapioca rebaptisé
Cannelle... J’ai même connu autrefois une chatte qui avait suivi le
parcours inverse, et finalement s’appelait George, sans s, telle
George Sand. Une tigrée de l’avenue Montaigne. Sa patronne
dirigeait Elle. Quand Madame Figaro avait publié tout
un numéro sur les chats de race, sans qu’aucun gouttière vînt
polluer de ses pattes vulgaires son beau papier glacé, elle lui
avait dit :
« George, ma vieille, tu es un
non-événement. »
Et George, la très subtile, avait su
apprécier ce subtil compliment, qui n’était pas du tout un hommage
à la concurrence, mais la plaçait au contraire à la pointe de
l’actualité véritable, invisible pour les bourgeoises d’en face.
George était très futée et très belle. À l’opposé de
Margarito.
Tentons une explication.
Il y a des animaux qui sont les plus beaux
de leur race, les plus intelligents, les plus doués ; ils ne
s’intéressent pas du tout à nous ; à peine condescendent-ils à
nous apercevoir.
Il y en a des un peu moins bien, juste
normaux — qui nous obéissent, ou sont censés le
faire ; les domestiques.
Et puis il y a des animaux ratés, qui font
de leur mieux.
Ce sont les plus rares. Un animal vraiment
raté meurt à la naissance, en général, ou peu après, parce que sa
mère veut lui épargner les affres d’une survie aléatoire avec
l’allure qu’il a, et le peu de dons qu’il manifeste.
Seulement, même chez les animaux, les
mères ne sont pas toujours les personnes les mieux placées pour
tuer leurs enfants.
Quelquefois donc, il arrive que des petits
comme ça, après avoir échappé aux dures lois de la nature et à un
instinct maternel défaillant, se mettent à grandir — tout
de traviole.
Ils vivent alors les invraisemblables
aventures qui leur donnent ces signes distinctifs secondaires
époustouflants auxquels on les reconnaît ensuite (comme la queue à
angle droit chez Margarito) et suscitent partout le même
commentaire : « C’est-y pas Dieu
possible ! »
Quand on demande à l’hospitalier ce qui
est arrivé à son chat, on observe un mélange de mains ouvertes,
épaules haussées et respiration bloquée qui témoigne chez l’être
humain d’une incapacité totale à raconter un événement voué à
demeurer incompréhensible. De l’ordre du mystère.
Mais il y a des questions dont on devine
déjà la réponse : que Margarito ne chasse pas, par exemple, ni
les souris ni les oiseaux ; qu’il n’aime pas le poisson, non
plus. Il y a de grandes chances aussi pour que le lait le fasse
vomir. Supporte-t-il le fromage ? Pas sûr, il est si éloigné
de ce qu’est un chat, un vrai chat, un félin professionnel,
indépendant, inspiré, gracieux, adroit...
Margarito fait de son mieux pour plaire à
son humain, seul animal qui le protège et s’intéresse à lui. Et
sans lequel il serait mort depuis longtemps. Il se met en boule sur
son épaule quand il dort, pour lui tenir chaud (et le
réveille !) ; se met entre ses pieds dès qu’il se lève
(et le fait tomber !) ; le suit partout ; ne le
lâche jamais. Certains soutiennent qu’il s’agit d’un comportement
de chien, sauf que Margarito ne montre pas la moindre qualité
canine ; il ne sait pas du tout garder la maison ni rapporter
une balle, par exemple.
Un chat normal ne sait rien faire d’utile,
et en cela seulement le chat mal doué sait jouer son vrai rôle de
chat.
Sinon, il fait tout son possible, et se
trompe souvent ; croyant bien faire, il fait tout de
travers ; s’appliquant, il sème le trouble ; il n’a aucun
instinct auquel se référer, et tant que son maître le prend pour un
vrai chat, les malentendus sont nombreux.
Mais après, une fois que l’humain a
compris que cet animal exceptionnel, en forme de chat, était
prototypique, paradoxal, à découvrir, à inventer, quel
bonheur !
C’est un peu, pour lui, comme de recevoir
chaque jour un cadeau de fête des pères ou des mères, une
irrésistible horreur dégoulinante d’amour pataud devant laquelle,
chaque fois, il doit trouver une nouvelle exclamation ravie.
Et c’est en cela aussi que le chat mal
doué est très éducatif de ses maîtres, et non l’inverse, car il ne
cesse, entre autres choses, de renverser l’échelle des valeurs. Il
change le regard et conduit à la charité véritable, bien au-delà
des apparences.
Sans l’influence du chat à la queue
coudée, le refuge de Rabé de las Calzadas n’aurait jamais été
ouvert dès l’aube et son café au lait ne serait pas le meilleur du
chemin de Saint-Jacques.
Nous quittâmes à regret l’admirable
Margarito et son maître.
Pour qu’on ne l’oublie pas trop vite,
cette merveille d’anti-chat avait affectueusement gratifié nos
jambes de longs poils noirs absolument indécollables.