POMPON

Quand je les ai vus, ils saucissonnaient au bord du chemin ; l’âne attaché à un arbre, et le type, un barbu, genre catho traditionaliste ou écolo, couché dans l’herbe à côté. Je me suis dit : Ah non, je ne vais pas me trimballer avec un mec et un âne, plus l’histoire du mec et de son âne ! Au secours ! Je les ai salués, et je me suis mise à cavaler le plus vite possible pour éviter qu’ils ne me rattrapent.
C’était un jour de jubilations, ce 17 septembre. Après avoir quitté Saintes, et laissé un cierge aux antiques reliques de saint Eutrope dans la crypte décrite par le pèlerin Aymeri Picaud au XIIe siècle, j’avais téléphoné à ma mère pour son anniversaire, et à Valérie pour rien, assise sur une borne, juste parce que je me sentais bien et que j’avais envie de le dire à une amie. Grâce à ces grosses bornes, précisément, qui balisent les Charentes, je pouvais me passer de cartes et de guides, et entrer avec confiance dans un paysage qui virait doucement au Midi de mon enfance, celui qu’on appelait le Midi moins le quart pour le distinguer de l’autre, le Midi de Pagnol et des Parisiens. Du chemin, j’apercevais à l’horizon la nationale 137 qui nous conduisait autrefois chez notre grand-mère paternelle à Lavaur, dans le Tarn. Ça sentait déjà le Sud-Ouest, ses poules, ses oies et bientôt ses pintades dans une campagne de maisons blanches à toits de tuiles. Les gens n’avaient pas encore l’accent, mais déjà le texte. Je l’avais vérifié auprès d’un homme en short assez ventru à qui j’avais demandé de l’eau. Comme je le félicitais pour les glaïeuls de son jardin, il me dit qu’il en avait eu un de plus d’un mètre quatre-vingts, à trois têtes, saumon orangé, le mois précédent... Je m’ébahis poliment.
Ensuite, j’avais fumé une cigarette de délices dans une sorte d’Olympie miniature : les ruines de Thénac. Trois bouts de colonnes cassées, trois petits cyprès, un pin. Pierres grises sur fond vert profond. Manquaient les cigales. Pauvreté de la pensée, pauvreté de l’écriture, pauvreté du pèlerin, ai-je noté, heureuse dans ma bulle de solitude.
À la fin, le paysage était nul et plat ; l’arrivée à Pons interminable, comme à Saintes la veille. L’accueil des pèlerins en haut de la ville, et l’hébergement en bas, à l’autre bout — évidemment. Sous une voûte antique tout ce qu’il y a de chic, classée par l’UNESCO et bien fermée. On m’avait donné un numéro de digicode, mais impossible de trouver la porte qui allait avec. Au moment où je téléphonais pour me renseigner, un énorme orage éclata. Des trombes d’eau. Et le barbu est arrivé. Avec l’âne. Sous des plastiques dégoulinants. Sûrement le Bon Dieu qui me les envoyait ; je n’allais pas leur faire le coup de Raquel... D’ailleurs le barbu trouva la porte sans s’énerver.
Or donc, ainsi qu’il devait être écrit depuis le commencement des siècles, en mangeant une pizza sur la place, j’eus droit à l’histoire du mec avec l’âne. Le barbu s’appelait Pascal, et quand il déclara que la bière que nous buvions en apéritif était la preuve de l’existence de Dieu, je fus rassurée : pas le genre d’argument théologique d’un abonné à Famille chrétienne... Et comme il travaillait dans « la grande distrib’ » peu de risques non plus qu’il fût écologiste ; sa barbe n’était pas un uniforme. Quant à l’âne, il s’appelait Pompon, ce qui est le sort de tous les ânes, quand ils ont échappé au patronyme de Cadichon, glorifié par la comtesse de Ségur.
Ingénieur agronome, Pascal s’était retrouvé en coopération à Haïti, où il avait essayé de restaurer l’élevage porcin sinistré après le tragique abattage de ses cochons noirs (effet pervers de l’impérialisme américain sur lequel j’appris tout), quand un terrible accident de moto, qui aurait pu lui coûter la vie, se contenta de lui exploser un pied. « Si je remarche un jour, s’était-il dit alors, je marcherai. » Après quantité d’opérations, son pied restauré, il se souvint de son vœu et décida d’aller à Compostelle. Il se fit faire des chaussures sur mesure et s’entraîna. Peu avant le départ, il se rendit compte que, si la marche ne lui posait pas de problème, il ne pouvait pas en même temps porter du poids sur le dos sans souffrir atrocement. Comment trimballerait-il ses affaires ? « Prends un âne », lui conseilla un ami. Beaucoup de pèlerins étaient allés à Santiago avec des ânes. Pascal le Nantais, garçon plutôt citadin, se mit à la recherche d’un âne sur le net. Aucune location ne semblait envisageable sur une telle distance, et la vente pas donnée : six cents, huit cents, parfois plus de mille euros !
Le seul âne qui ne grèverait pas son budget et n’habitait pas trop loin était en Vendée. Pompon. Pascal alla lui rendre visite, le trouva maigre et poussiéreux mais constata, en le faisant évoluer parmi des tracteurs, qu’il n’avait pas peur ; il topa là. « Je l’ai trouvé moche, mais sympathique », dit-il. Un pèlerin, grand ami des ânes, lui fournit un bât, quelques conseils, et son numéro de téléphone en cas de problèmes. Sur ses papiers, obligatoires pour circuler à travers la France, le vétérinaire avait écrit : « âne d’origine incontrôlée »... Pompon n’avait « aucun signe particulier », et même son âge, « environ trois ans », était flou.
Le lendemain, avant notre départ pour Nieul-le-Virouil, je donnai un coup de brosse à Pompon et montrai à Pascal comment lui curer les sabots en lui agrippant la queue, pour éviter les ruades. Réflexes de Saumuroise : je ne suis pas une brillante cavalière, mais un excellent palefrenier. Avant de le bâter, il me fit remarquer la croix que Pompon, comme tous les ânes, portait sur les épaules ; elle était si discrète que je ne l’avais pas vue... Et nous voilà partis. Pascal était un grand costaud fort sympathique, mais il n’avait aucune autorité sur son âne. Ni même l’idée qu’il dût en exercer une. Nous marchions au rythme de Pompon, qui n’arrêtait pas de bouffer. Trois pas rapides et hop ! un arrêt brusque pour arracher de l’herbe ou siffler une goulée de glands au passage. On aurait dit une sorte d’aspirateur fou. Pour lui, le paysage, entièrement comestible, devait ressembler à une énorme pâtisserie ; il vivait à chaque instant les émois de Charlie dans la chocolaterie... Et nous le suivions, d’accélérations en ralentissements.
En fin de matinée, Pascal m’a laissée le conduire ; je crois que ça le soulageait un peu. Je dis à Pompon : « Pompon, on ne va pas s’en sortir comme ça. Tu n’es pas un âne américain. Tu ne dois pas marcher et manger à la fois. Ou tu marches ou tu manges ! Maintenant tu marches, et on s’arrêtera toutes les heures cinq minutes pour te laisser manger. En avant ! » Je tirai sur sa corde et dressai mon bourdon en l’air. Pompon fit un pas de travers et essaya d’attraper un épi de maïs en douce. Même pas peur. Alors qu’il suffit d’agiter l’ombre d’une chambrière devant les yeux d’un cheval pour l’affoler, mon bâton levé ne suscitait aucun émoi chez l’âne... Il ne semblait pas davantage sensible au son de ma voix. Pascal suivait la scène avec intérêt. Comme je suis aussi têtue qu’une bourrique, je réussis, après quelques rebuffades, en lui tirant le nez avec sa longe, et en appliquant le plat de mon bourdon derrière ses fesses, à le maintenir à notre allure et à le faire trotter droit. Mais c’était un effort de tous les instants ; Pompon m’avait à l’œil. Dix minutes plus tard, il se mit à boiter ostensiblement : pure comédie ! Et qui aurait pu réussir, si je n’avais pas lu quelque part que c’était une ruse commune chez ses congénères... Pascal éclata de rire : Quel talent, ce Pompon !
La fille de l’écuyer en chef était donc devenue dresseuse d’âne : quel destin ! Mais qui avait ses limites : si Pompon se mit à trottiner avec régularité, s’arrêtant net à chaque heure pour sa collation comme s’il avait une horloge dans l’estomac, il continua cependant à nous imposer son train pour le cours de la journée : lent au départ, et de plus en plus rapide jusqu’au soir, quand il sentait l’étape arriver. Je le traînais le matin et il me traînait l’après-midi. Il hérita donc de mon sac. Ça le lestait dans ses désirs de foncer, et moi, ça me délestait. Le rythme s’installa, alternant marche et alimentation, plus une bonne heure de pause pour le déjeuner, où il était débâté. Car une de ses spécialités, m’apprit Pascal, qui appelait ça des « pomponeries », était de se rouler par terre sans égard pour son éventuel chargement, et de préférence avec. Signe avant-coureur : il grattait le sol du sabot pour trouver du sable... Autre facétie, un soir, sur une place de village : il s’écroula par terre, et resta couché, immobile, pattes en rond, son barda sur le dos. Impossible de le faire relever. Une vraie bûche. Après un coup de fil à son pèlerin conseiller en ânes, Pascal, tout sourire, trouva la solution... Il s’en fut remplir ma gourde à la fontaine et, sans dire un mot, la vida sur le crâne buté du bourricot, de toute sa hauteur, juste entre les deux oreilles. Pompon bondit illico sur ses pieds, comme s’il était monté sur des ressorts !
En réalité, je n’étais pas son maître. Car, comme les chiens, les ânes ont un maître, et Pascal était le maître de Pompon. Impossible de l’ignorer : dès qu’il le voyait arriver à l’aube ou s’éloigner dans la journée, Pompon poussait des braiements à fendre l’âme, que seule l’ingestion de pain ou de carottes pouvait contenir. C’était très commode pour faire les courses. Et surtout très discret, quand Pascal essayait d’aller acheter des cartes postales en me laissant boire un verre en terrasse, où je donnais l’effet d’être une tortionnaire à côté de mon inconsolable en larmes... Pompon n’obéissait pas davantage à Pascal qu’à moi, mais il l’aimait — et il me supportait. Il n’est pas dans la nature des ânes de se laisser dresser ; ils sont beaucoup trop malins pour ça. Mon père m’a toujours dit que si les chevaux étaient intelligents, ils n’auraient jamais accepté que des hommes leur montent sur le dos. Le gabarit des ânes ne leur laisse pas un tel choix, mais ils ont développé des siècles de bruyant libre arbitre, et leur dos reste marqué d’une croix en souvenir, dit-on, de l’ânesse que réclama Jésus pour le porter en triomphe dans Jérusalem. Si le cheval est la plus noble conquête de l’homme, l’âne est l’humble choix de Dieu. Il ne marche qu’à l’amour.
Même silencieuse, la présence de Pompon suffisait à déclencher des attroupements dès que nous traversions une agglomération. Notre trio avait des allures de cirque ambulant. Dès le premier jour, de grosses Anglaises nous photographièrent en nous parlant du livre de Stevenson sur sa traversée des Cévennes avec un âne, et un couple de Gitans me proposa de l’argent en échange de prières à Compostelle... Pompon attirait en priorité les vieilles dames et les enfants ; j’en vis une se priver pour lui du pain brioché qu’elle destinait à sa sœur, exactement comme les petits lui offraient spontanément leurs goûters. Le mieux fut un dimanche de pluie où nous étions réfugiés sous un abribus pour casser la croûte. Une voiture passa dans un sens, puis repassa dans l’autre, et finit par s’arrêter. « Est-ce que ma fille peut caresser l’âne ? » demanda la conductrice, un peu méfiante, en ajoutant : « Vous êtes des vrais ? Des gens comme vous, on n’en voit qu’à la télévision ! » Je montrai à sa fille comment donner du pain à l’âne, en mettant la main bien à plat, pour ne pas se faire mordre. Elle me demanda si Pompon parlait, comme Shrek, dans le dessin animé. Pas encore, mais ça ne manquerait pas, si on l’embêtait trop. Car dans la Bible aussi, l’ânesse du devin Balaam se mettait à parler. Pour engueuler son maître, et lui reprocher de l’avoir frappée alors qu’elle essayait simplement d’éviter l’ange qui leur barrait la route avec son épée — et qu’il était trop nul pour avoir vu, ce prétendu voyant...
Sans l’ombre de la moindre maltraitance, mais tout au contraire brossé, caressé et gavé, Pompon devenait de plus en plus beau et prospère. Resplendissant. Il finit même par développer une sorte de coquetterie qui le faisait piler net quand son bât n’était pas arrimé de façon assez équilibrée sur ses flancs, ou que son imperméable de plastique bleu pendouillait, et redresser la tête dès que nous croisions des juments. Curieusement, car il était castré, les juments (et pas seulement les ânesses !) se précipitaient sur son passage, et il s’arrêtait alors de longues minutes pour leur renifler les naseaux, de l’autre côté de la clôture, en une espèce de flirt charmant que nous n’osions trop interrompre. Ensuite, elles escortaient ses pas, tendres et tremblantes, jusqu’aux limites de leurs tristes barbelés. Décidément, en amour, la taille ne compte pas, nous disions-nous, en regardant notre Don Juan avec une fierté imbécile de parents méditerranéens. Inutile de rêver : nous n’aurions jamais tout une marmaille de petits mulets...
Le seul élément dont l’intrépide Pompon avait peur, c’était l’eau. Pascal et lui avaient déjà eu l’occasion de terminer ensemble, les quatre fers en l’air, le passage d’un ruisseau dans la flotte. Lui faire traverser un pont était toute une affaire ; il fallait le mettre au beau milieu de la chaussée, le plus loin possible des bords, en lui bouchant toute vue sur les côtés. Cette phobie tombait particulièrement bien car nous avions au programme le franchissement du plus grand estuaire de l’Europe ! Rien de moins. Depuis le Moyen Âge, les pèlerins de Compostelle traversent la Gironde à Blaye sur des embarcations instables où la tradition rapporte qu’ils se faisaient rançonner quand ils avaient eu la chance d’échapper à la noyade. De nos jours, il y a un bac, mais le fleuve est toujours aussi large... Nous avions bu pour nous donner du courage, et habilement glissé entre deux véhicules, Pompon se retrouva à fond de cale, rangé parmi les voitures, les camping-cars et les vélos, sans aucune vue sur une eau plutôt marronnasse. D’autorité, un employé tendit à Pascal une pelle et un seau, qui se révélèrent utiles pour recueillir l’expression concrète, mais finalement modeste, de sa frayeur...
Grand cœur, Pompon était taillé pour l’exploit ; il supportait mieux les grandes rivières que les petits ruisseaux.
*
De l’autre côté de l’estuaire, une dame de la mairie acceptait de loger Pompon dans son jardin, où Pascal camperait. J’espérais qu’elle m’offrirait un lit ou un canapé, mais elle n’était pas là quand nous sommes arrivés, et Pascal me proposa de partager sa tente igloo format SDF de l’association Don Quichotte dans le terrain qu’elle nous allouait. Même si nous n’avions jamais fait chambre à part depuis notre rencontre, de dortoirs en salle de réunion, nous n’avions jamais couché aussi près ! Néanmoins sa proposition semblait sans arrière-pensées, et je n’avais pas le choix. Les nuits ne sont pas aussi chaudes que les jours, fin septembre.
Je n’avais pas dormi sous la tente depuis les scouts... Pascal n’avait jamais campé de sa vie avant le pèlerinage, et les quelques nuits qu’il avait déjà passées sous la toile l’avaient frigorifié. Normal, pensais-je : il ignorait le principe selon lequel il faut se préserver autant de l’humidité qui monte la nuit que de celle qui descend le matin, et s’isoler du sol comme du ciel, en étalant la couverture de survie par terre. Ce que je fis. Nous achetâmes une bouteille de bordeaux, une voisine nous offrit des tomates, et, après quelques agapes, nous dormîmes dans une commune chasteté monacale, habillés de pied en cap dans nos sacs de couchage, chaussettes et polaires comprises. J’avais juste oublié de mettre un bonnet, et mes cheveux étaient transformés en serpillière quand je me réveillai, vers trois heures du matin, au son étrange et familier des mâchoires de Pompon : il bouffait, l’animal, même au milieu de la nuit ! Le sol bien dur me remontait dans la peau de toutes ses aspérités ; j’entendais le bruit de l’autoroute au loin ; nous étions dans une espèce d’ancienne campagne en construction, cernée par des maisons inachevées, mais déjà habitées. Pompon mangeait parce qu’il ne faisait pas vraiment noir : la pollution lumineuse orangée de l’éclairage routier grignotait le champs des étoiles comme ces maisons la nature.
Au matin, nous étions tout poisseux, et Pascal aussi frigorifié que d’habitude... Mme Sanchez, de retour, nous offrit une douche et un petit déjeuner ; elle ne voulait pas d’argent, juste une carte de Compostelle. Son mari nous montra la route sur une carte d’état-major.
Car en prenant le bac, nous avions quitté les Charentes et leurs grosses bornes pour retrouver guides, plans et énigmes : le chemin n’était plus tout tracé...
Le Bordelais était en pleines vendanges, mais nous ne fîmes pas goûter de raisin à Pompon, de peur qu’il apprécie trop. Quant à nous, fort instruits, grâce à Pascal, des traitements pesticides, nous ne cueillions des grappes que si elles nous tombaient du ciel, leurs vrilles enroulées aux buissons ou aux branches des arbres, par une bizarrerie de la nature qui les avait fait essaimer dans les bois, et rendues à l’état sauvage. Sur les collines, les vendangeuses mécaniques taillaient la vigne comme un buis versaillais, donnant aux collines l’aspect géométrique et rayé d’un crâne natté d’écolière africaine. Entre deux châteaux, la campagne continuait à se construire, et, parmi les terrains vagues, futurs jardins, se dressaient déjà, solitaires et biscornus, des portails tarabiscotés où s’affichait la prétention des propriétaires à rivaliser de laideur ostentatoire avant même l’existence d’une clôture à fermer. Le portail, ultime refuge de la vanité humaine... La région semblait prise d’une telle frénésie de maçonnerie que nous avions lu dans un village, à l’entrée du cimetière, une pancarte interdisant de prendre l’eau des morts pour la mettre dans sa bétonnière...
Toujours hantée par mes rêves de solitude inspirée, que nourrissaient aussi les désirs plus matériels d’un nouveau pantalon et d’une épilation en institut, je pensais laisser Pascal pour traverser Bordeaux, où je trouverais ces indispensables, et que Pompon l’obligeait à contourner. Mais nous avions encore deux étapes en commun et son guidage m’enlevait bien du tracas.
Nous formions un drôle de couple... Pascal était gentil, bavard, courtois et, comme souvent les gens qui ont été longtemps malades, patient. Il passait des heures au téléphone pour organiser des étapes que la compagnie de Pompon compliquait. Tous les propriétaires des gîtes ruraux n’étaient pas prêts à accepter qu’on boulottât leur potager, et toutes les mairies n’avaient pas d’enclos... Père de trois garçons, et séparé de leur mère qui élevait du jurançon près de Pau, alors qu’il gérait des histoires très complexes de transports de poulets pour les hypermarchés bretons, Pascal était habitué, par les nombreux week-ends qu’il passait seul avec ses enfants, aux locations. Les balais, les serpillières et les produits ménagers n’avaient aucun secret pour lui. En revanche, quoique très gourmand, il mangeait n’importe comment. Sa seule idée en la matière était qu’il fallait faire un repas chaud par jour.
Comme le bât de Pompon nous autorisait à transporter plus de courses que ne le font d’habitude les pèlerins, je me mis à gérer les provisions et organiser les repas en bonne ménagère, talent dont je suis généralement dépourvue. À ma grande surprise, je me retrouvais en train de creuser des tomates pour les remplir de macédoine de légumes, et à mettre la table avec les moyens du bord, tandis que l’homme allait nourrir la bête et brancher l’électricité. J’avais l’impression de jouer dans La Petite Maison dans la prairie. Pascal était très bon public pour ma cuisine, et touché aussi que je m’occupe de ses ampoules, alors que j’ai toujours aimé soigner les bobos, depuis mes quatorze ans, l’époque des scouts, où j’ai passé mon brevet de secouriste à la Croix-Rouge. Nous formions un drôle de couple, mais je n’ai pas l’habitude de former un couple, et cette espèce de féminité retrouvée, d’infirmière cuisinière, pour inattendue qu’elle soit, était assez plaisante à vivre. C’était une autre surprise du chemin, et je compris qu’il fallait que je la vive comme telle au lieu de vouloir toujours me carapater. Après moult hésitations, je finissais, chaque soir, par repousser notre séparation.
*
Deux nuits de suite, nous fûmes hébergés par un clergé hors d’âge. D’abord par des religieuses à la retraite, au Plan-Médoc, puis par un vieux curé méfiant qui ressemblait au rat musqué de Kipling. Chez les bonnes sœurs, nous fîmes chambre à part pour la première fois dans de vrais lits aux vrais draps, tandis que Pompon grignotait leurs acacias. Les vieilles bonnes sœurs réparèrent mon fond de pantalon troué avec un autocollant rustique, et nous nourrirent d’omelette aux pommes de terre sous le portrait du pape, au cours de leur dîner dans des odeurs de soupe et de cire. Elles étaient huit, et j’avais l’impression d’être chez Blanche-Neige. Enfin, à l’envers... L’une d’elles, Espagnole, fit remarquer que l’omelette n’était pas très bonne, et que ce n’était guère étonnant vu l’antiquité qui l’avait fait cuire et venait de s’éclipser... La supérieure, un peu plus jeune que les autres, lui répondit gentiment : « Il ne faut pas enlever aux vieux ce qu’ils font moins bien, ça les humilie davantage. » Pas mal. Elle nous avait déjà annoncé, enchantée, la victoire au rugby de la France contre l’Écosse : « C’est bon pour le moral : le jeu et la météo ! » Pour nos deux chambres, les repas et la grande prairie de Pompon, les religieuses ne nous demandèrent pas d’argent, mais acceptèrent sans problème celui qu’on leur donnait. C’est le système catholique : tout est gratuit, mais on fait la quête à la fin...
L’autre curé, guère plus jeune, le lendemain, grinçait à nous accueillir : les pèlerins de Compostelle étaient une habitude de son prédécesseur ! Un peu trop folklorique pour lui plaire, et avec un âne en plus ! Il n’exprima pas la cause de ses nombreuses réticences, mais finit, à reculons, par nous prêter une salle de catéchisme pour y dormir en repoussant les tables, avant de partir célébrer sa messe du samedi soir en mobylette, sans nous proposer de l’accompagner. Au cours du dîner au restaurant chinois (au milieu de nulle part, dans la banlieue de Bordeaux !) où le vin de table s’appelait subtilement Shin Hoa mais où les gens avaient enfin l’accent du Midi, j’expliquai à Pascal que c’était un curé moderne, et lui prédit qu’il nous vanterait l’action des laïcs dans l’Église en réponse au manque de prêtres et son inquiétude face aux intégristes. Ça n’a pas manqué le lendemain au petit déjeuner, et j’ai gagné facilement une réputation d’extralucide. Pourtant ce n’était pas difficile à deviner. Avec notre âne et notre pèlerinage, il nous avait pris pour des traditionalistes... Après tout, n’avais-je pas moi-même soupçonné Pascal, à première vue, d’en être un ? Et qu’est-ce que ça aurait eu de si terrible ? Autrefois, quand les catholiques étaient nombreux, ils cherchaient à convertir la terre entière. Aujourd’hui, quand il n’y a plus que 4,5% de Français qui vont à la messe chaque dimanche, les catholiques pratiquants sont devenus un groupuscule si groupusculaire qu’il développe cette suicidaire logique commune aux groupuscules : l’exclusion de ses propres membres... C’est malin ! Et cela fait un moment que ça dure.
D’ailleurs, Pascal aussi en a été victime. Petit, quand il a voulu apprendre l’harmonium pour jouer à l’église, la titulaire lui a dit : « Montre tes mains ! » et puis : « Ce n’est pas la peine, elles sont trop petites ! », m’a-t-il confié en étalant ses longs doigts sous mes yeux. Et quand plus tard, il a proposé son aide au prêtre pour servir la messe du matin à sept heures, le curé lui a répondu : « Non, ça me compliquerait la vie. » Voilà comment on encourage les vocations ! Cette génération de modernes en voulant ouvrir l’Église aux autres l’a fermée aux siens, et s’étonne de ne plus trouver comme jeunes prêtres que les fils de ceux dont elle ne voulait plus, trop typés, et qui ont attendu que ça passe dans leur coin, agrippés à leurs chapelets en famille, les fesses bien serrées. Ou les Africains et les Asiatiques, petits-enfants des missionnaires, qui n’ont guère l’esprit plus large, malgré leurs belles couleurs. Les prêtres modernes n’ont encouragé personne à devenir prêtre, comme s’ils voulaient être les derniers des Mohicans. Pascal dit : L’Église devrait avoir autre chose à proposer... Certes ! Déjà une veine qu’il ne soit pas devenu bouddhiste ! Nous en avons tous eu la tentation, un jour ou l’autre, et nous cherchons sur le chemin à la fois une forme de spiritualité agreste inventée là par les pèlerins de jadis, loin de leurs querelles de clochers, et les traces d’une enfance où nous avions la foi.
J’aime les prêtres qui croient en Dieu, comme le père Antoine ou le frère Matthieu. Et je commençais à aimer saint Théophane, dont je continuais à lire les lettres : il était en train d’apprendre à fumer le cigare avec les autres missionnaires sur le bateau pour l’Indochine... À l’époque, c’était obligatoire : la fumée servait à chasser les moustiques ! J’y vis une caution à mes propres clopes, bien entendu...
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Il pleuvait parfois quelques heures. Sous nos grandes capes, la pluie n’était pas désespérante, comme je l’avais craint, et mon poncho rouge me donnait toute satisfaction. Simplement, il ne fallait pas marcher trop près de la grand-route, si l’on ne voulait pas se faire happer par des camions ; ils avaient déjà emporté mon chapeau et chaque année, surtout en Espagne, des pèlerins périssaient ainsi... Pascal aussi avait un poncho rouge, mais dans une matière moins perfectionnée, et nous avions les mêmes chaussettes synthétiques, orange et gris, les mêmes tee-shirts « à fond la forme » à six euros, qui cousinaient le soir sur mon indispensable fil à linge, façon Laurel et Hardy, entre deux arbres. Dans un surplus américain, je nous avais trouvé des chaussettes noires qui séchaient vite pour la nuit. J’ai regretté de n’avoir pas pris pour Pascal un sac de couchage — 10° puisque le sien ne lui tenait pas chaud. Je ne l’avais pas acheté parce qu’il était gros : réflexe de pèlerine sans âne... C’était idiot.
Au Barp, nous avons retrouvé la pèlerine coincée. Nous l’avions déjà croisée, peu causante et fermée, à la sortie de quelque monument historique ; elle nous lançait toujours des regards furieux. Partie de Paris, elle suivait la voie de Tours, et visitait tout ce qu’il fallait visiter selon le guide. Je pensais qu’elle nous prenait pour des ilotes incultes (le mot ilote montre une boursouflure d’ostentation culturelle digne d’un portail bordelais !) mais elle finit par m’avouer la cause de son ire : Pompon. Nous étions des pèlerins hédonistes qui avions loué un âne pour nous la couler douce en nous débarrassant de nos sacs à dos... J’ai eu beau lui expliquer l’accident de Pascal, elle campa sur ses positions. Au refuge, elle se fit cuire des pâtes sans assaisonnement (ah, le mythe des sucres lents !) en refusant de partager avec nous melon, poulet, camembert à la louche et pêches arrosés d’un excellent bordeaux, menu qui ne fit rien pour améliorer notre réputation. Le chemin est assez dur pour qu’on n’ait pas besoin d’en rajouter ! Et le maniement de Pompon largement aussi usant que le port d’un sac à dos...
Le plus joli endroit où nous logeâmes fut le refuge de Saint-Pierre-de-Mons, près de Belin-Beluet, un gîte médiéval avec le confort moderne, pour nous tout seuls, sur une pelouse vert clair entourée de pins. Le sable des Landes était si doux sous la mousse, que je descendis pieds nus me baigner les yeux à une fontaine miraculeuse dans un décor de conte de fées. La vieille église était fermée ; entourée d’un cimetière plein de plaques de faïence aux dessins naïfs représentant les multiples chasseurs de palombes et autres pêcheurs qui reposaient ici, en pleine nature, elle comportait un côté séparé pour les lépreux et les excommuniés. « La sacristie du XVe est sans intérêt » prévenait un panneau signé par les historiens locaux — et sans doute destiné aux cambrioleurs... Pompon, débâté, se roulait de bonheur dans le sable. Mon ânier, ce soir-là, me tint des propos délicats mais un peu trop affectueux, et l’envie de reprendre mon indépendance, qui ne m’avait jamais quittée, y trouva un bon prétexte. Le chemin de Compostelle ne pouvait se transformer en voyage de noces avec un âne, d’autant que Pascal prévoyait pour le lendemain une étape de quarante kilomètres dont je me sentais incapable, avec tendinite assurée. Il devait s’arrêter à Saint-Jean-Pied-de-Port, à la frontière, mais je devais tenir jusqu’au bout. Sans moi, ils iraient beaucoup plus vite, avec leurs six pattes, et je pourrais loger à mi-chemin dans une maison d’hôtes qui n’accueillait pas les animaux.
Plus lente, je partis donc plus tôt le lendemain, et quand Pascal me rattrapa, à un café, il me dit que Pompon avait exécuté une série de ruades festives en constatant mon absence. Je lui avais laissé, en évidence au milieu du chemin, quelques carottes des sables tombées des camions et qui constituaient pour lui autant de cadeaux du ciel... Ensuite, ce fut lui qui laissa la marque de ses sabots dans le sable, ou parfois des traces plus odorantes, pour me guider...
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Recouvrant ma liberté sans esquisser de ruades, je retrouvais avec bonheur les deux mamelles de mon existence : les églises et les PMU. Je commençais toujours par l’église (« Dieu premier servi », selon Jeanne d’Arc) où je mettais des cierges en présentant au ciel les prières nées de mon épuisement quotidien, et ensuite le PMU, où je les trouvais exaucées. La compagnie de Pompon, dont la sirène se déclenchait dès qu’on le laissait garé à l’extérieur, m’avait un temps éloignée de ces lieux fraternels qui conservaient des bulles de mon enfance dans la poussière muséale de leurs vieilles réclames. Souvent tenus par des femmes énergiques, capables de maîtriser une clientèle masculine possiblement imbibée, les PMU sont teintés du rêve obstiné qu’entretiennent les chevaux et l’alcool dans la cervelle des hommes. J’y trouvai à manger, à boire, quelquefois des journaux, et même un chapeau de pluie, à Pissos, pour remplacer le mien, envolé sur la route. Un vrai chapeau imperméable de Mémé....
Je retrouvai aussi la bonne cuisine des chambres d’hôtes (bien meilleure que la mienne !) et traversai la forêt des Landes. « C’est le pays le plus ennuyeux du monde », écrit un pèlerin du XVIIIe siècle, Guillaume Manier, avant, il est vrai, que les pins fussent plantés. J’en avais conservé un souvenir tout aussi ennuyeux, en voiture, avec les pins, au siècle dernier, déjà... Mais à pied, sur de souples chemins de sable, c’était somptueux. L’automne semait à profusion ses ors et ses pourpres sur des mers de fougères mauves, laissant apparaître, sur des plages de prairies, de charmantes maisons de poupée en bois, à peine posées sur l’herbe. Bien sûr, il y avait toujours une route pour me ramener vers l’autoroute, une route brutale, efficace, dure, et qui n’était pas la bonne. Au café, la veille, on m’avait dit : C’est inutile de faire le détour par Pissos. Sauf que c’était par là, les belles Landes désertes, et qu’il fallait bien qu’un pèlerin y passe pour contempler le monde et en avoir le cœur ébloui. À quoi ça sert, sinon, que le Bon Dieu se décarcasse ? Et où aurais-je trouvé ailleurs un chapeau imperméable ?
Pascal fit de trop longues étapes « au compas de ses longues jambes », comme un héros de Dumas, et attrapa vite une tendinite. (Je l’avais prévenu ! maugrée la mégère en moi.) Il en avait même deux, le malheureux, quand je le retrouvai à Ostabat, au Pays basque, une semaine plus tard, à une étape de son but. Il avait laissé Pompon en pension dans une ferme de Saint-Palais, où il y avait déjà des ânes, ce qui était très important, car les ânes, me dit-il, ne supportent pas la solitude. Pompon devait rester là jusqu’à ce que Pascal trouve le temps de venir le rechercher en camionnette. Saint-Palais était décidément un pays plein de ressources... Je n’y avais pas dormi, mais aussi trouvé une merveille : une esthéticienne ! Et qui m’avait prise tout de suite, sans rendez-vous ! Ça, c’était un vrai miracle ! Je m’étais contentée de demander à la marchande de légumes, à qui j’achetais mes bananes quotidiennes (faciles à trimballer dans leur emballage bio dégradable), où il y avait un salon de beauté. Mais juste dans la rue derrière ! Et, chose à peine croyable, la fille avait le temps de s’occuper sur-le-champ de mes mollets barbus... Ce n’est pas parce qu’on se transforme en épouvantail à ânes qu’on doit virer Madame Cro-Magnon ! Merci Seigneur ! Je ne racontai pas cet épisode mystique à Pascal, qui poursuivait le récit des aventures de Pompon : comme il ne pourrait pas le loger ensuite dans son appartement nantais, il lui cherchait un hébergement dans un établissement pour enfants handicapés de la région, qui avait déjà quelques animaux et pourrait bénéficier de sa bonne humeur. Ainsi, me dit-il, Pompon poursuivrait-il sa mission d’âne humanitaire...
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À Ostabat les trois chemins venant de Tours, du Puy et de Vézelay se rejoignent, et nous étions plus nombreux pour dîner à l’auberge. Le patron ressemblait à Jean Yanne. Un barbu, le béret vissé sur le crâne. Il nous raconta qu’à Lourdes, l’eau miraculeuse était approvisionnée par la Lyonnaise des Eaux qui la livrait avec des camions-citernes, et que c’était un gros business. Que les cierges étaient vendus et revendus plusieurs fois avant d’être allumés... Cela ne réussit pas à nous dégoûter de son fromage de brebis qu’il dut aller planquer à la cave, pour le soustraire à notre voracité. Sa mauvaise foi venait-elle d’une rivalité entre vallées pyrénéennes ? Tant qu’à apparaître dans la région, pourquoi la Sainte Vierge avait-elle choisi la Bigorre ? Plutôt vexant pour les voisins... À la fin du repas, il ajouta que les vrais pèlerins étaient ceux qui venaient de loin à pied, pas en autobus, et dont le regard était entré en eux-mêmes. Aucun doute, nous étions dans ce cas-là... D’ailleurs il apposa un mot gentil, en basque, comme un certificat d’authenticité, à côté du tampon, sur ma crédentiale.
Le lendemain, Pascal avait tellement mal qu’il en était devenu silencieux. C’était nouveau. Il lui en fallait beaucoup. Sa douleur ne le quittait que s’il s’asseyait, et nous marchions à petits pas de petits vieux pour rejoindre Saint-Jean-Pied-de-Port, en nous posant souvent sur des meules de foins enrubannées de film plastique destinées à devenir la nourriture des vaches en hiver, une sorte de choucroute assez malodorante, dont il m’avait appris l’existence. Je le gavai de Voltarène et de bananes, en lui racontant, pour le faire rire, mes aventures avec mon deuxième mari, que j’avais surnommé, dès le lendemain de notre rencontre, et de façon fort peu charitable, Pénine zi Ass (écriture phonétique de l’anglo-américain « pain in the ass », signifiant mal au cul)...
La nature ayant horreur du vide, disais-je donc à Pascal, il était sans doute écrit, depuis le commencement des siècles, qu’ayant abandonné mon premier mari, l’ânier, le ciel m’en fournirait un autre. À Labouheyre, où il y avait un vrai refuge, avec des cordes à linge, tenu par de vrais pèlerins, et où j’avais fait d’ailleurs d’abord une confusion étrange... Dans l’église, où j’étais allée mettre mes cierges, j’avais vu un sac à dos, sous le porche, et un pèlerin barbu qui remplissait le livre d’or. En voilà un vrai, m’étais-je dit, un qui va dans les églises. Son sac était très gros et il avait des baskets, ce qui n’est guère recommandé. Je lui dis bonjour, et lui indiquai le refuge. Mais il m’en recommanda chaudement un autre, au Barp, que lui avait signalé le curé. Pourtant Le Barp était dans le mauvais sens pour aller à Saint-Jacques ! Il sourit : il n’était pas pèlerin, mais SDF, et avait cru que je l’étais aussi... Qu’est-ce qui nous distinguait ? De moins gros sacs, de meilleures chaussures, et surtout un but... La liberté. La condition de pèlerin est luxueuse, quand on y songe.
Bref, les hospitaliers de Labouheyre m’offraient une sangria d’accueil quand déboula un nouveau pèlerin. Il portait un nom d’archange, une chemise de polo, et une sorte d’énorme bourdon malcommode et verni d’antiquaire, comme j’en avais vu au curé rougeaud de mon premier voyage. D’emblée, il raconta son départ de chez lui, et son arrivée aux urgences trois jours plus tard, tellement il avait d’ampoules : il avait marché sur la chaussée... On l’avait rapatrié, soigné, et raccompagné juste à l’endroit où il était déjà arrivé, une semaine après, pour un nouveau départ. Venant de prendre sa retraite, il vanta les nombreuses responsabilités qu’il avait exercées dans sa vie professionnelle, son affreux bourdon, un cadeau, et sa carte européenne d’assurance-maladie. Comment n’en avais-je pas une ? C’était indispensable ! Il nous expliqua ensuite la bonne manière d’aborder le chemin de Saint-Jacques, en mêlant marche et culture. Il avait tout calculé, tout prévu sur son itinéraire... Ni le couple d’hospitaliers ni moi ne disions rien ; nous avions tous les trois déjà fait le chemin, et nous nous tapions, dans un silence héroïque, les enseignements d’un néophyte dont le seul fait de gloire était d’avoir atterri à l’hôpital au bout de trois jours ! Décidément, il y a ceux qui font le chemin, et ceux que le chemin a faits, soupirais-je in petto...
Quand j’allai me coucher, le dortoir empestait le camphre : il s’était tartiné de Baume du tigre, profitant de l’absence de sa femme qui, me dit-il, avait horreur de ça. (Et moi ? Rien à cirer !) Après quoi il coupa l’électricité, et se mit vite à ronfler comme un sonneur. Je sifflais en vain... Comme ses ronflements m’empêchaient de fermer l’œil, j’entendis la pluie tomber et allai rentrer le linge. Au matin, après avoir fait sonner son réveil, il avait allumé la radio à pleins tuyaux et parlait toujours... Enchanté de lui-même, au milieu du vacarme, il se félicitait d’avoir la chance que ses sous-vêtements, en je ne sais quel poil de zébu femelle hors de prix, soient secs. Je lui répondis qu’ils auraient été trempés si une andouille de bonne femme, réveillée par sa nuisance sonore, n’avait eu la présence d’esprit de les mettre à l’abri. Il ne s’agissait pas de chance mais de logique. Son intarissable logorrhée ne comprenait pas, apparemment, l’usage du mot merci. Aucune excuse non plus pour les ronflements... Dieu soit loué, le maître du monde prenait un autre chemin que moi, en suivant la route, et devait passer la nuit suivante chez des personnes de sa famille. Je partis tandis qu’il écrivait des phrases immortelles dans le livre d’or, où j’avais lu le nom de la pèlerine coincée, passée la veille. Elle avait désormais un jour d’avance sur moi.
Je croyais en avoir fini avec les casse-pieds.
Et je m’occupais des miens, qui jouissaient désormais, telles des fesses de bébé, d’une fine couche de talc pour prévenir les ampoules ; ils s’en portaient fort bien. J’avais trouvé un nouveau carnet que je circoncis de sa couverture pour l’alléger. Je mangeais des bananes et traversais allègrement des océans de fougères. Le silence s’installait en moi. Plus on marche, plus on se tait en soi-même.
À Onesse, Pascal et Pompon avaient été accueillis par un couple de décorateurs homos dont il m’avait laissé le numéro sur mon portable, mais je doutais, femme sans âne, de présenter autant de charme à leurs yeux... Après quelques cierges, j’appris à la mairie que le camping réservait des bungalows pour les pèlerins. Le gardien, en vadrouille, devait revenir vers sept heures et demie. Je m’installai donc au bar d’une ancienne auberge pour l’attendre avec délices : un magazine, des cartes postales et une bière. Ce bistrot n’était pas un PMU, mais il y avait de l’ambiance ; la patronne m’annonça que de la neige tombait déjà sur les Pyrénées, et que je ne pourrais jamais traverser le col de Roncevaux. Il valait mieux, d’ailleurs, ajouta un client, car les femmes seules se faisaient violer dans les refuges espagnols, c’était connu. Étais-je bien raisonnable de me balader ainsi sans accompagnement ? Et alors que j’étais en train de vanter à l’assemblée les usages défensifs d’un bourdon ferré appliqué sur certain endroit de l’anatomie masculine et les immenses joies de la solitude arriva...
« Pénine zi Ass ! » répondit Pascal, qui suivait toujours.
Lui-même ! C’est à ce moment-là que mon for intérieur le baptisa ainsi. Spontanément. Les membres de sa famille, qui devaient le recevoir, n’étaient pas là, ou n’avaient pas voulu le loger... Je ne pouvais pas les en blâmer. Il ne savait plus où trouver un toit. Son splendide sens de l’organisation n’était pas allé non plus jusqu’à prévoir d’acheter des provisions avant la fermeture imminente de l’unique épicerie... En l’entraînant faire des courses, je lui proposai de l’emmener avec moi au camping, à la condition que nous ne partagerions pas le même bungalow, car je tenais à fermer l’œil... Le gardien arriva à la nuit close. Ancien videur de boîte de nuit, anneau dans l’oreille et gueule d’ange, il tint à nous offrir un verre avant de nous installer dans nos mobile homes. Il ne connaissait rien au chemin de Saint-Jacques et voulait tout savoir... Heureusement, avec Pénine zi Ass, il tombait sur un vrai spécialiste ! Quelques tournées plus tard, j’héritais du mobile home avec douches, et PZA de celui avec la télé. Il déboula donc se laver chez moi, avant moi, évidemment, vers dix heures du soir... Je dois reconnaître qu’il avait une grande qualité : il réussit à allumer le chauffe-eau ! Et partit ronfler loin de mes tympans. Ma caravane me faisait penser au décor de Freaks. En boule sur le canapé du salon, je dormis d’un sommeil entrecoupé, en faisant tourner mon linge autour de la broche de mon bourdon devant l’unique radiateur, chaque fois que je me réveillais...
Au matin, PZA repartit le long des routes droites attraper de nouvelles ampoules, tandis que je continuais à voguer à travers des mers de fougères dorées, où je voyais sur le sable des traces de Pompon, dans une solitude délicieuse... Sur ces sentiers des Landes en sable, divins pour les pieds, la marche se transformait en sport de glisse ; je faisais du ski ! Après un déjeuner en terrasse avec vue sur une vieille église, je constatai, dans la douceur de l’automne roux, que la bière était la seule preuve de l’existence de Dieu qui obligeait à poser culottes dans les buissons...
Et qui m’attendait dans le refuge, une jolie maisonnette en bois posée au milieu de la forêt ?
« Pénine zi Ass ! »
Soi-même ! Pitié Seigneur ! Que Vous ai-je fait ? Mais ce soir-là, il était en progrès. De bonne humeur, parce qu’il était arrivé le premier, il a même partagé ses boissons et sa bouffe avec moi. Il avait mal à un pied ; ça le rendait moins arrogant. Il n’a pas pu s’empêcher de faire une réflexion déplacée sur sa soupe à la vieille dame charmante du refuge, mais quand plus tard, sans public, il m’a raconté son enfance malheureuse, j’en étais presque attendrie... Le lendemain, il m’a annoncé qu’il marcherait en pensant à un ami très malade, à cause de sa douleur, et j’ai vraiment cru que ça commençait à venir, qu’il était sur la voie de la rédemption... Que la thérapie du chemin fonctionnait.
« Et alors ? » demanda Pascal.
Un festival, le lendemain, à Dax ! À croire qu’on y avait organisé secrètement le championnat du monde de la muflerie... Nous logions dans une espèce de grand bazar, mi-caserne mi-couvent, au bout de la ville, où l’on ne pouvait pas nous servir à dîner. Sous prétexte que c’était sa fête, grande et généreuse, je l’invitai donc au restaurant. Pour couper court, et célébrer notre séparation, car son génial planning prévoyait un arrêt de vingt-quatre heures sur place pour assister à une grand-messe chantée en latin... La dame de l’accueil proposa de nous emmener en voiture. En route, j’avais repéré une laverie automatique, où nous fîmes une halte. Évidemment, nous n’avions pas les bonnes pièces. Moralité : il vida sans vergogne le porte-monnaie de notre conductrice, enfourna ses vêtements sans s’occuper des miens, et hop ! Pendant ce temps-là, j’essayai d’arrêter les voitures pour faire la quête, sans aucun succès... Sur le chemin du restaurant, il fit de la monnaie dans une boutique, et demi-tour pour sortir son linge et le mettre à sécher. Je l’attendis donc une bonne heure, sur les tapis d’Orient du « Marrakech », où il finit par arriver, furieux : la machine lui avait bouffé son fric sans sécher ses affaires ! Au moins les miennes n’étaient-elles pas trempées... Enfin, je lui avais commandé la même chose qu’à moi, brick et pastilla, vraiment délicieux, avec des confitures et du gris de Boulaouane... Tandis que je me régalais, il entreprit de faire mon éducation. Je me disais : C’est son dernier soir, il faut savoir prendre son macho en patience...
Et il causait, et il causait, il n’arrêtait pas, et saint Georges et saint Michel, et blabla, Simon le Magicien et blabla, le troisième ciel, les vertus cardinales, et blabla. Soudain il se redressa ; il tenait à me faire une révélation : il était franc-maçon ! Il faisait le chemin à cause des trente-trois degrés (en Espagne, il y a trente-trois étapes, l’avais-je remarqué ?). Je lui répondis que c’était l’âge du Christ à sa mort. Mais non, c’était les trente-trois grades de je ne sais trop quel escalier dans le temple de Salomon ! Il était tout content de lui. Je comprenais mieux son mélange de bracelet bouddhiste et de messe chantée le lendemain, quand il y avait de la musique ethnique... D’ailleurs, d’après lui, l’Église catholique avait perdu son mystère depuis qu’elle avait abandonné le latin... Il disait que les francs-maçons avaient le droit de se dévoiler. Pas de dévoiler les autres. Ça m’épatait, hein ? Et il commanda une deuxième pastilla, ce qui est très discret quand on est invité.
Cela ne m’épatait pas : j’ai connu une femme franc-maçon, au journal où je travaillais il y a vingt ans ; elle voulait même m’enrôler. Elle était si bavarde, elle aussi, que sa loge l’avait condamnée à un an de silence pour paroles intempestives... Mais à l’époque déjà, son organisation me paraissait dépassée : elle n’était même pas mixte ! Il me confirma qu’il était dans une loge pas mixte non plus. Sans doute pour ça qu’il prenait les femmes pour des bicyclettes. Et qu’il allait être bientôt grand chef de tous les francs-maçons du Sud-Ouest, de C... et de B... (les trois points sont de moi !). Que c’était lui qui dirigeait la « planche » des jeunes viticulteurs qui n’avaient pas fait d’études... Qu’un grand bâtonnier très célèbre dont il tairait le nom était plus impressionné quand il devait « plancher » que quand il plaidait... Et aussi que les francs-maçons étaient des gens qui écoutaient... Première nouvelle ! Lui n’écoutait rien, et moi, je n’en pouvais plus de l’écouter.
Pourtant j’ai l’habitude de confesser les gens. Derrière l’étalage de ce bric-à-brac d’informations fantaisistes se cachaient sans doute la frustration d’un autodidacte privé de collège (le latin n’a rien de mystérieux quand on l’a étudié) et la panique d’un enfant abandonné qui s’était trouvé enfin une famille digne de confiance : sans la moindre femme ! Pauvre gars... Est-ce que le chemin allait lui apprendre à pratiquer les vertus qu’il prônait ? L’humilité ? La patience ? La foi ? Il lui avait déjà distribué plein d’ampoules, et cassé tout le début de son beau programme. Mais il n’avait pas encore compris... Quant à moi, il me faisait perdre toute indulgence, sans parler de la plus élémentaire charité chrétienne... Je payai l’addition avec joie, comme la rançon de ma liberté. Adieu, Pénine, bonne route !
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Le lendemain, 30 septembre, le paysage avait changé ; il était plus clair, plus gai et plus accidenté. Ce jour-là, j’ai inventé le sandwich blanc de poulet-banane avec ses deux variantes : poulet à l’extérieur et poulet à l’intérieur, un grand moment de la gastronomie internationale. Ces blancs de poulet, minces comme des tranches de jambon, ont un goût d’eau salée. J’étais traversée par des idées de confiance en Dieu, de la différence qu’il y avait entre connaître la religion de l’extérieur, comme PZA, et la pratiquer de l’intérieur... Et aussi de donner le prix Nobel à l’inventeur des tampons hygiéniques, ce libérateur de la femme en marche... Ça se mélangeait.
À deux heures de l’après-midi, j’aperçus pour la première fois les Pyrénées toutes bleues, à l’horizon, avec la joie des enfants qui voient enfin la mer. Et le soir, je dînai avec Jean-Jacques, descendu de Bielle tout exprès. Heureusement pour moi, né dans la patrie du rugby, c’était sans doute le seul Béarnais qui ne s’intéressait pas à la Coupe du Monde, quand le match contre la Géorgie avait scotché tout le pays l’après-midi devant sa télé... Nous n’en avons pas parlé. Quelle différence avec la veille ! Dieu merci, Jean-Jacques n’avait jamais pensé devenir maître du monde, ou ses tentatives avaient échoué, et je retrouvai un ami et un homme qui se posait des questions — sans avoir toutes les réponses... Vrai, intelligent et chaleureux. Il n’avait pas besoin de marcher pour être déjà sur le chemin, et nos doutes partagés nous tinrent éveillés tard.
À Garris, joli petit village, je fus la seule cliente d’un charmant hôtel qui n’avait pas d’étoile. Au bar, j’appris que le basque parlé à la télévision espagnole n’était pas compris par les Basques français ; ce n’était pas le même ! Comme le « breton chimique » de FR3, qui faisait rigoler mes vieilles voisines de Kerdreux... Il plut toute la nuit ; j’étais bien dans mes draps après plein de coups de fil des amis.
Ça commença à grimper vraiment, pour la première fois, à la sortie de Saint-Palais... Tout en haut d’une montée assez rude, devant un panorama grandiose où tournaient deux buses, était perchée une petite chapelle de la Vierge. Comme on m’avait demandé au téléphone de faire une prière « pour les pécheurs de La Garde-Freinet », j’ai ouvert le livre d’or, et, au moment de l’écrire, je tombai sur ce cri du cœur : « Priez pour la pauvre Marie ! » J’en fus bouleversée : c’était le prénom de la pèlerine grincheuse, qui avait escaladé le col la veille, quand il pleuvait. Elle avait dû en baver...
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Depuis Ostabat, de petit pas en petit pas, d’histoire de Pénine zi Ass en histoire de Pénine zi Ass, Pascal, n’étant ni un macho ni un puceau de la machine à laver, et encore moins un donneur de leçons, se tordait de rire malgré ses deux tendinites, et nous arrivâmes enfin à Saint-Jean-Pied-de-Port, ville rouge, coupe-gorge à touristes, luisante de pluie.
Les dames de l’Accueil du pèlerin, qui font tourner les lessives en tricotant, me donnèrent une nouvelle crédentiale, en mettant l’ultime sceau sur la première, et je filai au magasin de sport acheter un pantalon : la réparation des bonnes sœurs n’ayant pas tenu longtemps, une fenêtre s’était ouverte sur ma fesse droite, offrant une vue imprenable sur ma petite culotte... Le chemin m’avait dégraissée ; j’avais perdu une taille.
Les vacances de Pascal se terminaient ; il avait déjà accompli un exploit en venant de Nantes jusqu’ici, bien plus de mille kilomètres, et je le dissuadai, dans son état, et malgré son envie de franchir la frontière, de monter jusqu’à Roncevaux, la plus dure et la plus longue étape du chemin. Il reviendrait un jour avec Pompon. Nous célébrâmes nos adieux, et passâmes une dernière nuit ensemble, chez Mme Camino, la bien nommée, dans des lits de style Galeries Barbès. Pour nous dire au revoir, nous nous fîmes la bise pour la première fois — mais quatre fois, à la bretonne, sous la pluie.
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Le projet de Pascal pour Pompon réussit. Accueilli dans la petite ménagerie d’un Institut médico-éducatif près de Nantes, son âne au grand cœur fait la joie des enfants handicapés, surtout à Noël quand il arrive, avec ses paniers pleins de cadeaux, sous leurs applaudissements, pour inaugurer le spectacle de fin d’année dont il est la vedette. Aux dernières nouvelles, on lui a offert une selle, et il s’est mis à l’équitation !
Mais plus encore que la joie des enfants, Pompon a fait le bonheur de son maître, en lui présentant son idéal féminin : sa vétérinaire...
Désormais, Pascal et Flo habitent une petite ferme au bord de la Sèvre, où ils accueillent souvent des pèlerins, demeurant ainsi, pour toujours, sur le chemin de Saint-Jacques.