Coucher de soleil

On n’est pas obligé d’aller au Cap Finisterre voir la mer tout au bout de la terre, et beaucoup d’andouilles disent et écrivent même dans les guides que cela n’a rien d’étonnant, de voir la mer au bout de la terre. Comme si l’océan Atlantique n’offrait pas en lui-même un spectacle toujours intéressant ! Avec un coucher de soleil quotidien, qui, contrairement au botafumeiro, comme il ne dépend pas de l’Église mais directement de son Patron, ainsi que me le fit remarquer finement Antonio, l’un des trois barbus catalans, fonctionne tous les jours sans décevoir. Et c’est gratuit ! Aller au cap Finisterre, c’est du rab, trois ou quatre jours de plus, si l’on prend son temps, et c’était juste le conseil que venait de me donner mon confesseur dans la cathédrale, après ses éclats de rire : « Prends ton temps, et retourne chez toi avec un sourire sur le visage et une étoile dans le cœur ! » Il avait même ajouté ¡Adelante ! En avant ! Compostelle veut dire le champ de l’étoile en latin, et pour cela on verrait plus tard, mais quant à prendre mon temps, je savais le faire, et j’aimais beaucoup ça.
Au cap Finisterre, les pèlerins vont brûler leurs vieilles affaires. À l’origine, ça se passait plus près de Saint-Jacques, où des organisations charitables brûlaient les vêtements usés, puants et pleins de vermine des jacquets, pour leur en donner de neufs avant qu’ils entrent dans la cathédrale, où l’énorme encensoir achevait de les parfumer en débarrassant au passage l’assemblée des restes de leurs miasmes. Symboliquement, selon le précepte évangélique, ils brûlaient le vieil homme qui était en eux, pour devenir des hommes nouveaux. Aujourd’hui, les pèlerins vont jusqu’à la mer le faire eux-mêmes, sur des rochers devant l’océan, au coucher du soleil, et chacun donne à ce geste le sens qui lui plaît. Mais comme il permet de réunir les quatre éléments des anciens (l’eau, la terre, le feu et l’air) dans une odeur de brochettes, le champ des interprétations est infini.
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Forte de mon expérience, partie à l’aube et sans aucun plan, juste la liste des villages que je devais traverser, je me retrouvai totalement paumée en presque deux heures, au beau milieu des échangeurs d’autoroute... S’il y a une leçon à tirer du chemin, c’est qu’on n’y apprend rien. Moi en tout cas. Aussi douée que deux mille kilomètres plus tôt ! Toujours le même brillant sens de l’orientation... « Est-ce que tu es fatiguée ? » me répondit une joggeuse à qui je demandais ma route. Drôle de question, mais non, à huit heures du matin, je n’étais pas encore fatiguée. Alors, elle me fit repartir dans l’autre sens et me raccompagna en marchant jusqu’aux portes de Santiago, pendant plus d’une heure, pour me remettre au bon embranchement. Il était tout au début, près de l’église Saint-Laurent, où j’aurais mis un cierge pour ma sœur, si elle avait été ouverte. « Je t’ai demandé si tu étais fatiguée, parce qu’il y avait un raccourci, juste là où on était, mais il t’aurait fait manquer tout le début du chemin, qui est vraiment très joli ! » me dit-elle en me quittant. J’avais quand même fait des progrès parce que je l’ai remerciée au lieu de l’étrangler ; je n’en avais même pas eu envie.
Et puisque j’étais partie pour prendre mon temps, autant en profiter ! Il était vraiment très joli ce chemin, une sorte de forêt enchantée pleine de petits eucalyptus, que je reconnus parce que Alfredo l’Argentin m’avait appris que les bébés eucalyptus étaient bleus... Je n’avais jamais vu d’arbres bleus auparavant. Le sentier, en courbes tendres, épousait la terre comme la trace de la rencontre naturelle de l’homme avec Dieu. Les pieds de l’un et l’œuvre de l’autre. Je découvrais une Galice différente, sans vaches, et qui sentait bon. D’une grande douceur, avec de petits ponts de bois, au fond des vallées. Sous un beau soleil tout à fait hors de saison en novembre dans un pays qui bat habituellement tous les records de pluie européens, et dont les habitants se promenaient autrefois avec un parapluie accroché au col de leur veste, dans le dos, pour ne pas être pris au dépourvu... Je goûtais quelques heures d’une délicieuse solitude.
Alexandre, le jeune géant canadien que mes maris avaient battu à la dernière course inter-bars, me rattrapa au débouché de ce sentier de rêve. Il boitait un peu. Il était là aussi, la nuit de mon prix, sous la pluie de San Martín, et m’avait souvent doublée sur le chemin, où il marchait toujours en chantant, les bras ouverts. C’était une excellente nature. Après s’être fait faucher tous ses bagages dans la chambre d’une auberge de jeunesse à Sète, il vivait de la charité publique, comme un pèlerin médiéval. « Je n’avais plus que mon petit cœur, et j’ai rencontré des gens qui étaient des étoiles ! » m’avait-il dit avec un léger fond d’accent québécois. Il lui restait son vélo, les vêtements qu’il portait sur lui, son passeport, son billet d’avion, et une vingtaine d’euros. « Et la santé ! Le voleur aurait pu me poignarder ! C’est le plus important ! » protestait-il. Il avait vendu le vélo, trouvé un sac à dos au marché aux puces, et le responsable de l’auberge de jeunesse, bien embêté, lui avait donné une chemise de rechange. Depuis, il marchait au lieu de pédaler, chantait au lieu d’écouter son iPod, et trouvait la vie encore plus belle qu’avant. Alexandre avait pris le chemin parce que sa grand-mère était morte. Il était son préféré. Elle lui disait qu’il avait le cœur grand comme un bus à étage... Elle était morte d’un coup dans son jardin parmi les carottes. Dans sa famille on mourait tout d’un coup. Sans souffrir. Parce que c’était la fin. Une grâce du Bon Dieu. D’ailleurs, c’est sa grand-mère qui lui avait dit : « Fais confiance à la divine Providence ! » Il l’avait fait. Et voilà.
Ralenti par un début de tendinite, il était toujours aussi fauché. Il avait gardé un peu d’argent pour Santiago, mais voilà, il avait commis l’erreur d’entrer dans un bar avec des Irlandais, et bien sûr, de tournée en tournée, il n’avait presque plus un sou, et rien mangé de chaud depuis la veille...
Divine providence serait donc mon nouveau nom... Il me restait du Voltarène, pour sa tendinite, et je lui collai un énorme sandwich à l’omelette chaud, proportionnel à sa personne, dans le gosier, au premier café. Il accepta sans façons et sans dire merci. C’était surprenant, mais plutôt agréable. Il ne me devait rien, sans doute, puisque j’étais un instrument de la divine providence... Et tant mieux ! Désarmant de franchise et de gentillesse, cet Alexandre ! En repartant, il me dit que s’il avait marché jusqu’à Santiago pour sa grand-mère, très croyante comme l’étaient les personnes de son âge, ce bout de chemin-là, il le faisait pour lui.
Moi aussi. J’avais l’impression étrange qu’on m’avait enlevé un poids sur la poitrine. Ne plus me sentir attirée par le gros aimant de Saint-Jacques, mais au contraire poussée dans le dos, me donnait une sorte de liberté et de légèreté nouvelles. De gaîté. Nos devoirs remplis, notre diplôme en poche, dégagés de toute obligation, comme des enfants, nous allions à la mer, dans un véritable été de la Saint-Martin, par un temps de grandes vacances. Nous traversions de charmants paysages très boisés aux petites maisons aux toits de tuiles, pendant que j’apprenais la recette du sirop d’érable et de la poutine. Rien ne nous pressait.
Au refuge moche et presque plein, je retrouvai les trois barbus catalans, plus Ocean, ses piercings et sa copine. Nous avions raté la mystérieuse Coréenne au caddie rose de peu ; elle était passée la veille. Il n’y avait plus guère d’Espagnols et mes hommes me manquaient...
Me voyant célibataire, les barbus catalans me prirent sous leurs six ailes pour dîner. Ils m’avaient déjà protégée, à l’entrée de León, contre une espèce de clochard camé. Et une autre fois contre un chaton que je voulais caresser, et qui n’avait pas de collier anti-puces... Folle que j’étais ! Habitués à des courses délirantes en pleine nuit dans les montagnes de leur pays, les barbus marchaient à toute blinde et seraient en deux jours à Finisterre. Depuis le départ de David, je gardais mes sucres pour Josep, qui collectionnait leurs enveloppes en papier, bien rangées dans un grand classeur. Il disait que sur le chemin, le chocolat aux amandes remplaçait la vie sexuelle.
En tant que divine providence, j’avais emmené Alexandre, et ils le félicitèrent pour avoir sauvé un pèlerin contre une bande de chiens errants. J’ignorais cette histoire. Comment s’y était-il pris ? Avec son bourdon. Il avait dispersé les premiers, mais avait dû assommer le dernier qui avait planté ses crocs dans le mollet du gars, et ne voulait vraiment pas le lâcher. Le pèlerin avait fini à l’hôpital où on l’avait recousu, mais, d’après lui, le chien en avait toujours un morceau... À l’origine, la défense anti-chiens était l’une des raisons d’être du bourdon. Décidément, Alexandre était un authentique pèlerin médiéval.
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La seconde étape ne faisait que vingt kilomètres, distance reposante. On décélérait doucement avec Lora, Canadienne anglaise qui nous avait élus comme compagnons de route, Alexandre et moi, parce que nous étions parmi les rares à parler anglais, en dehors d’Ocean et sa copine, qui n’avaient pas envie de faire ménage à trois... Fantasque et gaie, elle avait ce mélange d’idées new age que j’avais rencontrées en Californie, dix ans plus tôt, et qui semblaient avoir remonté le long de la côte du Pacifique jusqu’à la Colombie-Britannique, d’où elle était originaire, à l’extrême opposé du Québec d’Alexandre. S’y mêlaient la conversation avec les esprits, le triage des ordures, les fées, les ondes, les économies d’eau, les cristaux, les massages, le tarot, le spiritisme et que sais-je encore. À la recherche de bonnes vibrations, Lora ne lisait jamais la presse, trop pleine de mauvaises nouvelles toxiques pour l’esprit. Elle était ravie car nous étions, d’après elle, sur le vrai chemin, le chemin des Celtes, qui allait jusqu’à la mer, avant que l’Église le récupère, tout en brûlant, à son habitude, plein de sorcières. Quand le soir, à Olveiroa, nous avons dîné dans un village au coin d’un feu de cheminée avec un garde forestier italien issu d’une communauté hippie napolitaine, elle ne se sentit pas trop dépaysée...
Le lendemain matin, Lora trouva un signe des dieux celtes dans des espèces de pierres bleu-vert, transparentes, qui tapissaient le fond du chemin. Elle n’en a jamais vu de plus étonnantes, et, sentant leur énergie à pleines mains, en ramassa une bonne demi-douzaine. C’était la force de notre mère Gaia la Terre ! Et quelle beauté ! Alexandre en prit deux, et quant à moi, il était hors de question que j’embarque des cailloux dans mon sac. Mais ça ne va pas, non ? Du poids inutile ! Lora était rayonnante, la force était avec elle ! Elle chantait avec allégresse.
À onze heures nous étions à Notre-Dame-des-Anges, charmante petite chapelle édifiée pour remercier la Sainte Vierge d’avoir aidé les habitants du coin dans leur lutte contre les troupes de Napoléon... Tiens donc ! J’ai eu beau traduire la pancarte, Lora m’expliqua que les églises étaient toujours bâties sur d’anciennes sources miraculeuses, et qu’il y en avait une cachée en dessous, d’après ses informations. Elle le sentait, elle pouvait le sentir, et entraîna Alexandre à sa recherche, tandis que je profitais du soleil allongée dans l’herbe, un vrai délice ! Je m’aperçus que j’avais oublié ma gourde au refuge précédent, les réflexes commençaient à se perdre, ça sentait la fin... Quand arriva le garde forestier hippy napolitain, je laissai les Canadiens à leur hypothétique source miraculeuse pour marcher avec lui jusqu’à la mer, dont la présence était plus attestée.
Même pour ceux qui vivent le long des côtes, comme moi pendant trois années dans la presqu’île de Crozon et une autre à Trouville, la mer est toujours une surprise. Une excellente surprise ! J’étais sûre de ne pas être déçue et pourtant je ne m’attendais pas à une si grande joie quand je la vis apparaître soudain en haut d’une côte. J’avais l’impression de n’avoir marché que pour cela, pour cette surprise qui nous attendait, après tant et tant de terres traversées, pour ces joyeuses retrouvailles, ce souffle, cette libération, cette respiration, ce vrai bonheur d’enfant.
Ensuite, le chemin devenait un grand jeu de cache-cache avec la mer. On montait, on descendait ; elle apparaissait, elle disparaissait. Je riais toute seule.
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Au refuge de Corcubión, perché en haut d’une ville à pic, on ne voit pas la mer, et l’on n’a pas le droit d’apporter à manger ni de faire la cuisine car on bénéficie de l’hospitalité galicienne. C’est obligatoire. Cela consiste à poireauter dehors longtemps, avant de rentrer un par un pour subir l’interrogatoire de l’hospitalier, qui veut s’assurer qu’on est bien arrivé à pied et pas en sautant les étapes en autobus. Rapport à l’obtention future de la Fisterrana, diplôme distribué par les autorités locales, qui marque la fin du pèlerinage jacquaire. Jeff, un Lillois, se fit refouler devant moi parce qu’il n’avait pas le sceau de la veille, seulement la veille, la personne qui devait tamponner les crédentiales n’était pas là aux bons horaires, et la moitié des pèlerins ne l’avaient pas eu. J’ai eu beau lui expliquer, l’hospitalier, qui venait du León, refusa de me croire, et Jeff, furieux, se cassa directement à Finisterre, à trois heures de marche ! Quant à moi, après m’être fait engueuler, mon honneur fut sauvé par un pèlerin cycliste allemand qui me rapporta ma gourde, oubliée au refuge, dont il avait le sceau. La preuve, commissaire ! Charmant, après deux mille kilomètres ! Rien n’est jamais acquis. Mais puisque nous étions en enfance, sans doute devions-nous nous faire ainsi gronder...
Après quoi, pas le droit de mettre un pied ni dans la cuisine ni dans la salle où l’on nous préparait un dîner qu’on nous servirait à table. Ni de se lever pour aider, parce qu’on serait traités comme des rois. Enfin, c’était l’intention. Elle était très bonne. Mais après une soupe, un morceau d’omelette, de la salade et deux bouteilles de vin pour vingt personnes, on crevait de faim et de soif. Sans pouvoir protester, puisqu’on était invité. À la fin, les veinards qui avaient encore des provisions les partagèrent... Néanmoins, on a quand même bien rigolé quand le pèlerin allemand, qui m’avait rapporté ma gourde et mon honneur, se plaignit que les routes fussent comblées par des déchets industriels polluants... Une espèce de faux verre dégueulasse. Alexandre sortit un caillou magique de sa poche : Ne serait-ce donc pas ça, par hasard ? Mais si ! Les fameuses pierres pleines d’énergie étaient du revêtement de route synthétique, et Alexandre sifflota Le Magicien d’Oz à Lora, qui le prit assez bien. Notre gourou était plutôt bonne pomme. Et pas vraiment accro à la rigueur scientifique.
D’ailleurs, le lendemain, elle cherchait des coquilles Saint-Jacques sur la plage avec le même entrain optimiste qu’elle avait mis à la recherche de sa source magique... et le même résultat ! Après une kyrielle de petites criques charmantes, où Alexandre descendit chaque fois marcher dans l’eau, elle porta avec nous un toast à la divine providence, à l’ombre d’un parasol. Il faisait toujours un temps de plomb avec une légère brume à l’horizon.
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Au soir, débarrassés de notre crasse et de nos sacs, tout propres et tout beaux, nous attaquions notre dernière côte. De Fisterra au cap Finisterre, il y a quatre kilomètres. Car il reste toujours quatre kilomètres sur le chemin, comme je l’avais remarqué la toute première fois, et je ne sais toujours pas pourquoi. Pendant que nous marchions, un soleil rougeoyant descendait, la brume montait avec nous, et nous nous retrouvions dans un Turner. À l’horizon, on ne distinguait plus la limite entre le ciel et la mer. C’est beau et doux mais pas du tout impressionnant comme quand je l’avais vu avec Raquel où le soleil était un ballon rouge plongeant dans le grand bleu.
Nous marchions parmi d’autres pèlerins dispersés. Lora avait décidé de faire brûler son guide, car disait-elle, désormais, elle serait son propre guide. Alexandre la taquinait ; il apportait une chemisette trouée. Et moi ma polaire rouge toute tachée par l’encre bleue de mon premier bolí donné par la dame du café, ainsi que me l’avaient conseillé mes maris, quand ils m’avaient vue la ressortir de la machine à laver...
Le soleil se fondait dans la brume qui montait, et quand nous arrivâmes, elle nous enveloppait au point qu’on distinguait mal les contours des rochers. Nous étions dans un nuage bleu-rose. Un grand feu brûlait près de la statue en forme de chaussure centrale, et beaucoup d’autres, plus petits, s’élevaient autour, répartis dans les creux de rochers, en aplomb de la mer. Certains préféraient brûler leurs affaires ensemble, et d’autres isolés dans leur coin.
Soudain, une silhouette agita un bras dans ma direction, tout en attisant un feu avec un bâton. Je m’approchai : Yolanda d’Alicante ! Celle qui disait que le rioja était la preuve de la bonté de Dieu. Je ne l’avais pas revue depuis San Juan de Ortega.
Sa dernière chaussette était en train d’y passer. Elle me tendit son bourdon pour que j’y accroche ma polaire qui crama en se ratatinant très vite. Elle tapa bien sur les cendres pour les éteindre, et se redressa en regardant le paysage avec un air d’intense satisfaction :
« Tu as vu ?
— Quoi ? »
Il y avait presque autant de brume autour de nous que de buée à notre dernière rencontre, quand la sœur du curé nous avait enguirlandées pour avoir fait couler de l’eau chaude dans les douches... On n’y voyait plus rien.
Alors, elle écarta les bras, et dit avec un grand sourire :
« Ce soir, Dieu nous a mis le botafumeiro ! »