PACO, LE PARIGOT

« Est-ce que Paco parle bien français ? » me demandait souvent Rodrigo avec un brin de perfidie. Mais la réponse était : « Oui », encore et toujours.
Oui, Paco parlait très bien français, beaucoup mieux que lui, une sorte de français des années cinquante un peu rugueux qu’on retrouve dans les films avec Gabin, qu’à l’époque on appelait d’ailleurs les films « de » Gabin... Paco connaissait les films de Gabin, les sketches de Fernandel ou de Fernand Raynaud, les chansons de Piaf ou d’Aznavour, le Jeu des mille francs, la famille Duraton et les bals ouvriers avenue de La Motte-Picquet, tout un Paris que je ne connaissais que par le cinéma, et qui avait été le sien. Quand il pensait à quelque chose, il accélérait le pas, ou le ralentissait, jusqu’à ma hauteur :
« Est-ce que tu connais : “Dis, tonton, pourquoi tu tousses ?” » et il se lançait dans l’interprétation du sketch, plié de rire, en continuant à avancer.
« Est-ce que tu connais : “Buvons, buvons, buvons le sirop Typhon, Typhon, Typhon” »... Et l’on chantait...
Heureusement, j’avais entendu tout ou partie de ce répertoire, enfant, à la radio chez mes grands-parents, en disque et plus tard à la télé ou au théâtre en regardant Sami Frey égrainer les souvenirs de Perec — dont ma mère prétendait que c’étaient les siens ! — sur son vélo ; je n’étais pas trop dépaysée. Sinon de les entendre entre Los Arcos et Logroño...
Mais quelquefois, je ne savais pas ; certains noms de rues ou de changements de métro entre telle ou telle station m’échappaient, et Paco me les expliquait. Sans rouler les r et en traînant un peu sur les a et les o, à la Maurice Chevalier : le vrai accent parigot !
Ses souvenirs lui illuminaient le visage, alors qu’il était plutôt d’un naturel renfrogné et râleur. D’une nature aussi réservée que celle de Rodrigo était expansive, et tout au long du chemin, plus Rodrigo allait s’épandre et se répandre, se laisser pousser la barbe et dormir des siestes sur les bancs, discourir à la terre entière, plus Paco allait entrer en lui-même, jusqu’à ce que sa vie ne soit plus qu’un éclat de feu dans ses yeux charbonneux devant la cathédrale. Celui avec lequel il me dirait que son vœu était accompli, et qu’il n’irait pas plus loin. Qu’il ne m’accompagnerait pas à Finisterre. Qu’il était las, enfin.
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Car il avait soixante-douze ans, quand même, dix de plus que Rodrigo ! Mais ça ne se voyait pas. Mince, noueux et souple, il cavalait comme une chèvre, et dans les montagnes, il m’attendit souvent. Les cheveux courts sous un bonnet bleu de marin qui plaquait ses oreilles décollées, les mains croisées sur son bâton, souriant à quelque souvenir de Paris, et fumant une « petite » cigarette. Il m’emmenait souvent boire un « petit » café ou un « petit » rouge, de « petites » herbes aussi, ces liqueurs vertes ou jaunes qui succédèrent au rouge pacharán, quand nous eûmes quitté la Navarre. Son bonheur de vivre était là, dans le partage de ces plaisirs quotidiens qu’il saluait avec d’affectueux diminutifs.
« Si un jour je ne peux plus prendre soin de moi, j’achèterai un petit pistolet et je me tirerai un petit coup dans la tête », avait-il répondu à Rodrigo, qui lui vantait sans aucun succès le charme des maisons de retraite — et me l’avait rapporté : « Est-ce qu’il croit vraiment qu’une petite balle fait moins mal ? Ou qu’un petit pistolet est un jouet ? Et qu’ils rendront sa mort plus plaisante ? » Rodrigo s’inquiétait de l’avenir solitaire désargenté de Paco, et Paco du présent hédonisme décadent de Rodrigo : « Il ne lui manquera bientôt plus qu’un camembert pour ressembler tout à fait à un clochard ! » Le départ de Raphaël, le troisième homme, au bout d’une semaine, transforma leurs joutes permanentes en une sorte de duo comique où alternaient les rodomontades de l’un, et les soupirs exaspérés de l’autre, pour la plus grande joie des pèlerins. C’étaient les grands moments de Radio Camino.
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En français, Paco me racontait sa jeunesse parisienne, mais quand il me parlait des choses qui lui tenaient vraiment à cœur, il le faisait en espagnol. Il avait une langue pour l’ombre et l’autre pour la lumière. L’espagnol pour l’intimité, le français pour s’amuser. Pour « rigoler », aurait-il dit. Au fil de ces conversations se déroulant sur des jours et des kilomètres, sans logique ni chronologie, je découvrais un homme droit et digne, qui me faisait souvent penser à mon père.
Le sien était républicain. Réfugié en France à la fin de la guerre civile espagnole, il avait été arrêté par les Allemands et envoyé en déportation dans un train d’où il s’était évadé en se cachant dans la réserve de charbon. Ensuite, il avait été ouvrier à Boulogne-Billancourt jusqu’à sa retraite, quand il était rentré à Cadix pour construire sa maison. À son arrivée, le commissaire de police l’avait convoqué pour lui demander de quel côté il avait été : « Rouge ! » répliqua le père de Paco. « Moi aussi, répondit le commissaire, tu vois où ça m’a conduit... » Paco conclut, avec un clin d’œil, en excellent français : « Et il lui a foutu la paix ! »
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Paco avait commencé à travailler en France à quatorze ans. Plus tard, l’usine lui avait bouffé deux phalanges de l’index droit, écrasées sous une presse. Comme il était pompier et secouriste, il était allé lui-même jusqu’à l’infirmerie, en se tenant la main dans un mouchoir. Bilan 15 % d’invalidité, après négociations, car le médecin ne voulait lui en donner que 10. Mais Paco était rusé, et le sang ne l’impressionnait pas : il avait mesuré son doigt avec un double décimètre, pour appuyer ses dires... Encore plus tard, en Mai 1968, il avait occupé son usine, et même dormi dedans. Il en demeurait très fier, même si, par la suite, on l’avait rétrogradé à l’entretien. Il avait connu de bons chefs et de mauvais, mais le meilleur restait celui qui avait fait défoncer un mur tout à fait sain à coups de bulldozer dans le seul but de donner du travail à l’équipe d’entretien, menacée de chômage... « Un bon mec ! » souriait-il aux anges. Mais désormais il n’y avait plus de travail en usine ; elle avait fermé.
Les dimanches de sa jeunesse, Paco allait danser au bal breton de La Motte-Picquet. C’était l’époque où les bonnes étaient bretonnes. La sienne, sa chère et tendre, s’appelait Lucie ; il ne lui a jamais manqué de respect, car, m’expliqua-t-il en rougissant, c’était une époque où l’on ne manquait pas de respect aux jeunes filles. Quand il est parti faire son service militaire en Espagne, il lui a dit de se trouver un autre gentil garçon : il n’avait pas de diplômes et aucun avenir à lui offrir. En pleurant, elle lui a répété qu’elle l’aimait, mais il devait aller à l’armée. Pas pour Franco (quelle horreur !), mais pour la nation ; Paco était patriote ; sa classe avait été appelée, et il était déjà considéré comme déserteur. Son honneur le réclamait. Ses dix-huit mois de service accomplis, la loi exigeait qu’il reste deux ans de plus en Espagne. Mais il voulait rentrer en France, où il y avait du travail et la liberté. Démobilisé, il était venu chaque jour en civil pour déjeuner à la caserne et plaider sa cause. De guerre lasse, au bout de quelques mois, on avait fini par le laisser partir... Il avait la tête plus dure que les militaires.
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Paco n’aimait ni les curés ni la religion, mais dès qu’on nous donnait une image pieuse de Santiago, il la rangeait toujours précieusement dans son porte-monnaie, où elle allait rejoindre celle de Mère Teresa et une autre de la Sainte Vierge, qu’il embrassait parfois. Parmi ses trésors, il me montra aussi une dent de poisson pour la chance, une petite branche de figuier contre les accidents, et un marron contre les rhumatismes qui ne devait pas fonctionner très bien, car il l’abandonna au pied de la Cruz de Hierro, là où l’on déposait des cailloux symbolisant nos péchés. Il voyait aussi de bons augures dans les chats noirs depuis qu’il avait trouvé un billet de cinq mille pesetas juste après en avoir vu un, quand il était tout petit, en période de faim ; sa mère en avait été bien contente...
Dans les montagnes du Cebreiro, quand nous marchions dans le brouillard, il me raconta qu’il avait trouvé, vers la même époque de son enfance en Espagne, tout de suite après la guerre, dans un almanach, une image du sacré-cœur de Jésus, qu’il avait découpée et toujours gardée, épinglée au-dessus de son lit. Sur le chemin, il priait en disant : « Sacré-cœur de Jésus, donne-moi la force de monter cette côte ! » Et ça marchait ; Dieu l’aidait. Quand il allait à Paris, il allait toujours mettre un cierge au Sacré-Cœur... D’ailleurs, pour tout me dire, il l’avait même une fois impliqué dans un match de foot. Comme il voyait le Real Madrid en train de perdre un match, il était allé dans sa chambre engueuler son image : « Sacré-cœur de Jésus, ce n’est pas possible, ça ! », et, que je le croie ou non, quand il était revenu devant sa télé, dans la pièce à côté, le Real avait mis deux buts ! Je voulais bien le croire...
Paco acceptait les cadeaux du ciel. De tous les bijoux qu’il avait donnés à sa femme, le plus beau était un médaillon qu’il avait trouvé dans la rue. Il avait d’abord aperçu la chaîne ; il s’était dit qu’elle devait tenir quelque chose, alors il avait cherché tout autour et fini par trouver la médaille. Après la mort de sa femme, il avait donné tous ses bijoux à ses nièces, sauf celui-là...
C’était peu après qu’il avait fait le chemin de Saint-Jacques pour la première fois. Après la mort de sa femme. Pour remercier Dieu de lui avoir permis d’être là, près d’elle, au moment de sa mort. Elle avait été malade très longtemps, souvent à l’hôpital, et il aurait pu être à la pêche ou ailleurs, mais il avait été là ; elle n’était pas partie seule... Dieu l’avait permis. Quant à ce chemin-là, le nôtre, il le faisait pour les petits mongoliens. Il avait des amis qui avaient un enfant trisomique, et il s’était dit que ce petit ne pourrait jamais faire le chemin. Donc Paco le faisait pour lui et pour tous les petits qui ne pouvaient pas le faire. C’était le vœu qui le fit tenir jusqu’au bout. « J’ai tenu ma parole pour les mongoliens ; je n’irai pas plus loin », me dit-il devant la cathédrale, alors que Rodrigo le jubilant aurait bien poussé jusqu’à Finisterre pour manger quelques poulpes à la galicienne... Il me dissuada aussi de promettre à l’apôtre d’arrêter de fumer. « C’est grave une parole ; ça engage ; tu n’as qu’à promettre que tu essayeras de diminuer... » Du coup, même cela, je ne l’ai pas promis...
Quand il sut que j’écrivais, Paco me dit qu’il possédait deux cents livres : un cadeau de sa voisine quand elle avait déménagé. Il en avait déjà fourgué pas mal à un ami brocanteur, et le reste avait plutôt l’air de l’encombrer. Le seul livre qu’il avait acheté de sa vie était un ouvrage sur les pharaons.
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Si Paco aimait la conversation, il prenait rarement part aux discussions. Surtout politiques. La parole l’engageait trop, sans doute, mais tout son corps parlait pour lui. Soupirs, roulement des yeux, haussement d’épaules : il était rarement d’accord. Partager la même table que des indépendantistes catalans le transformait en dessin animé de Tex Avery. Il me faisait ensuite ses commentaires en aparté. Et, quand Rodrigo raconta que, né dans le franquisme, comme le poisson dans son aquarium, il ne s’était pas rendu compte que c’était une dictature avant que Paco et sa génération de réfugiés politiques le lui apprennent à son arrivée en France, que la censure et l’absence de partis ne lui avaient jamais sauté aux yeux auparavant, qu’il y avait des lois, un Parlement, des élections, et que tout lui semblait normal, Paco ne disait rien, mais je voyais la fumée lui sortir par les oreilles.
Plus tard, il me prit par le bras pour me dire, mezzo voce : « Je te l’avais dit : cet homme est fou ! »