35.
New York
Ames était abonné – sous couvert d’anonymat – à un service Internet fort coûteux baptisé HITS ; il s’agissait d’un moteur de recherche spécialisé, remis à jour toutes les douze heures, qui gardait la trace des requêtes sur les principaux serveurs et bases de données. Il ignorait comment ils procédaient.
C’était sans doute illégal mais il s’en fichait bien. L’essentiel pour lui était que cela lui procurait des informations d’une valeur inestimable. Il lui suffisait d’entrer un nom et, en l’espace de deux minutes, le robot de recherche lui affichait la liste des requêtes sur le sujet faites par les moteurs de recherche qu’il couvrait. Et non seulement ceux ouverts au grand public mais aussi ceux censés être restreints aux militaires, à la police et aux services fédéraux. Il effectuait également des recherches parmi les moteurs disponibles exclusivement par abonnements, ceux destinés aux hôpitaux, aux assurances médicales et ainsi de suite. Sans être absolument complète, la couverture était fort large.
Avec la quantité de sites consultés, il devait préciser ses requêtes avec soin s’il ne voulait pas être noyé sous un énorme flot de résultats. Des tas de gens partageaient le même nom. Posez une requête sur « John Smith » et vous étiez assuré d’avoir de la lecture. Mieux valait rétrécir le plus possible son champ d’investigation. Par exemple, pour une recherche sur un individu donné, il convenait de préciser l’ensemble de ses prénoms en plus du nom de famille. Et même ainsi, mieux valait se cantonner à une période de temps limitée, un jour ou moins, sinon, on risquait de se retrouver noyé sous les occurrences.
Ames estimait que si quelqu’un posait des questions sur lui ou ses collaborateurs, il devait le savoir. Il avait également besoin de savoir qui posait les questions, pour pouvoir tenter de cerner leurs raisons. HITS constituait en quelque sorte sa police d’assurance.
Ce fut l’estomac noué par une crainte glaciale qu’il examina l’image flottant au-dessus de son bureau. Le programme HITS était revenu avec plus d’une douzaine d’occurrences du nom « Marcus Boudreaux », et les bases de données consultées – police, prison, agences de location de voiture et agences hôtelières – prouvaient à l’envi que l’auteur des requêtes était un enquêteur officiel, et que le Boudreaux en question n’était autre que Junior.
Une des requêtes concernait le meurtre d’un flic à Atlanta. Une autre, la mort d’un policier à Baltimore. Et il y avait également plusieurs requêtes concernant un membre du Congrès, en Californie.
Il se demanda comment tout cela avait pu se produire. Qu’avait donc fait Junior ?
Que l’auteur de la recherche ne puisse pas être identifié, comme le précisait le programme, pouvait signifier plusieurs choses mais la plus probable était qu’il s’agissait d’un policier, sans doute un agent fédéral.
Ce qui pour Ames était synonyme de Net Force.
Junior avait dû faire une connerie quelconque. Il avait déclenché une alarme quelque part, les limiers avaient flairé sa trace et, à présent, ils étaient à ses trousses.
Cela changeait tout. Ses précédents calculs sur le risque que représentait Junior tablaient sur le fait que ce dernier ne dépasserait pas trop les limites. Le genre de chantage pour lequel Ames avait recouru à ses services n’était pas bien méchant. Les peines encourues si jamais Junior se faisait pincer n’étaient pas si graves. Junior y survivrait, d’autant qu’il compterait sur Ames pour l’aider – en sachant qu’Ames le tuerait si jamais il le dénonçait.
Mais des meurtres ? Surtout des meurtres de flics ? C’était une autre paire de manches. Ames n’aurait aucun moyen de tirer Junior d’un tel pétrin. Ce qui voulait dire que Junior n’aurait aucune raison de protéger son patron. Bien au contraire. Confronté à la perpétuité ou pire, il aurait à cœur de négocier. Et la seule carte à sa disposition serait Ames.
Ames hocha la tête. Comment allait-il réagir ? Ils n’auraient aucun moyen de vérifier les assertions de Junior. Ils ne parviendraient certainement même pas à prouver qu’il avait connu l’intéressé, et encore moins qu’il l’avait engagé. Mais une accusation portée par un individu arrêté pour meurtre ternirait sa réputation. Un simple soupçon de scandale serait mauvais pour les affaires.
Non, ils ne prouveraient jamais rien, mais ce serait un tracas de plus, et il préférait encore ne pas avoir à le subir.
Il devait absolument se débarrasser de Junior, et le plus tôt serait le mieux.
Comme cela lui arrivait parfois lorsqu’il était soumis à une pression intense et soudaine, il lui vint un plan, tout d’un coup, pan ! Comme ça. Le moyen de se débarrasser de Junior, sans aucun risque pour lui. Une fois ce lien disparu, il serait tranquille.
II sourit, impressionné par sa propre habileté. Il était vraiment brillant. Qu’on l’accule dans les cordes, et il ne se transformait pas en rat pris au piège, il se muait en Einstein…
Brooklyn, New York
C’était juste après l’aube. Ames était assis à son bureau dans sa nouvelle planque. C’était la troisième en trois semaines. En face de lui se trouvait l’homme qui d’ici peu ne serait plus de ce monde, même s’il l’ignorait.
Junior hocha la tête. « Un enlèvement ? Ce n’est pas exactement mon domaine.
– Tu n’as pas de problème pour descendre quelqu’un mais tu n’enlèverais pas un môme pour empêcher son père de nous harceler ?
– Les fédéraux débarqueront en masse, objecta Junior. Et les bébés, c’est le pire.
– Personne ne saura qu’il a été enlevé, dit Ames. Nous ne demanderons pas de rançon. La seule personne qui compte est Alex Michaels.
– Et la mère du petit, alors ? Elle va simplement me le confier, c’est ça ? »
Ames rit avec un certain mépris. « Tu crois que tu n’es pas capable de t’occuper d’une mère de famille ? »
Junior hocha la tête. « Si elle me voit, elle peut témoigner contre moi. »
Ames le regarda, le regard dur, inflexible. « Pas si elle n’est plus là pour témoigner… »
Junior soupira et se carra contre le dossier de son siège.
« Vous ne demandez pas grand-chose, à part ça.
– Junior, je ne sais trop comment te faire sentir la gravité de la situation. La Net Force sait qui tu es et ce que tu as fait. Ils sont tous lancés à tes trousses. » Ames secoua la tête. « Je n’arrive toujours pas à croire que tu aies pu buter un flic. »
Quand Ames l’avait appelé pour lui dire qu’ils étaient sérieusement dans la panade, Junior s’était douté qu’il devait être plus ou moins au courant. Il avait reconnu les faits quand Ames les lui avait brandis au visage et il avait failli lâcher que le flic d’Atlanta n’était pas le seul sur la liste. Heureusement, il avait gardé ça pour lui.
Il haussa les épaules. « C’était lui ou moi.
– Tu as dit la même chose pour le membre du Congrès.
– C’est parce que c’était la même chose. J’ai eu des problèmes avec Joan, c’est vrai. Ça a débouché sur…
une altercation dans un bar à motards. Un type s’est fait descendre. Quand le flic a arrêté ma voiture, j’avais encore sur moi le flingue avec lequel j’avais tiré. Un criminel en possession d’une arme à feu, une agression qualifiée, une tentative de meurtre, un meurtre ! J’étais dans la merde, et vous le savez. Je n’avais pas le choix. »
Ames s’avança sur son siège. « Très bien. Ce qui est fait est fait. Mais il faut réagir, à présent. Alex Michaels doit se retrouver avec d’autres soucis en tête. Alors tu descends à Washington, tout de suite, aujourd’hui, tu passes chez lui et tu emmènes son fils faire un tour.
– J’aime pas trop l’idée de tuer un môme.
– Eh bien, ne le tue pas. Abandonne-le à cent cinquante kilomètres de là dans un centre commercial, et on sera débarrassés de lui. Tuer la femme ne devrait pas te poser de problème – c’est la première fois qui coûte, non ? »
Junior acquiesça. Sans doute. Mais comme en réalité, il n’avait pas buté Joan, il n’y avait pas encore eu de première fois. Malgré tout, il n’était pas non plus tout à fait un débutant pour ce qui était de truffer quelqu’un de pruneaux, pas vrai ? Homme ou femme, la balle ne faisait pas la différence.
« Fais-moi confiance sur ce coup-ci, Junior, reprit Ames. Je connais ce gars, cet Alex Michaels. Je l’ai rencontré, je lui ai parlé. Il se couchera, et une fois qu’on aura eu ce qu’on veut, on conviendra d’un joli dédommagement et tu pourras partir finir tes jours, peinard, sur la côte mexicaine.
– À quelle hauteur, le dédommagement ?
– Cinq millions me paraît une somme correcte. Si tu quittes le pays. »
Junior plissa les paupières. Cinq millions. Une chouette maison au Mexique, des domestiques, une maîtresse, de la tequila… et se prélasser au soleil sans avoir besoin de travailler ? Là-bas, avec cinq millions de dollars, on pouvait vivre comme un nabab jusqu’à la fin de ses jours. Pas besoin de savoir parler la langue si on n’avait pas envie d’apprendre – l’argent était le langage universel. Quand on en avait assez, on pouvait avoir tout ce qu’on voulait. Cinq millions ? C’était bien mieux que de reprendre la direction d’Angola ou d’un autre pénitencier fédéral.
« D’accord, convint-il.
– Appelle-moi dès que tu es prêt à y aller, dit Ames. Le temps est compté. Aujourd’hui. Dès que tu peux.
– Ouais, ouais, d’accord. »
Ames regarda partir Junior. Cette histoire sentait mauvais, et peut-être était-il temps de prendre un peu de vacances, d’aller passer quelques jours, voire une semaine, dans sa planque du Texas, jusqu’à ce que ça se calme. La discrétion était plus que jamais de mise.
Il regarda autour de lui. C’était la dernière fois qu’il verrait cet endroit. Il n’allait pas laisser l’occasion à quiconque de venir fouiner par ici.
Oui, le moment était bel et bien venu de faire démarrer le jet d’affaires et de quitter la ville pour un bout de temps. Il pourrait appeler de n’importe où, c’était aussi facile au Texas qu’ici. Comme il l’avait dit à Junior, le temps était compté.
Pour Junior, surtout.
Washington, DC
Toni était en retard. Elle avait hâte de retourner au bureau pour suivre la piste Ames. Cogneur avait sélectionné sa photo parmi la douzaine de clichés qu’elle lui avait présentés. Elle avait aussitôt lâché Jay sur cette piste et elle avait envie de savoir ce qu’il avait découvert.
Mais elle n’arrivait pas trouver ses clés de voiture. Elle savait qu’elle les avait posées sur la desserte près de la porte d’entrée, elle en était sûre, mais pour une raison inconnue, elles s’étaient volatilisées.
« Les voilà, madame Michaels », dit Tyrone.
Elle se trouvait dans la cuisine et elle leva les yeux pour découvrir Tyrone qui approchait en tenant les clés à bout de bras.
« Où étaient-elles ?
– Dans la salle de bains. Derrière le siège des toilettes. »
Toni hocha la tête. « Comment ont-elles pu arriver là ? »
Le jeune garçon haussa les épaules. « J’en sais rien. Je les ai trouvées, c’est tout, ne me demandez pas d’explication. »
Toni sourit. « Le petit bonhomme a été réveillé la moitié de la nuit, lui dit-elle. Il va sans doute dormir tard. »
C’était une litote. Petit Alex avait eu un cauchemar qui l’avait réveillé à minuit et il avait passé les deux heures suivantes à gigoter sur le lit entre ses deux parents, posant sur elle ses petons glacés tout en poussant, ce qui ne l’avait pas non plus aidée à trouver le sommeil. Quand il avait enfin réussi à se rendormir, Alex l’avait ramené dans son lit. À ce moment-là, il devait bien être deux heures et demie, trois heures du matin.
Ouais, il devrait dormir jusqu’à neuf ou dix heures. Toni aurait bien voulu, elle aussi, rester deux heures de plus au lit. On ne vous disait pas, quand vous aviez un bébé, que vous vous retrouveriez en déficit de sommeil pendant deux ou trois ans…
« Bon, je suis partie. Est-ce que tu auras besoin qu’on te ramène chez toi ?
– Non, m’dame. M’man vient me prendre. J’ai entraînement au club de tir, ce soir. P’pa m’a donné un nouveau pistolet et je dois l’essayer ce soir.
– Super. OK. Je serai de retour aux alentours d’une heure. Si tu as besoin de quoi que ce soit…
– Oui, m’dame. Je pense que je sais encore me servir du téléphone. » Il sourit.
Elle lui rendit son sourire et se dirigea vers la porte. C’était vraiment un gentil garçon. John et Nadine Howard avaient fait du bon travail. Elle ne manquerait pas de le leur dire la prochaine fois qu’elle verrait l’un ou l’autre.
Deux minutes plus tard, elle était dans sa voiture et roulait, l’esprit déjà accaparé par le boulot. Le FBI n’avait pas été mécontent des informations qu’elle et Jay avaient recueillies sur Marcus Boudreaux, et même s’ils ne l’avaient toujours pas appréhendé, ils y travaillaient.
Ils n’avaient pas encore évoqué Ames. Tout ce qu’ils avaient pour l’instant, c’était l’apparition de son nom dans un club de tir où était déjà inscrit Marcus Boudreaux, et la parole d’un pirate informatique. Pour à peu près n’importe qui d’autre, cela aurait été suffisant. Mais pas dans le cas de Mitchell Ames. Pas pour un avocat réputé, presque une célébrité. Et certainement pas pour un avocat réputé et célèbre qui était en train d’attaquer la Net Force.
Non, ils devaient avoir tout bien balisé avant de souffler le moindre mot concernant Mitchell Ames.
D’ici là, Jay creusait dans la vie personnelle d’Ames comme une pelleteuse en folie, en quête du moindre lien avec Boudreaux.
Sur un front plus personnel, Gourou devait rentrer demain, avait-elle dit. Son arrière-petit-fils était tiré d’affaire : il s’était suffisamment rétabli pour qu’ils l’aient renvoyé chez lui.
C’était une journée chaude, ensoleillée mais sans trop de brume de pollution.
Tout se passait plutôt bien pour l’instant, dut-elle admettre. Mais elle avait hâte de retourner au boulot.
QG de la Net Force Quantico
Michaels se carra contre le dossier de son fauteuil et adressa un signe de tête à John Howard. « En bref, voilà la situation, général. »
Howard hocha la tête. « Est-ce que ce ne serait pas marrant, commandant ? D’arrêter le gars qui vous attaque ? »
Alex sourit. « Je dirais que ça ne l’aiderait pas à défendre sa thèse devant un jury. Un avocat réputé, qui a son propre homme de main…
– Je pensais qu’ils en avaient tous », observa Howard.
Michaels rit.
« Ma foi, je suppose que je n’aurai plus grand-chose à faire, une fois que nous aurons rassemblé tous les éléments, reprit le général. J’imagine que la police de New York verrait d’un assez mauvais œil l’intervention d’un commando de la Net Force dans un appartement huppé.
– Sans doute », admit Michaels.
Howard repartit et Michaels profita du répit pour se délecter à l’avance de la perspective d’envoyer un avocat marron derrière les barreaux. Même s’il s’avérait qu’il n’était pas coupable, c’était une fantaisie bien agréable pour un matin d’été…