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QG de la Net Force

 Quantico

 

 

 

Ils étaient quatre dans la salle de conférences : le général Howard, Jay, Toni et Michaels.

C’est Alex qui avait la parole. « Bref, telle est la situation concernant la procédure légale en cours. Il est évident que nous n’allons pas laisser tomber notre enquête sur CyberNation, ou même la suspendre, surtout à la lumière de ce que Jay a découvert. Nous devons toutefois prendre au mot le conseil de Tommy Bender et nous assurer de procéder rigoureusement dans les règles. » Ce disant, il regarda Jay.

Il y eut un moment de silence. Toni le rompit en demandant : « Quelle certitude a-t-on concernant ce stagiaire, Jay ?

– Je suis positif pour ce qui concerne le transfert de fonds. Je n’ai pas réussi à trouver un motif valable pour qu’un stagiaire à la Cour suprême touche de l’argent de CyberNation. J’ai également parcouru le dossier de ce gars pour voir s’il ne pourrait pas s’agir d’un cas particulier – il aurait pu, par exemple, avoir exercé une activité légitime pour CyberNation et continuer à en recevoir des émoluments -, or, je n’ai absolument rien trouvé de ce genre. Je suis convaincu que c’est un pot-de-vin.

– Nous avons intérêt à être absolument sûrs de notre coup avant de rendre la chose publique, intervint Howard. Le juge nous taillera en pièces si nous nous trompons. Ils ne toléreront pas le moindre écart.

– Amen », dit Toni.

Michaels regarda Jay. « Trouve-nous un truc à l’épreuve des balles, Jay.

– D’accord.

– Autre chose sur les affaires en cours ? »

Jay haussa les épaules. « Juste un détail concernant ces vers et virus qui ont touché le web récemment. Je suis convaincu que c’est le même type qui en est à l’origine, et ils deviennent de plus en plus sérieux -ce qui veut dire qu’il faut s’attendre à d’autres. Vous ne pouvez pas y faire grand-chose, cela concerne uniquement le Net, mais j’ai pensé que vous deviez le savoir. »

Michaels acquiesça. « Écoutez, je sais que ce procès est une vraie plaie et que nous avons mieux à faire. Je sais aussi qu’il y a de grandes chances que ce soit un énorme écran de fumée lancé par CyberNation pour nous empêcher de nous concentrer sur notre enquête. Néanmoins, nous devons y prêter attention. Nous sommes observés de près, plus encore que d’habitude. Ne faisons rien qui puisse nous retomber dessus. »

Un murmure d’assentiment accueillit ses paroles.

Alex parcourut d’un regard circulaire son équipe, les gens à qui il se fiait le plus au monde. C’était le moment choisi pour dire une parole inspirée mais il se rendit compte que les mots lui manquaient.

Du reste, il se rendit compte également d’autre chose : il y avait une raison pour laquelle il leur faisait une telle confiance. Chacun d’eux était un professionnel confirmé, le meilleur dans sa branche. Ils n’avaient pas besoin de son inspiration. Juste de sa confiance et de son soutien.

« Très bien, dit-il. Remettons-nous en chasse. »

 

Jay était en rage. Saji l’avait appelé alors que la réunion se terminait et, à présent, il avait envie de tuer quelqu’un.

Il regagna son bureau, s’assit devant son ordinateur, encore furibond.

Tout avait commencé avec les photos. Saji avait téléchargé les photos de leur lune de miel sur son ordinateur dans le séjour. Normal, bien sûr, puisqu’elle voulait les partager avec la famille. Il pouvait le comprendre. Mais elle avait désactivé la protection virale durant leur installation.

Ce n’était pas toutefois ce qui préoccupait Jay. Il savait comment cela c’était produit et comprenait même pourquoi. Saji avait passé un certain temps à travailler sur les photos qu’elle avait téléchargées et en général, on désactivait son anti-virus quand on travaillait avec un logiciel de traitement graphique gourmand en ressources. Même avec une machine puissante comme la leur, il y avait trop de risques de conflits.

Mais Saji n’avait pas remis l’anti-virus.

Les systèmes de Jay étaient protégés par un double pare-feu – dont un qu’il avait codé lui-même – mais ceux-ci ne protégeaient ses machines que des pirates cherchant à s’y introduire depuis le Net. Les pare-feu n’agissaient pas contre les virus ou les autres programmes téléchargés – accidentellement ou non – via la messagerie électronique, raison pour laquelle il faisait tourner en permanence un anti-virus haut de gamme qui remettait constamment à jour son code et ses fichiers de signatures.

Tout cela ne servait à rien si quelqu’un le fermait !

Le logiciel était même programmé pour se lancer dès que le système était redémarré, mais Saji n’avait pas fermé l’ordinateur. Elle avait terminé son téléchargement et procédé à ses traitements d’images sans aucun problème, sans aucun signe d’instabilité, aussi n’avait-elle pas songé à faire redémarrer la machine.

Le pire était que Jay avait programmé son anti-virus pour qu’il se relance automatiquement chaque fois qu’il avait été interrompu plus d’une demi-heure. Il l’avait fait parce qu’il savait combien il était facile d’oublier ce genre de détail. Saji avait passé toutefois un bon bout de temps à travailler sur ses photos -bien plus d’une demi-heure en tout cas -, aussi avait-elle également désactivé cette fonction, ce qui voulait dire que son ordinateur – et par conséquent l’ensemble du réseau domestique – était vulnérable aux virus.

Et ils en avaient chopé un.

Jay n’avait pas encore remonté sa trace, aussi ignorait-il s’il venait de quelqu’un de la famille de Saji, d’un de ses amis ou d’une des listes de diffusion auxquelles elle s’était inscrite. Il pouvait aussi s’agir d’un mail aléatoire généré par un système infecté. Peu importait en fait sa provenance. L’important était l’emplacement où il avait été activé.

Le virus qui les avait frappés était le tout dernier, le crasher, celui qui reformatait les disques durs. Il avait détruit leurs photos, ainsi que le carnet d’adresses de Saji – après avoir envoyé des copies de lui-même à tous ses contacts, dont Toni, Alex et plusieurs autres de leurs amis de la Net Force. Et il avait infecté sa propre machine également, transitant par leur réseau local pour venir effacer son disque dur.

Bon, d’accord, ils avaient des copies de sauvegarde de tous les fichiers, y compris les photos, mais là n’était pas l’essentiel. L’essentiel était qu’ils avaient été frappés. L’essentiel était que la machine de Jay, ainsi que celle de son épouse, avaient envoyé des copies d’un virus à tous les contacts de leurs carnets d’adresses. Jay Gridley en personne, technicien de pointe et gourou de la sécurité informatique de la Net Force, s’était fait avoir par un vulgaire petit virus !

Il n’était pas ravi.

Si Saji n’avait pas désactivé l’anti-virus, rien de cela ne serait arrivé, mais elle l’avait fait et c’était arrivé, et elle était absolument désolée.

Stupide. Il ne le dit pas, ayant appris deux ou trois choses d’elle depuis qu’il la connaissait, mais il l’avait pensé. Même un collégien savait qu’il ne devait pas toucher au Net sans protection virale. Même des écoliers de maternelle le savaient…

Mais ce n’était pas après Saji qu’il en avait. Elle ne vivait pas dans un univers où tous les mouvements électroniques étaient automatiquement pistés. Elle ne pensait pas à ces problèmes en permanence comme lui.

C’était le pirate que Jay avait envie d’écrabouiller, l’auteur du virus, le connard qui avait abusé de la confiance de Saji. C’était contre lui qu’il en avait.

Jay allait l’épingler, ce pirate. Ce gars allait apprendre qu’on ne faisait pas le con avec Jay Gridley, et surtout qu’on ne le ridiculisait pas en se servant de sa femme.

Il continua de fixer son ordinateur, toujours furibond, puis il pianota au clavier et configura son système pour n’accepter aucune intrusion inférieure à la priorité un. Il était temps de se mettre au boulot. Dans des circonstances normales, il adorait déjà son boulot et brûlait toujours de se mettre en chasse. Cette fois, cependant, ce serait encore plus jouissif. Cette fois, c’était une affaire personnelle.

Jay avait écrit et lâché sur la Toile son content de virus quand il était lycéen – le genre de petits programmes « J’t’ai bien eu » destinés à montrer qu’il en était capable. Il n’avait jamais écrit de code vraiment malicieux, bien sûr. Il avait également traqué pas mal d’auteurs de virus en tant que chef des safaris de la Net Force, aussi les mesures initiales étaient-elles devenues pour lui de la routine. Le tout était de retracer la chronologie exacte des faits, de voir quand les ordinateurs avaient été infectés pour cerner le point d’origine. Une fois que vous l’aviez, vous repreniez la piste à partir de là afin de remonter à la source.

Naturellement, de nos jours, les pirates pouvaient expédier des trucs dans le monde entier, mais il fallait bien qu’ils commencent quelque part.

Hélas, le temps qu’il se rende compte que les deux premières attaques étaient liées, une bonne partie de l’information avait été perdue. Les deux premiers virus avaient été relativement inoffensifs ; ils n’avaient pas provoqué de réels dégâts, de sorte qu’ils n’avaient pas été suivis de trop près. Cela allait lui compliquer la tâche de collecte de données les concernant.

Tout cela allait réclamer pas mal de tests, qui exigeaient beaucoup de temps.

S’il procédait de la manière habituelle.

Jay coiffa son équipement de réalité virtuelle et chargea un scénario qu’il n’avait plus employé depuis le lycée.

 

L’atelier du magicien

 

Jay se tenait dans une vaste salle circulaire, chichement éclairée par quelques chandelles éparses. Tout autour de lui, on devinait un assortiment d’objets mystérieux, des pots d’herbes rares, des appareils bizarres et de vieux grimoires poussiéreux, reliés en peaux de toutes sortes, du lézard à l’autruche en passant par ce qui ressemblait à de la peau humaine…

Une boule de cristal et une cage en bois, petite mais robuste, étaient posées sur une parue dégagée de la paillasse. Juste à côté, une baguette longue et fine, minutieusement gravée de runes dorées qui chatoyaient légèrement de l’intérieur.

Une vague odeur de moisi régnait dans la pièce, qui sentait le renfermé. On avait l’impression qu’elle n’avait pas été aérée depuis des siècles. Jay était impressionné. Cela faisait des années qu’il n’était plus retourné dans l’atelier et la précision du détail était parfaite.

Je suis vraiment bon.

Pas vraiment une nouveauté, bien sûr, mais c’était toujours agréable de se le voir rappeler, surtout par son propre travail.

Il saisit la baguette magique. Elle était tiède au toucher, exactement comme dans son souvenir. Elle vibrait dans sa main, instrument de création n’attendant que d’être libéré.

Il y avait une raison au fait qu’il n’avait plus joué avec l’atelier depuis plusieurs années. C’était là qu’il avait concocté ses propres virus. Cette époque était révolue, bien sûr. Il avait emprunté la grand-route, choisi le camp des bons et depuis qu’il avait pris cette décision, il s’était retenu de jouer avec ce genre de choses – hormis quand c’était nécessaire pour trouver le moyen de vaincre les méchants.

Parfois, seul un voleur peut en attraper un autre.

Ce n’était pas précisément le cas mais il allait profiter de la latitude dont il disposait au titre de chef hacker de la Net Force et en profiter. Le pirate qui avait détruit le disque dur de son épouse et, par son truchement, avait atteint sa propre machine à son domicile, allait s’en mordre les doigts.

Ce n’était pas une décision facile. Il ne se souvenait que trop bien de l’avertissement d’Alex leur enjoignant de suivre les règles, mais il ne se faisait pas trop de souci. Pour commencer, cette histoire n’avait rien à voir avec CyberNation. Par ailleurs, ce qu’il s’apprêtait à faire n’avait rien de vraiment illégal. Oh, certes, il violait les règles interdisant l’écriture de code auto-réplicateur – il le savait : il avait servi de consultant pour la rédaction de certaines de ces règles – mais le code qu’il s’apprêtait à écrire était totalement inoffensif… hormis pour certain pirate…

Pour l’essentiel, toutefois, cela se résumait au fait que c’était la seule façon pour lui d’empêcher rapidement ce gars de nuire, et pour l’heure, cela seul comptait.

Il prit une profonde inspiration et commença.

Il agita la baguette magique, décrivant dans les airs un motif en forme d’étoile, et aussitôt, un penta-gramme éblouissant apparut sur le plancher de la petite cage en bois. Il donna trois petits coups de baguette dans le vide et une série de points alternativement sombres et lumineux apparut autour des sommets de l’étoile.

Il marqua un temps d’arrêt, essayant de se remémorer l’incantation. Durant plusieurs années, il s’était sérieusement intéressé à l’univers des jeux de fantasy ; à l’époque du lycée, il avait endossé le rôle d’un sorcier, et fait toutes sortes de recherches dans le domaine de la magie.

Ah, voilà, ça lui revenait…

Jay énonça l’incantation et, dans le même temps, le bruit de ses mots éclata dans la salle comme autant de boules de feu colorées, illuminant la chambre d’éclats d’or et de rouge profond. Des détails de la pièce ressortirent, d’autres objets et d’autres vieux grimoires devinrent visibles, jetant des ombres nettes tandis que les globes évoluaient pour converger vers la cage.

Une fois à l’intérieur de celle-ci, les boules de lumière scintillante qui représentaient ses paroles se combinèrent au-dessus du pentagramme. Il entendit un bruit de bouchon tandis qu’un truc informe apparaissait à l’intérieur du périmètre qu’il avait défini. La chose prit peu à peu consistance et couleur, fusionnant pour former un petit démon.

« QUI OSE FAIRE APPEL À MES SERVICES ? » Le petit bonhomme avait une voix sacrément grave.

Jay sourit de ce trait de son jeune moi. Plutôt mélodramatique, non ?

« C’est moi, Jay Gridley. » Quand il prononça son nom, le peut démon se ratatina comme s’il avait été programmé tout exprès. Même s’il savait que c’était infantile, il ne put s’empêcher de trouver que c’était quand même vachement cool.

Enfin, il y avait des trucs qui ne changeaient jamais.

Il s’adressa au démon, exposant ce qu’il devait faire. À mesure qu’il énonçait ses instructions, l’être changea graduellement de forme pour se conformer à ses objectifs.

Il cessa de luire et se ratatina un peu plus, devenant plus transparent, comme les virus que Jay avait analysés. Il ressemblait à présent à un minuscule diable avec ses cornes et sa queue, mais en plus trapu, un peu comme un nain. Ses yeux devinrent énormes pour qu’il puisse voir mieux, son nez s’allongea pour mieux flairer les traces des virus, et il lui poussa des ailes, de minuscules ailes de chauve-souris qui battaient rapidement, comme celles d’un colibri.

Jay glissa la main dans la poche de sa robe de magicien et en retira les trois formes insectoïdes des trois virus ciblés. Il les jeta par un interstice au sommet de la cage. La créature s’en empara, reniflant et tâtant chaque bestiole avant de la déchiqueter pour se repaître de ses entrailles.

« JE SUIS PRÊT, MAÎTRE.

– Pas trop tôt, dit Jay. Vas-y. » Il donna un coup de baguette magique. La cage s’évanouit dans un poudroiement d’étincelles dorées, le noir emplit la salle et la créature s’envola pour s’échapper par une haute fenêtre près de la bibliothèque.

Jay laissa échapper le soupir qu’il retenait. Enfin. Il l’avait fait. Tous les vieux adages lui revinrent : seul un voleur peut en attraper un autre, le pouvoir absolu corrompt absolument, c’est une pente glissante.

Même s’il disposait de certains pouvoirs et de certains droits en tant que chef du département réalité virtuelle de la Net Force, relâcher un virus dans le domaine public n’était pas dans ses attributions. D’un autre côté, s’il le baptisait programmeur traqueur, ça aiderait à faire passer la pilule.

Non qu’il ait l’intention de lui donner un nom – à moins que quelqu’un le lui demande. Comme il était la principale autorité dans le secteur pour ce qui était des virus, il était bien peu probable que cela se produise.

Par ailleurs, il avait sérieusement travaillé la question. Même s’il ne l’avait pas utilisé depuis des années, il avait mis à niveau le « programme atelier » en y intégrant les dernières techniques de construction virale. Cela faisait partie des choses qui vous permettaient de rester en pointe : mettre à jour des logiciels qu’on pouvait fort bien ne jamais utiliser.

C’était du boulot, d’être le roi de la montagne.

Le virus n’allait causer aucun dégât, on ne remarquerait même pas sa présence. Il se contenterait de se raccrocher au trafic entrant et sortant, et ne signalerait qu’à lui seul des informations sur les heures et les sites où les trois premiers virus avaient frappé. Il effacerait ensuite toute trace de sa présence, ni vu ni connu.

Enfin, il espérait.

Jay brandit à nouveau la baguette magique et la boule de cristal sur la table grossit pour atteindre la taille d’un ballon de volley. Il prononça un mot et un minuscule simulacre de la carte des États-Unis apparut à l’intérieur. Sous ses yeux, de minuscules points rouges, bleus et jaunes se mirent à piqueter la carte, chacun d’eux correspondant à un ordinateur infesté par un des trois virus.

Les points se multiplièrent en progression géométrique, toujours plus vite, à mesure que son propre virus-lutin se multipliait en étendant à son tour son propre périmètre de propagation.

D’ici peu, il aurait une idée de ce qu’il devrait rechercher ensuite. Le pirate qui était venu lui chercher noise avait intérêt à profiter de ses dernières heures tranquilles derrière un ordinateur.

Qui joue avec les meilleurs finit au trou comme les autres.