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QG de la Net Force,

Quantico

 

 

 

Jay était installé derrière son bureau quand Toni passa la tête par la porte. « Hé, Jay. T’as une minute ? -Toujours, répondit l’intéressé. Quoi de neuf ? » Toni entra dans le bureau. Elle tenait dans la main un mini-disque qu’elle lui tendit. « Ceci. C’est une vidéo de surveillance d’un gars qui a descendu quelqu’un dans un bar à motards d’Atlanta. »

Il lui prit le disque de la taille d’un dollar d’argent et l’introduisit dans le lecteur de sa station de travail. « C’est quoi, le problème ?

– Eh bien, ce n’est pas vraiment de notre ressort. Du moins, personne ne nous a demandé d’intervenir. En fait, je suis tombée dessus alors que je cherchais autre chose. »

L’holoprojecteur s’alluma et Jay vit que l’image provenait d’un magnétoscope bon marché, enregistrant l’image d’une caméra murale à faible résolution disposée en hauteur. Il s’agissait bien d’un de ces bars un peu louches, pleins de types en blouson de cuir, de femmes aux yeux barbouillés d’ombre à paupières criarde, et, pour les deux sexes, arborant des tatouages à foison. L’objectif grand angulaire dévoilait une bonne partie de la salle. À l’écart sur la droite, on distinguait quatre hommes, trois attifés en motards, mais pas le quatrième. Le civil se leva soudain d’un bond. Il se mit à courir, dans le même temps il dégaina deux petits pistolets de sous ce qui ressemblait à un gilet de pêcheur et se mit à tirer. Il n’y avait pas de son. Le tireur sortit brusquement du champ et disparut une ou deux secondes. Il y eut un saut dans l’enregistrement et une nouvelle scène apparut, un parking rempli de motos avec quelques voitures.

Sous les yeux de Jay, l’homme qui avait tiré apparut de la droite, courut vers une voiture, s’y engouffra et démarra.

L’enregistrement s’arrêta.

Jay leva les yeux vers Toni. « D’accord…

– Ces séquences ont été prises par les deux caméras de vidéosurveillance du Noyau de Pêche, précisa Toni, un bar de la banlieue d’Atlanta. Moins d’une heure après leur enregistrement, un policier de cette même ville se faisait tuer par balles lors d’un banal contrôle de police. Des témoins ont vu partir la voiture du tueur, et il semblerait qu’elle soit de la même marque. Je viens de parler à un contact dans la maison mère, qui dit que les études balistiques préliminaires indiquent que l’arme qui a tué le flic est la même que celle utilisée par le tireur dans le bar.

– Donc, à moins qu’il ait réussi à fourguer son flingue rudement vite, c’est le même gars qui a descendu le flic.

– Ouaip.

– Et qu’est-ce qu’on a au juste à voir avec cette histoire ?

– J’en ai parlé à la Mitraille, au stand de tir. Il pense que ce gars a descendu récemment d’autres bonshommes. Y compris le député Wentworth, là-bas en Californie.

– Vraiment ? Et les gars du FBI sont au courant ?

– Sans doute. Mais eux, ils n’ont pas un Jay Gridley, alias "le Jet", qui travaille dessus. Ce serait sympa de leur livrer ça sur un plateau. Ils nous devraient une fière chandelle. »

Jay sourit. « Ah ouais. Ça c’est sûr. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

– Je t’ai envoyé un fichier avec les autres victimes possibles de ce type. Agrandis l’image autant que tu peux, puis mets-toi en quête des enregistrements de surveillance des agences de location de voitures qui correspondent plus ou moins aux moments et aux lieux où sont survenus ces autres meurtres. Vois si tu peux retrouver quelqu’un qui ressemble à ce gars en train de louer un véhicule à peu près à ce moment-là. »

Jay opina. « Je peux le faire. Je peux également étudier les enregistrements des motels et des hôtels du secteur, tant que j’y suis. Est-ce que tu pourrais m’avoir une heure de calcul sur le Super-Cray si j’arrive à définir huit points de comparaison faciale sur ton suspect ? »

Elle acquiesça. « Ouais. Si on le chope, personne ne s’en plaindra. Sinon, il sera toujours temps de s’en soucier à la prochaine réunion budgétaire, le mois prochain.

– Je m’y mets », promit Jay.

Toni acquiesça et partit. Jay se mit aussitôt à l’ouvrage. Bidouillant avec son programme d’amélioration d’images, il zooma tout en accentuant les traits du tireur. L’homme avait le teint mat, presque basané, il était brun et, assez bizarrement, il avait les yeux bleus.

Jay calcula les statistiques anthropométriques, le rapport de la distance du front au nez avec l’espacement des yeux, les proportions des oreilles, et ainsi de suite, cherchant à déterminer un type ethnique, mais ce ne fut pas concluant. Malgré tout, il avait défini à peu près sûrement neuf points sur la matrice de structure faciale Segura – la SFSG -, or il ne lui en fallait que huit pour obtenir une concordance avec une fiabilité supérieure à soixante-dix pour cent – s’il parvenait à trouver d’autres images de la même qualité. La SFSG avait été développée pour les caméras de surveillance des aéroports et des banques, afin de permettre d’attraper les voleurs et les terroristes potentiels. Elle n’était pas précise à cent pour cent, mais une fiabilité de sept sur dix était plus que suffisante pour amener un agent à vérifier l’alibi d’un suspect.

Le programme SFSG installé sur le Super-Cray recevait et cataloguait régulièrement chaque jour les données de milliers de caméras de surveillance installées sur tout le territoire américain. Ce qui correspondait à des centaines de milliers, voire des millions d’images. L’ordinateur pouvait comparer les matrices faciales d’un suspect avec les résultats d’une journée de capture des caméras et vous sortir une concordance éventuelle en moins de dix minutes. Bien entendu, la facture de temps de calcul pour la Net Force serait supérieure à ce qu’il gagnait en un mois, mais s’il attrapait un gars qui avait tué un élu fédéral ? C’étaient les membres du Congrès qui approuvaient leur budget, et ils n’iraient pas tiquer sur quelques billets s’ils avaient servi à coincer le gars qui avait descendu un des leurs.

Si Jay se limitait à la veille et au lendemain des meurtres, il pourrait en vérifier trois. S’il se cantonnait, mettons, juste à la veille, il pourrait en vérifier six. Or, il n’en avait besoin que de quatre, d’après le fichier que Toni lui avait transmis par mail. Pas de problème.

Son système était en mode accès vocal. « Appeler Super-Cray », dit-il à l’ordinateur. Bon Dieu, ce qu’il adorait dire ça – c’était cela le vrai pouvoir.

 

Michaels était littéralement enfoncé jusqu’au cou dans les tractations juridiques, et ça ne lui plaisait guère. Aussi quand Toni passa le voir, il accueillit cette diversion avec un certain soulagement.

« Hé, fit-il en lui brandissant sous le nez des tirages papier. Tu ne crois pas qu’on aurait vraiment besoin de vacances ?

– Je suis bien d’accord avec toi, répondit Toni. Mais d’ici là, j’ai quelque chose d’intéressant. Tu veux m’accompagner à la salle de conférences ? Jay s’y trouve déjà.

– Volontiers. »

Jay était en effet installé à la table de la salle de réunion, arborant le sourire d’un chat qui venait d’avaler toute une volière de canaris.

« Alors ? fit Alex, sitôt entré.

– Toni ? demanda Jay, en la regardant.

– Vas-y, dit-elle. Brille. »

Le sourire de Jay s’élargit. « Toni est tombé sur des informations concernant ce parlementaire qui s’est fait tuer récemment, commença-t-il. Pas vraiment de notre ressort, puisque les flics locaux ou la maison mère ne nous ont pas encore demandé d’intervenir, mais ça m’a paru néanmoins une bonne idée d’étudier l’affaire. »

Michaels opina. « Et… ?

– Et on a chopé le tireur », dit Jay, tâchant d’avoir l’air dégagé sans trop y réussir.

Michaels arqua un sourcil. « Chopé ?

– Enfin, pas exactement, mais on sait qui c’est. »

Toni comme Jay parurent aussitôt très contents d’eux.

Jay reprit : « Toni m’a donné l’enregistrement de vidéosurveillance d’un gars qui avait tiré sur des clients dans un bar d’Atlanta, puis abattu un flic. J’ai introduit dans le Super-Cray ses caractéristiques anthropométriques et je les ai passées à la moulinette du SFSG. J’ai alors obtenu une concordance avec un gars qui a loué une voiture en Californie le jour même où le député s’est fait descendre. Ainsi qu’une concordance avec une agence de location de la capitale, le jour même où un flic de Baltimore se faisait buter. »

Jay fit passer trois photos tirées sur papier. Sur l’un des clichés, un homme coiffé d’un chapeau de cow-boy et portant des lunettes noires se tenait devant un comptoir. Sur la seconde, un type coiffé d’une casquette de base-ball et arborant une grosse moustache occupait l’image sous un angle identique. Le dernier, pris dans le bar d’Atlanta, montrait enfin un homme tenant une arme dans chaque main, avec des gens dans le fond qui essayaient de se planquer.

« Le même gars sur les trois images, indiqua Jay. Neuf points de concordance sur deux d’entre elles, huit sur la dernière – la moustache postiche masque la lèvre supérieure. Bien sûr, il s’est servi d’un nom et de papiers différents dans les deux agences de location.

– Donc, tu as un gars qui loue des voitures et qui porte une fausse moustache. Ça ne prouve rien.

– Eh bien, si on n’avait que ça, le fait qu’il se trouve dans le secteur, ça serait en effet assez mince, comme preuve. Mais on n’a pas que ça. »

Et de faire glisser sur la table un quatrième cliché. Michaels vit sans peine qu’il s’agissait du même homme, or l’image semblait provenir d’une photo d’identité. Elle avait ce côté moche des photos de permis de conduire.

« Marcus "Junior" Boudreaux, indiqua Jay. On a une concordance visuelle avec les archives pénales de Louisiane – il a purgé une peine dans la prison d’État d’Angola. C’est un casseur, un voyou, et un délinquant professionnel. Il s’est déjà fait arrêter une fois pour meurtre, mais il s’en est tiré. Il correspond au profil.

– Eh bien, je suis impressionné. Je suis sûr que nos frères et sœurs de la maison mère apprécieront.

– Oh, mais ce n’est pas tout, dit Jay. Vous devez bien vous imaginer qu’un type comme Junior n’irait pas de lui-même se mettre à descendre des membres du Congrès sans avoir une bonne raison. Il doit travailler pour quelqu’un.

– Et… ?

– Et donc, nous sommes allés voir ailleurs pour corréler la photo de Junior avec ses diverses fausses identités. Puisque c’est un tireur, nous sommes allés avoir tous les clubs de tirs existant aux alentours de son dernier domicile connu, qui se trouve être, incidemment, situé dans le district fédéral. En ratissant toute la côte Est, du haut en bas. »

Jay ménagea une pause pour l’effet.

« OK, dit Alex, voyant qu’il n’enchaînait pas immédiatement. Tu vas lâcher le morceau ou nous faire poireauter toute la journée ? »

Sourire de Jay. « Nous avons découvert que Junior était inscrit dans quatre stands de tir, y compris un club de la ville de New York. Sous des noms différents.

– Hon-hon. Continue…

– Et donc, nous avons épluché la liste des membres de ces clubs, avec l’idée qu’on pourrait, qui sait, tomber sur un autre nom connu de nous. Juste au cas où…

– Continue, Jay… »

Jay fit glisser sur la table un autre document imprimé. Y était inscrite une liste de noms, dont l’un était surligné en jaune.

Michaels regarda le nom surligné. « Non, fit-il en hochant la tête. Pas possible. »

Toni et Jay arboraient un large sourire.

**

Jay était parti et Michaels était resté assis à la table de conférence avec Toni. Quelque chose le turlupinait mais toute cette paperasse juridique l’empêchait de se concentrer pour arriver à mettre le doigt dessus.

Il fixa le document imprimé. « C’est juste une coïncidence, dit-il enfin. Ça ne veut rien dire. Pourquoi un gars comme Ames s’abaisserait-il à un truc pareil ? Il n’a pas besoin.

– Notre Boudreaux a bien été engagé par quelqu’un, fit remarquer Toni. Je ne sais pas pourquoi il se serait mis à tirer dans des bars à motards ou descendre des flics, mais le député Wentworth menait le combat contre CyberNation au Parlement, non ?

– Chou, c’est plus que tiré par les cheveux.

– Peut-être. Mais si c’était vrai ? Il faudrait qu’on vérifie.

– Allons, Toni. Tu te rends compte de quoi on aura l’air ? Nous en prendre à l’avocat qui nous poursuit justement pour homicides involontaires dans une opération de la Net Force ?

– Eh bien, il conviendra d’être prudents. »

Alex rit. « Prudents ? C’est un gars qui peut demander la présentation de nos archives, de nos courriers électroniques, tout le bazar ! Si on se met à fouiner dans sa vie privée, il faudra bien qu’on lui balance tout.

– Non. Techniquement, tout ce qu’il peut nous demander, c’est les documents concernant les opérations contre CyberNation. Une enquête pour d’éventuelles accusations de complot ne tombe pas forcément dans cette catégorie. Peut-être qu’il s’est acquis les services de Junior pour autre chose. On ne pourra le savoir qu’en y allant voir, pas vrai ? »

Michaels hocha de nouveau la tête. « Au moindre faux pas, on se retrouvera pris, écartelés, et nos têtes se retrouveront promenées au bout d’une pique.

– Donc, à nous de voir où nous mettons les pieds. »

Il réfléchit au problème. Ce n’était sans doute rien de plus qu’une coïncidence. Le tireur était inscrit dans quatre clubs. Au total, leurs membres représentaient plus de deux mille personnes. Il n’avait pas besoin d’avoir des rapports avec l’un d’entre eux. Mais si c’était le cas… ? Et si Ames était celui-là ?

Ça ne pourrait pas mieux tomber, pour ce qui concernait Michaels. Peut-être que Toni avait raison. Au pire, ça valait le coup d’y jeter un coup d’œil, non ?

« Si nous pouvons retrouver ce Boudreaux, reprit Toni, et le persuader de nous parler, ce serait bien.

– Et comment va-t-on procéder ?

– Jay y travaille en ce moment même », précisa-t-elle. Elle sourit.

En cet instant, il était ravi qu’elle soit dans leur camp. Il y avait dans son expression quelque chose d’une louve affamée.

Alex acquiesça. Quelque chose continuait néanmoins à le titiller.

Il consulta de nouveau la liste des noms, s’attardant sur celui qui avait été surligné. « Oh, fit-il, mais bien sûr.

– Quoi ? »

Il secoua la tête, tout en réfléchissant. Puis : « Chou, est-ce que tu peux nous sortir la déposition de ce pirate ? »

Toni se dirigea vers l’ordinateur de la table de conférence. Elle pianota quelques touches pour entrer son code d’accès, puis ouvrit le fichier en question.

« Je l’ai.

– Lis-nous son signalement du gars qui l’a engagé. » Il y eut une pause, le temps pour Toni de parcourir le document puis de lire le paragraphe en question. Un instant après, elle arqua les sourcils. « Alex, dit-elle. C’est Mitchell Ames. » Alex acquiesça. « Ou son frère jumeau. Va montrer quelques photos à ce pirate et mets dedans un portrait d’Ames. Vois s’il le sélectionne dans le lot.

—J’y vais, dit-elle, se dirigeant déjà vers la porte.

– Oh, hé Toni ! »

Elle marqua un temps et se retourna pour le regarder.

« Beau boulot, chou. Idem pour Jay, tu peux le lui dire. »

Elle lui adressa un large sourire, acquiesça, et sortit.