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Été 1973, Club de danse Disco Beat,

 San Francisco, Californie

 

 

 

Jay Gridley, alias « le Jet », était calé dans les coussins capitonnés en skaï bleu électrique dans une alcôve tout au fond de la discothèque ; il faisait son possible pour contempler d’un air détendu le revendeur de drogue et ses potes installés à trois ou quatre mètres de lui. Une épaisse fumée traînait dans l’air – une bonne partie de la brume bleue provenait d’une marijuana de mauvaise qualité, à en juger par l’odeur.

Le dealer était gras comme un porc. Il devait bien faire ses cent cinquante kilos, au moins. Sa tête chauve en forme de balle de fusil luisait sous les projecteurs clignotants de la piste de danse. Trois rangs de grosses chaînes d’or scintillaient sur son torse dans la large ouverture de la chemise en polyester couleur citron vert qu’il portait échancrée jusqu’au nombril. Il agita les mains, dessinant dans les airs les contours d’une bouteille de Coca et se mit à rire.

Ses deux amis, qui auraient pu fort bien jouer dans un film de la série Supercopter, hurlèrent de rire de ses commentaires apparemment obscènes. Un des gars était coiffé d’un chapeau noir avec une grande plume de paon sous le ruban, une vraie affiche pour « le maquereau de la semaine », l’autre arborait pantalon et blouson de cuir noir, tous deux piqués de boutons chromés. Quelques épingles à nourrice dans la joue, plus une coupe à l’iroquoise et il aurait pu passer pour un punk. Dieu merci, il n’y en avait pas encore à cette époque.

Quelques danseurs se trémoussaient sur la piste avec une grâce discutable, compte tenu de leurs chaussures à talonnettes. Le poum-tcha poum-tcha poum-tcha de la disco était souligné à grand renfort de percussions et de coups de cymbales, accompagnant une voix masculine nasillarde.

Quelle horrible musique.

Jay parcourut du regard la salle et s’aperçut dans une des colonnes recouvertes de miroirs qui encadraient la piste de danse. Il portait des lunettes à montures d’écaillé couleur ambre et il était vêtu d’un blouson de cuir marron. Un épais médaillon doré en forme de poing dressé décorait sa poitrine, encadré par un décolleté presque aussi large que celui du gros type, et son jean pattes d’eph bleu marine cachait presque entièrement sa paire de bottes en peau de serpent.

Sa coiffure arborait une énorme banane qui devait bien dépasser de trois centimètres en surplomb de son front, maintenue par la laque la plus forte disponible en 1973 – quasiment de la gomme laque. On aurait pu faire rebondir dessus des pièces de monnaie, il l’aurait parié.

Jay Gridley, caméléon fait homme.

Une salve de parasites crépita dans son oreille droite. Il portait un écouteur qui était la version 1973 d’un récepteur hi-tech.

Jay appuya sur le poing au centre du médaillon -le micro – et parla : « Ouais ?

– Hé-hé, Jay le Jet, on dirait bien que le contact est sur le point d’arriver. »

C’était le flic en planque à l’extérieur. Jay savait qu’il avait besoin d’aide sur un coup fumant comme celui-ci – non pas parce qu’il était incapable de réaliser tout seul une banale interpellation. Non, c’était une question plus politique. Chaque fois que possible, la Net Force tâchait de faire intervenir les forces locales, histoire de les associer à la réussite de l’opération, surtout dans le cas de coups de filet importants.

Une équipe de flics en civil était en outre installée sur le pourtour de la salle. Le gars à l’imposante coiffure afro au bord de la piste de danse et la poule sexy en minijupe orange vif étaient eux aussi des policiers municipaux.

« Bien reçu. Gardez l’œil sur sa tire, et laissez-moi m’occuper du reste.

– Sans problème, le Jet… et au fait, euh… laisse-nous-en un peu, d’accord ? »

Gridley sourit et pressa de nouveau sur le poing.

« On verra ce qui tombe. »

Naturellement, ce qui se produisait ici n’était pas vraiment un coup de filet au sens traditionnel du terme mais l’analogie restait assez pertinente.

Ce qu’ils guettaient, en fait, c’était le pirate qui avait créé les virus.

Après avoir fait tourner son lutin durant une journée environ, Jay avait recueilli des données sur le point de départ des trois virus, mais sans pouvoir conclure. Ce gars était rusé. Il les avait lancés de trois points géographiques différents, tous à partir de comptes AOL ouverts avec une carte de paiement, et réglés un an à l’avance. La piste avait vite refroidi.

Pas prêt toutefois à renoncer, Jay avait entrepris d’analyser la trace virale. Et avec sa curiosité et sa discrétion habituelles – en remerciant au passage M. Sherlock Holmes -, il avait découvert une faille.

Bien enfouis au milieu de la concentration la plus dense de virus, il avait découvert un petit groupe d’ordinateurs qui n’avaient pas été affectés. Ces machines n’avaient pas simplement échappé à l’un ou l’autre des virus : non, elles avaient échappé aux trois, ce qui pour Jay était plus qu’une coïncidence.

On pouvait expliquer de telles anomalies, bien sûr. Ces machines pouvaient toutes être dotées de pare-feu et d’anti-virus performants. Il se pouvait qu’elles aient été déconnectées du réseau au moment de l’attaque. Il pouvait s’agir de systèmes neufs qui n’étaient en ligne que depuis la veille. Il pouvait y avoir quantité de raisons, et certaines étaient même logiques.

Bien, s’était-il dit, voyons voir laquelle est la bonne.

Jay avait alors confectionné un autre pisteur, encore plus subtil, celui-ci, et s’en était servi pour attaquer les systèmes restés indemnes.

Il trouva qu’alors que la plupart des systèmes immunisés étaient pourvus de bons logiciels pare-feu et antivirus, plusieurs n’étaient dotés que de banals programmes du commerce qui auraient dû laisser passer au moins une des attaques, ce qui éliminait du coup la première théorie.

En outre, tous étaient en ligne au moment de l’infection générale, ce qui faisait litière de la seconde.

Mais le plus intéressant, c’est qu’il existait un trafic notable entre les machines non affectées.

Tiens, tiens. Cela lui donnait une raison bien meilleure pour expliquer leur immunité : ces machines faisaient partie d’un réseau de pirates.

Oh, rien de manifeste d’emblée. Ce n’était pas comme un site web intitulé « Les fondus de virus informatiques » mais en visitant certains salons de discussions virtuels où traînaient ces opérateurs-système, il n’était pas difficile de lire entre les lignes. Ces gars étaient des fans de virus.

Ce qui ne pouvait signifier qu’une chose. Quelqu’un sur le réseau de sites web non infectés, ou quelqu’un de proche avait fabriqué les virus que Jay pistait. Et comme avec bien des réseaux de pirates, ces petits malins envoyaient des routines d’immunisation à tous les autres membres de leur petite communauté.

Jay avait intercepté un de ces ensembles de parades logicielles et il avait découvert des rustines et des fichiers de définitions virales ajoutés quelques heures à peine avant la diffusion de chacun des trois virus.

De l’honneur entre les voleurs, mais qui allait leur coûter cher…

Un rayon de soleil illumina l’obscurité de la discothèque quand la porte s’ouvrit.

Le contact arrivait.

Il portait un costume sport blanc, col pelle à tarte et chapeau rabattu sur une paire de lunettes noires, et il arborait une grosse moustache de Mongol flanquée de favoris broussailleux. Disco à fond.

Le pirate avançait d’une démarche chaloupée, portant une mallette de plastique blanc assortie à sa tenue. Il se dirigea vers le gros bonhomme et tous deux échangèrent un signe de la main.

Costume sport s’assit près du dealer et ouvrit sa mallette de telle sorte qu’eux seuls pouvaient en voir le contenu. Le gros bonhomme y plongea la main et la ressortit avec quelque chose sur le doigt, une poudre blanchâtre qu’il goûta du bout de la langue. Il sourit, opina.

Jay tapota le médaillon.

« Toutes les unités en approche. On a une livraison. »

Il y eut un bruit de pieds hors tempo de la musique quand les faux danseurs chargèrent, dégainant leurs revolvers planqués jusqu’ici.

Mais Costume sport n’allait pas se laisser avoir si facilement.

« Pas question, salauds ! »

Il jaillit d’un bond de l’alcôve en dégainant à son tour un 45 chromé.

Le dealer cria lui aussi : « C’est les flics ! Sonny… Randy… Occupez-vous d’eux ! »

Les deux sbires défouraillèrent, et les plombs crépitèrent.

Jay dégaina lui aussi – un Smith & Wesson 45 modèle 29, réglé spécialement, l’une des armes de poing les plus puissantes au monde – et fit feu.

BOUM !

Il eut un nouveau sourire. Putain, ce bruit !

Cuir noir fut projeté en arrière quand l’énorme projectile le cueillit en pleine poitrine.

Galure de maquereau tira sur les danseurs tandis que le pirate renversait une des tables. Jay le vit ramper en direction de la sortie de service.

« Stop ! Police ! » s’écria-t-il en se mettant à ramper à son tour.

D’autres flics se joignirent à la bagarre, se déversant dans le club, vêtus de gilets pare-balles. En l’espace de quelques secondes, le dealer était maîtrisé et Galure de maquereau ne jouerait plus les hommes de main.

Jay gagna l’entrée de service et entendit un coup de feu avant de voir le pirate plonger dans une grosse Cadillac. Le flic en planque était à terre.

« Vous ne m’aurez jamais ! » hurla le pirate et sa voiture démarra sur les chapeaux de roues, dans un crissement de pneus.

« Un homme blessé ! » s’écria Jay tout en se précipitant vers sa propre voiture, un gros 4x4 Dodge Charger modifié, équipé d’un moteur sept litres survitaminé. Il bondit dans l’habitacle et mit le contact. Le moteur rugit, le carburateur Holley pompant goulûment l’essence, et il se mit en chasse du pirate en fuite…

… qui venait d’atteindre le sommet de la pente juste devant lui. Jay écrasa le champignon, goûtant l’ivresse de l’accélération et du vent s’engouffrant par la vitre ouverte.

Il s’élança par-dessus le sommet de la colline, comme dans toute poursuite automobile qui se respecte, et s’arc-bouta quand la voiture entra en contact avec la chaussée et que le châssis toucha momentanément le bitume, le temps que les amortisseurs encaissent la charge dynamique du Dodge retombant au sol.

C’était super-cool.

La Cad tourna à un coin et Jay fonça dans l’intersection, virant sec après avoir passé le point médian, comme on l’avait entraîné à le faire. Sa voiture dérapa sur la droite, gardant le minimum d’adhérence pour rester sur la route et il appuya de nouveau sur l’accélérateur.

« Ha-Ho, Silver ! » s’écria-t-il.

Dans le même temps, il bascula un interrupteur sur le médaillon : « Julio, t’es prêt ?

– Un peu, tiens. Mon équipe est prête à intervenir. Tu n’as qu’à nous donner la position. On a un mandat au chaud. »

Jay lui donna l’adresse.

Sur la portion rectiligne, le Dodge se mit à grignoter sur la Cad et Jay mit le pied au plancher.

Plus près… plus près…

Le suspect jeta de la voiture un petit paquet et Jay fit un écart sur la droite pour l’éviter. Encore heureux, car l’objet explosa quand il passa à sa hauteur.

Il sourit. « Faudra que tu fasses mieux que ça, vieux ! »

Oh, comme il s’amusait…

Et le meilleur était encore à venir.

Parce que Jay savait déjà ce que le gars allait faire. Il avait prévu que le bonhomme lâcherait sans doute d’autres saletés sur le Net et sans doute d’autres immunisations pour ses petits copains pirates, aussi avait-il placé un chien de garde sur son forum de discussion personnel, réglé pour l’alerter dès l’apparition de nouveaux patchs.

Le chien aboya deux fois juste avant le déjeuner. Jay avait jeté un œil et découvert que quelque chose de nouveau arrivait. Aussi avait-il alerté Julio avant de se plonger dans son scénario du coup de filet.

Comme il avait déjà remonté la piste des vaccinations antivirales précédentes, tout ce qu’il avait à faire était de suivre la trace des dernières étapes, ce qu’il avait fait après que le gars eut été repéré à l’extérieur de la boîte de nuit.

Il avait déjà l’adresse avant le début de la fusillade.

La poursuite était un moyen de temporiser. Ils auraient certes pu intercepter le pirate dans la discothèque -Jay s’était creusé la tête pour monter la scène de telle façon que le pirate s’imagine qu’il s’en était vraiment tiré de lui-même – mais Jay avait besoin de le pister jusqu’à sa planque, et ils devaient l’y rejoindre avant qu’il ne lance le nouveau virus ou bien le détruise.

Jay aurait pu arranger cela autrement mais il avait eu l’impression que c’était à la fois le meilleur moyen de préserver l’enchaînement des preuves et d’impliquer les policiers locaux de manière significative.

Et puis d’ailleurs, songea-t-il, retrouvant le sourire, c’était plus amusant ainsi.

Imagine la surprise de ce pirate quand il décrochera de RV et trouvera Julio et son équipe prêts à le cueillir, des mitraillettes pointées sur lui.

Aussi, quand le pirate balança une nouvelle bombe et que Jay, en faisant un écart pour l’éviter, alla percuter un réverbère, ce qui mit une fin brutale à la poursuite, il ne s’en inquiéta pas trop.

Il espérait juste que Julio penserait à prendre une photo.

C’est qu’il avait vraiment envie de voir la tronche du bonhomme quand ils lui mettraient la main dessus.