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QG de la Net Force

 Quantico

 

 

 

Jay Gridley traversa le vaste laboratoire au sol recouvert de lino pour se diriger vers la chambre d’essais. Un bruit de froissement grave et sec, comme si des milliers de feuilles mortes étaient brassées dans une énorme machine à tirer les boules de loto, résonnait dans la salle. L’air était imprégné d’une odeur d’ozone. À l’autre bout de la salle, deux échelles de Jacob, summum du décor pour savant fou, bourdonnaient tandis que des étincelles bleues s’incurvaient au-dessus de leurs électrodes en forme de V. Plus près, une série de bobines Tesla émettaient des étincelles encore plus intenses, et des générateurs électrostatiques de Van de Graff ajoutaient aux crépitements ambiants. Une grosse lampe à lave était posée sur le côté et, sur une des paillasses, tout un bric-à-brac de béchers, cornues et becs Bunsen faisait circuler des fluides multicolores à travers tubes et serpentins pour recueillir leur distillât dans d’autres récipients. Au bout d’une autre paillasse, un antique oscilloscope affichait une onde sinusoïdale tournoyante. Le clou du spectacle était l’énorme ordinateur qui occupait un mur entier au bout de la salle. De grosses bobines de bande magnétique tournaient dans un sens, puis dans l’autre, séparées par des rangées de témoins clignotants. Le cliquetis des relais était une touche qu’il avait ajoutée lui-même.

Jay sourit. Ce scénario précis n’était à vrai dire pas entièrement de son cru mais comme il avait le dernier mot dans la plupart des entreprises de la Net Force, ses suggestions avaient eu un certain poids.

Le Dr Frankenstein aurait été fier de ce décor. Ou du moins les réalisateurs qui avaient tourné tous ces films sur le thème de la science devenue folle, dans les années trente, quarante et cinquante. Jay en était fier, lui aussi. Comme d’habitude, ses collaborateurs avaient fait un super-boulot.

Tout autour de lui, sur les trois autres murs, s’étageaient des centaines de casiers garnis de coton et remplis d’insectes à l’aspect bizarre. Au-dessus des paillasses, dans de grosses caisses en bois, on voyait des milliers d’autres bestioles : c’étaient leurs ailes, leurs pattes et leurs pinces qui engendraient ce froissement de feuilles mortes.

Il ne s’agissait pas d’un de ses scénarios habituels de réalité virtuelle. Il n’était pas conçu pour l’aider à forcer l’accès à d’autres sites. Il n’était même pas relié à la Toile. Non, il était isolé dans un ordinateur de la Net Force entièrement séparé du réseau, sans le moindre lien avec l’extérieur.

Ce scénario était une cellule de détention. C’était également un visualiseur et un synthétiseur. Il traduisait les vers, virus et chevaux de Troie en formes insectoïdes distinctes, agrémentées de tous les traits spécifiques à chacun de ces programmes. Quand arrivait le moment de voir comment fonctionnait une nouvelle attaque virale, le personnel de la Net Force venait ici, au labo d’essais, voir à quoi ils étaient confrontés.

Si le virus dévorait des données, par exemple, il pouvait avoir des mandibules surdimensionnées accompagnées d’un abdomen volumineux, avec des couleurs assorties aux données qu’il traquait. S’il se propageait en se dissimulant au sein d’autres données, ou en s’emparant de celles-ci, il pouvait avoir la faculté de changer de couleur comme un caméléon, ou être doté de filières pour piéger sa proie. Chaque mode opératoire, combiné avec le mode de propagation et l’objectif du virus, procurait au logiciel de la Net Force assez d’infos pour configurer un parasite à l’aspect bien caractéristique.

Naturellement, il leur fallait toujours examiner le code composant le cœur des virus, mais ces visualisations leur permettaient de mieux en appréhender le fonctionnement.

Comme en ce moment, par exemple.

La chambre d’essais des virus était placée derrière une épaisse paroi de Plexiglas et représentait l’analogue d’un transfert de données entre ordinateurs. Une antique imprimante à cartes perforées était disposée à l’extrémité d’un long tapis roulant. À l’autre extrémité se trouvaient une batterie de capteurs et un lecteur de cartes perforées, surmontés d’un large diagramme montrant le schéma d’un ordinateur qui ressemblait à une fourmilière.

Tout était d’un blanc brillant, telle une version scientifique du paradis. Des loupes et des appareils photo entouraient l’appareillage en facilitant l’observation du déroulement du processus. Une longue section de la paroi en Plexiglas avait été moulée pour constituer une énorme lentille grossissant plusieurs fois un tronçon du tapis roulant.

Jay se dirigea vers la perforatrice à cartes et s’assit derrière le terminal. Il tapa sur quelques touches et la machine se mit à cracher des cartes. En réalité, elle était en train de télécharger un message électronique qui avait été infecté par le nouveau virus effaceur. Un logiciel de sécurité perfectionné l’avait intercepté mais le virus était passé au travers des anti-virus classiques et Jay voulait découvrir pourquoi.

Il se rapprocha d’une loupe disposée devant la perforatrice dont la moitié était découpée comme dans un diagramme éclaté et il jeta un œil. Là, près de la carte en cours de perforation, il repéra la petite silhouette d’un insecte. Il rabaissa une autre loupe au-dessus de la zone qu’il observait pour examiner cela de plus près.

La bestiole était assez grosse. Pâle, presque transparente, dépourvue de couleur, elle était segmentée en trois sections. Elle avait six pattes et six pinces, une paire de chaque par tronçon. La tête était étonnamment petite, avec de petites antennes duveteuses et de grands yeux.

Alors qu’il regardait, la section médiane – correspondant donc au thorax – devint entièrement transparente et il put voir au travers.

Malin. L’auteur de cette petite bestiole avait pondu pour ce tronçon médian une nouvelle routine d’invisibilité pour désorienter un observateur et rendre le code viral plus difficilement repérable.

Sous les yeux de Jay, la bestiole se fraya un chemin vers une petite pile de cartes perforées.

Le premier lot de cartes tomba de la perforatrice sur le tapis roulant, qui progressa de quelques centimètres, juste assez pour permettre au lot suivant de ne pas toucher le premier, avant de s’arrêter. Toutefois, la bestiole ne bougea pas.

Elle attendit que la pile du deuxième ensemble de cartes – qui représentaient en fait un paquet de données – commence à monter. Puis elle se tourna vers la parue séparant la deuxième et la troisième section de son corps pour en détacher le dernier ensemble de pattes et de pinces. Ce segment se dirigea alors vers les cartes, devint transparent et se mit à les attaquer avec ses griffes. Quand il y eut découpé un espace suffisant, il s’y lova et ramena sur lui un tronçon de carte déchirée pour se cacher. Quelques secondes plus tard, le tas de cartes tomba sur la bande transporteuse tandis que le paquet numéro trois commençait d’être perforé.

Fasciné, Jay regarda la bestiole se diviser à nouveau plusieurs paquets plus loin, et le second segment s’enfouir dans une autre pile de cartes. Le paquet suivant recueillit le tout dernier tiers du virus.

Impressionnant. Un virus ternaire – et s’il avait vu juste, codé pour chevaucher des paquets différents.

La dernière pile de cartes tomba sur la bande transporteuse et le tapis accéléra, emportant les cartes vers le scanner à l’autre bout de la chambre d’essais.

Les cartes étaient les représentations en réalité virtuelle de paquets d’informations : le courrier électronique qu’il avait fait suivre, divisé et transmis en un certain nombre de petits paquets. Le premier avait une liste indiquant combien d’autres paquets allaient suivre, un peu comme la page de garde d’un fax. Le dernier paquet avait un petit index signifiant « fin ». Les paquets situés entre contenaient le mail proprement dit.

L’ordinateur ou le serveur qui recevait les données examinerait tous les paquets et confirmerait la délivrance de chacun avant de les faire suivre jusqu’au lien suivant dans la chaîne. S’il y avait des erreurs, le paquet à problème serait réexpédié.

Les premiers auteurs de virus avaient tiré parti du fait que chaque paquet affichait une taille définie. Cela signifiait que si votre message faisait, mettons, dix virgule deux paquets de long, onze paquets seraient transmis malgré tout. Les zéro virgule huit paquets d’espace inutilisé étaient en général remplis de zéros et c’était là que se nichait le virus pour voyager.

Les anti-virus s’en étaient aperçus, toutefois, et ils s’étaient mis à corréler soigneusement la taille des messages et le nombre de caractères envoyés.

Aussi les auteurs de virus innovants avaient-ils amélioré la procédure en amenant leurs créations à découper des sections de données légitimes au beau milieu du flux pour venir s’y planquer.

Tout cela modifiait la taille des paquets, bien sûr, ce qui révélait une erreur, mais pas une susceptible de déclencher une alarme. Les erreurs de transmission étaient monnaie courante. Bruit sur la ligne, mauvaises connexions, dépassements de délai, il y avait quantité de raisons pour que des erreurs surviennent. L’ordinateur à la réception signalait simplement celles-ci, tout le paquet de données était renvoyé et le destinataire recevait son message sans se douter qu’un autostoppeur l’avait accompagné.

Cela avait conduit aux virus binaires, lesquels se divisaient en deux tronçons d’aspect anodin qui restaient inactifs tant qu’ils n’étaient pas rassemblés à l’autre bout de la chaîne.

C’était cependant la toute première fois qu’il en voyait un ternaire. De surcroît, le fait que le virus n’ait pas espacé de manière égale les paquets qu’il chevauchait portait à croire qu’il sélectionnait ceux-ci de manière aléatoire, ce qui le rendrait plus difficile à appréhender.

À l’autre bout de la chambre d’essais, Jay regarda les paquets de données passer devant la batterie de capteurs qui représentait en fait un banal anti-virus du commerce. Il voulait voir comment la bestiole déjouait ceux-ci. Mettre à la place un de ses propres programmes perfectionnés et voir celui-ci écraser la bestiole ne lui aurait pas appris grand-chose.

Il fut toutefois déçu. Le virus ne fit rien de particulier pour déjouer le logiciel de sécurité. Le programme du commerce n’avait pas été prévu pour détecter les virus ternaires et il ne le détecta pas.

Jay vit le virus se réassembler, puis se diriger vers une large vitre transparente qui représentait le sous-système vidéo de l’ordinateur destinataire. Une fois arrivé, il projeta sur la vitre une sorte d’encre, noircissant celle-ci. Si l’on avait été dans le monde réel, le virus aurait simplement éteint le moniteur.

Jay répéta plusieurs fois le test pour confirmer que le virus sélectionnait bien au hasard les paquets pour s’y introduire, tandis que son esprit tournait et retournait la même question : pourquoi ?

Pourquoi quelqu’un prendrait-il tant de peine à développer un virus échappant à tous les programmes modernes, rien que pour éteindre un écran d’ordinateur ? Cela faisait beaucoup efforts pour pas grand-chose. Quelqu’un d’aussi astucieux pourrait gagner de l’argent à faire de la programmation.

Peut-être que c’était aussi le cas, bien sûr. Même si la question restait pendante : quel intérêt ?

Alors qu’il observait le virus lors du troisième test, il s’aperçut d’un autre détail. Il y avait quelque chose de familier dans sa façon d’évoluer, dans la forme de ses antennes.

Il s’approcha du casier au mur du labo contenant les exemplaires les plus courants et se mit à les examiner. Il y avait là des centaines de virus récents, des rouges, des verts, des gros, des petits, il y en avait de toutes sortes.

Là !

C’était le remplisseur, le tout dernier virus à avoir fait l’actualité quelques jours plus tôt, celui qui boulottait l’espace de stockage sur les disques durs.

Il regarda de plus près, en le sortant délicatement de sa cage.

Les antennes étaient identiques à celles de l’effaceur en cours de test. Il retourna la bestiole et la vit miroiter : encore une routine d’invisibilité.

Hmm.

Jay prit un échantillon vivant du remplisseur et le mit dans la chambre d’essais. Après quelques tests, il eut la certitude que l’auteur de ce dernier virus avait également créé l’effaceur. Une analyse du code écrit montrait des portions exactement identiques. Cela, plus le fait que les deux virus avaient été relâchés à seulement trois jours d’intervalle, lui indiquait qu’ils avaient été sans doute développés à peu près au même moment.

Ce qui conduisait à une pensée particulièrement désagréable et offrait une réponse possible à son « pourquoi ».

Il y en aura d’autres. Ce gars est en train de foutre sérieusement le bordel sur la Toile, et pas juste pour rigoler.

En plus de tous leurs problèmes, il semblait bien qu’ils avaient un pirate en série en train de déployer des virus perfectionnés sur le Net. Jay effaça le scénario de réalité virtuelle et prit son virgil pour appeler Alex.

 

Centre d’affaires et d’industrie

Kim Dover, Delaware

 

Junior avait quitté le district fédéral pour passer de l’autre côté de la baie, empruntant la route 301 au nord de la 300, puis s’orientant vers l’est pour franchir la frontière du Delaware. De là, il n’y avait qu’une petite vingtaine de kilomètres jusqu’à Dover.

Il était arrivé au crépuscule. Dover n’était pas une bien grosse agglomération, mais elle était assez grande pour avoir une filiale de la compagnie de sécurité Hopkins. Comme la Brink’s, Pinkerton’s, ou les autres grosses sociétés de ce secteur, Hopkins proposait des patrouilles de vigiles et l’installation d’alarmes électroniques pour les entreprises et les particuliers. Ils proposaient également des gardes armés.

Si vous étiez un de leurs clients et que votre alarme se déclenchait, ils ne se contentaient pas d’appeler les flics comme la plupart des autres sociétés de surveillance. Ils vous envoyaient leurs propres équipes d’intervention.

C’était un de leurs gros arguments de vente. Dans la plupart des endroits, les effectifs de police étaient très clairsemés. Répondre à l’alarme d’une maison vide, si riches qu’en soient les propriétaires, n’était pas vraiment une priorité par rapport aux incendies ou aux appels de détresse. Souvent, cela donnait le temps aux malfaiteurs de défoncer la porte et de voler la moitié du mobilier avant que la police ne se montre.

Hopkins prétendait que ses équipes d’intervention constituaient la meilleure force de sécurité privée sur le marché. Ils promettaient un personnel compétent, rapide, efficace et capable de tirer sur toutes les cibles. Chacun de leurs vigiles devait passer un examen trimestriel au stand de tir et les critères de Hopkins étaient supérieurs à ceux de soixante-quinze pour cent des forces de police municipale du pays.

Tout ce que recherchait précisément Junior.

De la façon dont il voyait les choses, descendre un nouveau flic serait trop risqué. Les meurtres de flic étaient suffisamment rares pour que quelqu’un n’ait pas l’idée de les relier, et c’est-ce qu’il voulait à tout prix éviter. Un vigile armé tué avec un calibre 22 avait de quoi surprendre, même s’il avait tout fait pour brouiller les pistes. Il envisageait d’utiliser une arme unique, cette fois-ci, et les rapports balistiques indiqueraient que les balles venaient d’une arme différente. Agir dans un autre État devrait également limiter les risques.

Tout ça n’était malgré tout pas très malin. Il le savait mais cette idée l’excitait plus que tout au monde. Ouais, le sexe, c’était super, mais ce n’était rien comparé à dégainer et truffer de plomb un type qui tentait de vous tuer. Aucune des drogues auxquelles il avait goûté – et Junior en avait essayé pas mal pendant qu’il était en taule – ne rivalisait avec ça.

C’était le pied ultime. Tu perds : t’es mort. Tu gagnes et t’es comme un dieu. À toi de décider qui vit et qui meurt. Qu’est-ce qui pouvait se comparer à ça ?

Il aurait dû faire ce déplacement avant. Il aurait dû venir tâter le terrain à l’avance, mais Ames l’avait trop accaparé ces derniers temps en le faisant courir partout. De sorte qu’il devait à présent faire cette tournée de repérage – trouver un bon emplacement, régler les derniers détails, vérifier les temps de réponse et tout et tout.

C’était ce qu’il devrait faire. Ça aussi, il le savait. Mais ce n’était pas ce qu’il avait prévu. Il était accro, comme un junkie attendant son prochain shoot, et il était incapable d’attendre plus longtemps.

Il se dirigea vers les faubourgs de la ville, cherchant un endroit convenable. Pas besoin qu’il soit parfait, mais il en voulait un situé assez loin à l’extérieur des limites de la ville pour qu’ils aient à appeler le bureau du shérif ou même la police d’État. Il fallait également qu’il y ait une pancarte signalant une surveillance par Hopkins, bien sûr, et il fallait aussi que ce soit des bureaux ou un entrepôt qui, passé cinq heures du soir, soit à peu près vide. Un quartier résidentiel serait plus risqué. Trop de gens, trop d’yeux. Certes, il avait échangé ses plaques contre celles d’une vieille bagnole garée dans une rue latérale à Washington, mais il ne voulait pas de foule malgré tout. Les habitants d’un quartier avaient parfois un comportement bizarre, imprévisible.

Il se souvint d’un incident du côté de Mobile, dix ou onze ans plus tôt. Il faisait le chauffeur pour deux gars qui avaient dit savoir où se trouvait une planque d’armes pleine de blé. La maison n’avait pas d’alarme, lui avaient-ils dit, et elle était située dans un quartier bourgeois plein de mamans aux foyers et de papas au travail. Les deux gars – Lonnie et Léon – avaient attendu un soir où le propriétaire était parti au bowling. Tous trois étaient arrivés en voiture, Lonnie et Léon étaient entrés dans la maison, défonçant la porte à coups de pied. Junior, pendant ce temps, attendait dehors en faisant tourner le moteur. Dans leur idée, Lonnie et Léon devaient forcer le coffre-fort au pied-de-biche, l’ouvrir en cinq minutes, piquer l’argent et filer.

C’était le plan de Lonnie et Léon. Junior était juste le chauffeur.

Le coffre s’avéra être d’un modèle supérieur à celui qu’ils avaient envisagé. Au bout de cinq minutes, tout ce qu’ils avaient fait, c’était beaucoup de bruit à taper dessus comme des sourds. Junior les entendait depuis la voiture, malgré les portes fermées de la maison, les vitres remontées de la voiture et la clim qui marchait.

Les voisins devaient avoir l’ouïe fine, eux aussi, parce que des lumières s’allumèrent un peu partout tandis que des gens sortaient sur le pas de leur porte voir de quoi il retournait.

Les voisins savaient manifestement que le propriétaire était sorti au bowling, vu qu’il était huit heures du soir et qu’on était en semaine, car ils avisèrent Junior d’emblée et se dirigèrent dans sa direction. Ce seul fait aurait dû le rendre nerveux mais en plus il nota que plusieurs avaient des armes.

Déjà à l’époque, Junior était un bon tireur à l’arme de poing, mais il n’allait pas chercher à affronter cinq ou six bonshommes armés de fusils et de carabines déboulant sur lui par une chaude nuit d’été à Mobile. Les gens du Nord détestaient peut-être les flingues, mais ces gars de la cambrousse savaient s’en servir et il était hors de question qu’il descende de voiture pour faire le coup de feu contre eux. Il s’était engagé pour jouer les chauffeurs et faire le guet, pas pour assurer la sécurité.

Junior actionna l’avertisseur pour essayer de prévenir Lonnie et Léon, puis il démarra et fila sur les chapeaux de roues.

Par chance, les voisins ne lui tirèrent pas dessus. Un homme qui a passé sa jeunesse à dégommer les écureuils dans les chênes n’aurait eu aucun mal à atteindre une voiture qui s’éloigne.

Plus tard, il apprit d’une connaissance qui partageait son avocat avec Lonnie et Léon que ces derniers n’avaient pas entendu le klaxon et qu’ils étaient toujours en train de taper sur le coffre quand les voisins avaient débarqué dans leur dos et commencé à ôter leurs crans de sûreté. Il avait perdu la trace des deux zigues par la suite. Ce qui était aussi bien ; aucun des deux n’était vraiment une lumière.

Aussi, non, Junior n’avait pas envie de voir des voisins se porter au secours du vigile. Moins il y aurait de monde dans le quartier, mieux ce serait. Il n’avait pas besoin non plus d’un public. Il voulait que ce soit un duel, d’homme à homme, sans autre témoin que celui qui s’en tirerait. Et qui serait Junior.

Ce coup-ci serait plus dangereux que la dernière fois. Un type appelé par une alarme s’attendrait à des pépins. Et si la publicité de l’entreprise ne mentait pas, il serait meilleur tireur que la plupart des flics. Plus le fait que tout devrait se dérouler très vite parce que lesdits flics finiraient bien par débarquer.

Ce qui était parfait pour Junior. Il ne voulait pas non plus que ce soit trop facile. S’il n’y avait aucun risque que le vigile puisse le descendre, ça n’avait plus d’intérêt. Il pouvait aussi bien se pointer derrière n’importe quel pékin et l’abattre d’une balle dans le dos. Aucun défi là-dedans, aucune victoire, aucune gloire.

Il passa devant deux sites possibles avant de trouver celui qu’il cherchait. Centre d’affaires et d’industrie Kim, indiquait la pancarte. Il y avait un panonceau « surveillance armée » avertissant que la propriété, composée apparemment d’un petit groupe de bâtiments préfabriqués à usage d’ateliers et de bureaux, tous de plain-pied et disposés côte à côte, était protégée par Hopkins Security. Il avait dépassé le panneau de sortie de la commune, donc il était sur le territoire du comté. Exactement ce qu’il recherchait.

Il y avait toujours une chance infime que le shérif du coin ou un policier d’État arrive sur les lieux le premier. Si cela se produisait, Junior devrait décider de la conduite à tenir, mais il pariait sur la promptitude de la réaction du vigile de la société de surveillance.

Il gara la voiture à l’ombre d’un grand arbre à l’angle du parking chichement éclairé, descendit et fit le tour des bâtiments. Il y avait un vieux camion à plateau garé devant un petit atelier, à l’extrémité orientale, mais la cabine était verrouillée et le capot moteur était froid. Pas d’autre véhicule en vue. Quelques fenêtres avaient des lumières mais il ne semblait pas qu’il y ait quelqu’un à l’intérieur.

Parfait.

Il trouva un interstice entre deux bâtiments d’où l’on ne pourrait pas le voir depuis une voiture traversant le parking. Après avoir par deux fois révisé mentalement son plan, il hocha la tête et se dirigea vers une porte pour la défoncer. La vitre arborait un autocollant Hopkins et un détecteur clignotant révélait que l’endroit était sous alarme.

Il donna un coup de pied dans la porte et celle-ci s’ouvrit du premier coup. Une sirène se mit à retentir, avec un pin-pon analogue à celui de ces voitures de pompiers européennes : pin-pon, pin-pon !

Ça y était.

Junior regagna sa cachette. Il s’entraîna à dégainer les Ruger de sous son gilet, les remit dans leur étui. Il sentit qu’il était déjà en nage, et que son cœur s’emballait. C’est l’heure du crime, Junior.