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Centre d’affaires et d’industrie

 Kim Dover, Delaware

 

 

 

Le vigile s’avéra bien meilleur que ne l’avait été le flic.

Le gars arriva dans le noir. Il avait éteint les feux de sa voiture assez loin pour que Jay ne les remarque même pas. Il n’entendit pas non plus le moteur, ce qui voulait dire que le vigile avait dû parcourir les deux cents derniers mètres au point mort, peut-être même après avoir coupé le contact. La première fois que Junior le vit, l’homme était à pied et se dirigeait vers le bureau dont la porte avait été défoncée.

Il portait un uniforme gris foncé et noir et il était coiffé d’une espèce de casquette de base-ball de couleur sombre. Il progressait en tirant parti de l’ombre et avait déjà dégainé son arme. Il la tenait de la main droite, une torche dans la gauche, pointée devant lui mais éteinte.

D’après la position de ses mains, Junior déduisit que la lampe devait avoir un interrupteur à son extrémité.

C’était sans doute une de ces grosses torches trapues utilisées par la police, probablement une Sure-Fire M6. Si c’était le cas, elle allait éclairer comme un projo de cinéma quand le vigile l’allumerait. Ces trucs avaient une intensité de cinq cent mille lumens et allaient chercher dans les deux cent cinquante, trois cents billets.

Junior en avait récupéré une comme ça par un trafiquant de drogue. Il l’avait perdue peu après, mais c’était un chouette objet. Quelqu’un qui se trimbalait avec une telle lampe-torche – sans doute payée de sa poche – devait prendre son boulot au sérieux, à coup sûr.

Quant à savoir s’il s’agissait d’un type aguerri ou d’un débutant, c’était une autre paire de manches. C’est-ce qu’il allait bientôt découvrir.

Ce gars voulait pincer quelqu’un, aucun doute là-dessus. S’il avait simplement voulu flanquer la trouille à un cambrioleur, il aurait déboulé en alerte maximale, sirène hurlante et rampe orange clignotante, pour avertir de son arrivée.

Mais non, pas là. Il s’était pointé discret, silencieux, le flingue à la main, GuardMan à la rescousse ! Il espérait réellement que quelqu’un serait encore là, espérait que l’auteur de l’effraction serait armé, espérait qu’il résiste. Alors il l’aveuglerait avec ce canon à lumière et si le gars ne levait pas les mains en l’air assez vite, il comptait bien le descendre.

Junior le sentait rien qu’à l’observer. Il aurait parié là-dessus.

Cela faisait apparaître les choses sous un jour différent. GuardMan avait déjà dégainé son flingue, donc il n’allait pas s’agir d’un concours à qui dégaine le plus vite. Junior n’avait pas trop bien distingué son matos, mais du peu qu’il avait vu, c’était un semi-automatique et son impression était qu’il s’agissait d’un SIG ; ça aurait pu être un 9 mm, un calibre 40 ou 45 – de loin, ils se ressemblaient tous plus ou moins, et c’étaient tous de superbes armes de combat qui ne risquaient pas de s’enrayer quand le gars commencerait à faire feu. Sans doute un 45 – les tireurs sérieux optaient toujours pour ce qui se faisait de mieux.

Quel était son niveau ? Impossible à dire avec certitude, mais il se déplaçait comme il faut, gardait les mains baissées, prêtes à viser et tirer, et il fallait supposer que le gars devait avoir certaines aptitudes, si l’on se fiait à la publicité de son employeur.

Aussi l’idée première de Junior – jaillir de l’ombre et lui crier dessus – passa rapidement à la trappe. S’il faisait ça, et si le gars était vraiment bon, il pivoterait, allumerait sa torche, illuminerait Junior comme un sapin de Noël, et, dans la foulée, GuardMan le cramerait plus vite qu’un hot-dog dans un micro-ondes, ka-blam !

Non, décida Junior, il ne pouvait pas procéder ainsi.

Mais il ne pouvait pas non plus traîner dans le secteur. Il était à peu près sûr que le répartiteur au standard de la boîte avait appelé les flics en même temps qu’il avait envoyé le vigile sur place. Si oui, les forces de police n’allaient pas tarder à débarquer.

Junior était prêt à parier que Dover, Delaware, n’était pas vraiment un foyer de criminalité les jours de semaine. Un flic, un policier monté ou un garde forestier chercherait sans doute quelque chose d’intéressant pour tromper l’ennui et passer le temps. Donc, laisser le vigile moisir dans le bureau pendant plusieurs minutes en attendant qu’il ressorte, détendu, convaincu qu’il n’y avait rien de spécial, n’était pas non plus une si bonne idée. Il n’avait aucune envie de faire le coup de feu avec un vigile armé et un policier d’État, plus peut-être en prime un ou deux shérifs du coin venus aux nouvelles en même temps, histoire de se distraire.

Alors que GuardMan se dirigeait vers la porte, prêt à intervenir, Junior décida de la conduite à tenir. Il s’accroupit et, de la main gauche, saisit une poignée de gravier au pied du mur du bâtiment. De l’autre, il dégaina son Ruger.

Sortant de l’ombre, il s’approcha du garde, toujours accroupi, marchant en canard. Il dévia légèrement sur sa gauche, pour que la silhouette de l’homme se découpe devant les lumières du bureau. Il était encore à une dizaine de mètres de lui quand le vigile atteignit la porte et, après l’avoir inspectée, s’apprêta à l’ouvrir d’un coup de pied.

Junior lança doucement le gravier contre le mur sur la gauche du type et dans le même temps il se redressa, en position jambes écartées.

Le gravillon crépita sur le revêtement métallique comme une averse soudaine, faisant un boucan de tous les diables dans le silence de la nuit.

GuardMan était sur les dents. Il pivota aussitôt, illumina le mur avec sa torche – et elle était éblouissante, même sans être pointée sur Junior qui avait plissé les yeux pour protéger sa vision nocturne. L’autre type avait dû s’en prendre plein les yeux. Il tenait l’arme et la lampe à l’horizontale, à hauteur de poitrine, exactement comme dans le manuel d’instruction.

Le gars se mit à balayer les alentours avec le faisceau de sa torche…

Junior avait déjà ramené la main gauche au-dessus de la droite ; il brandit le revolver, le redressant vers le haut comme s’il lançait un uppercut, et hurla : « Et ta sœur ? »

Le vigile était un bon : il n’hésita pas une seconde, mais pivota, précédé par le faisceau de sa torche, mais Junior avait commencé à presser la détente au moment même où il criait, visant juste au-dessus de la lampe et remontant ensuite. Trois coups doubles, pan-pan dans le haut du torse, pan-pan au cou, pan-pan à l’emplacement supposé de la tête…

… Le pistolet du vigile gronda, ajoutant sa traînée jaune orangée à la lueur éblouissante. Un 45 sans doute.

Entre la torche et l’éclat du canon, la vision nocturne de Junior en avait pris un coup mais il n’était pas touché – il n’était pas touché ! Un instant après, la lumière tomba, le gars aussi. Junior entendit un choc sourd sur le béton. Le coup du vigile était parti sans le toucher !

Junior se redressa, rengaina l’arme vide, de la main droite, tout en dégainant l’arme chargée avec la gauche, dans un mouvement rapide et coulé, comme il l’avait répété un millier de fois. Il s’avança en hâte, prêt à tirer de nouveau si le type bougeait, mais quand il arriva, il put constater à la lueur de la torche tactique qui traînait par terre, toujours allumée, que le gars avait eu son compte. Il avait certes un gilet pare-balles, d’aussi bonne qualité que le reste de son équipement, qui avait arrêté les deux premiers projectiles, mais les suivants l’avaient eu. Junior vit trois impacts, un au cou juste sous le menton, un autre dans la pommette droite, le dernier à la racine des cheveux, du même côté. Trois-quatre centimètres plus haut, et ce dernier aurait manqué son but. Une de ses six balles avait raté sa cible, mais après ? Dans le noir, cinq sur six, c’était suffisant, surtout avec trois dans le mille. Il était preneur.

Il haletait comme un train express dévalant une pente. Il se força à ralentir le rythme de sa respiration, mais son cœur continuait à cogner. Ce qu’il avait entendu dire était vrai. Il n’était rien au monde d’aussi bon que de se faire tirer dessus sans être atteint, non, rien au monde !

Surtout quand vous chopiez le gars qui vous tirait dessus.

Il salua le cadavre, lui lançant en français : « Bonsoir, l’ami. On se reverra en enfer. »

Junior tourna les talons et regagna prestement sa voiture.

 

Washington, DC

 

Mitchell Ames décida de profiter de sa présence dans la capitale pour faire quelques visites. Il avait toujours des affaires à régler quand il était là. On ne pouvait pas se lancer dans de grands projets sans avoir tout un tas de relations. Il y avait plusieurs avocats, deux médecins et pas mal de sénateurs et de membres du Congrès avec qui il désirait renouer contact, et il y consacra le reste de la journée et une partie de la soirée.

Il avait renvoyé son assistante à New York, donc il était libre pour le dîner. Sur un coup de tête, il appela le numéro de Cory Skye. Elle répondit à la deuxième sonnerie.

« Mitchell ? Comment allez-vous ?

– Très bien, répondit-il. En fait, je suis dans la capitale pour affaires.

– Pas possible ? Êtes-vous libre à dîner ?

– Il se trouve que oui.

– Laissez-moi vous inviter chez Mel. On y sert de la cuisine du Nord-Ouest, crabe frais, saumon, ce genre de choses. Je crois que vous apprécierez.

– Super. Quelle heure ?

– Disons dix heures ? C’est toujours bondé avant. Vous avez une voiture ?

– Oui.

– Bien. J’ai quelques rendez-vous d’affaires en début de soirée. Que diriez-vous de nous retrouver sur place ?

– Ça me va. Dix heures, donc. »

Après qu’elle eut raccroché, il regarda son téléphone en souriant avant de le remettre dans sa poche de veston. Elle aurait son propre moyen de transport, donc les options restaient toujours ouvertes. Ça ne lui déplaisait pas. Pas de raison de précipiter le mouvement. Il avait déjà eu un compte rendu préliminaire de ses enquêteurs et jusqu’ici, ce qu’il avait appris sur elle l’avait satisfait.

Corinna Louise Skye, fille de Holland George Skye et Gwendolyn Marie Sherman, vivait toute l’année à Aspen, Colorado. Son père était un chef d’entreprise à la retraite, sa mère était prof de lycée, également retraitée. Pas de frères ni de sœurs. Elle avait fréquenté l’université de Columbia et en était ressortie major de sa promotion avec un diplôme de sciences politiques. Après avoir travaillé pour la campagne sénatoriale victorieuse de Marty Spencer, deux mandats auparavant, elle s’était consacrée au lobbying et elle y avait connu un succès immédiat. C’était une femme superbe, bien de sa personne, intelligente, cultivée, et, pour autant qu’il puisse en juger, elle s’était toujours débrouillée seule – elle n’avait jamais couché avec un de ses clients, ni avec aucun des candidats pour qui elle faisait pression. Membre du groupe Mensa(5) excellente joueuse d’échecs, bonne golfeuse, et monitrice d’aérobic diplômée, elle avait également fait du parachutisme, un peu de deltaplane, et elle aimait bien skier.

Sa vie amoureuse était plutôt discrète et elle semblait avoir un faible pour les hommes actifs. Elle avait eu une brève relation avec un pompier quand elle était étudiante ; avec un skieur de fond de niveau olympique à Aspen ; et tout récemment – cela ne datait que d’un an environ – avec un inspecteur de police adjoint à Washington. Rien depuis. Bref, que des athlètes et des figures d’autorité.

Ames avait déjà constaté cela. Parfois, chez les intellectuelles, on notait un penchant pour les hommes bien bâtis, exerçant une autre sorte de pouvoir, comme si, quelque part, cela rééquilibrait les choses. Enfin bon, il n’était pas en si mauvaise forme, il pouvait certainement rivaliser avec elle pour ce qui était des facultés intellectuelles, et elle semblait apprécier sa compagnie.

Il la désirait, et il avait l’habitude d’obtenir ce qu’il désirait. La détermination comptait beaucoup. En fait, la plupart du temps, la détermination pour parvenir à un objectif était primordiale. Prenez deux hommes qui chassent le même lapin, celui qui le désire le plus aura toujours l’avantage.

Le prochain rapport qu’il devait recevoir sur cette chère Cody devrait inclure des détails sur le genre de loisirs qu’elle appréciait – les DVD qu’elle louait, les films qu’elle téléchargeait, les pièces, les opéras, les concerts auxquels elle assistait et ainsi de suite. Il lui indiquerait aussi ce qu’elle achetait, les marques qu’elle aimait et jusqu’à son dentifrice favori. Tous ces petits détails, il les ferait siens. Le diable était dans les détails, et nul autre qu’Ames ne le savait mieux.

Cory Skye allait se retrouver elle-même soumise à des pressions comme jamais elle n’en avait connu. Lorsque quelqu’un savait tout ce qu’il y avait à découvrir sur vous, il pouvait devenir un formidable adversaire, surtout quand cet homme était expert à organiser des campagnes victorieuses pour gagner le cœur et l’esprit de jurés censés être indépendants.

Ames savait comment les gens fonctionnaient, du point de vue mental, social, psychologique et physique. Il traquait ce qu’il désirait et il ne manquait pas de l’obtenir.

Il n’avait pas l’intention de changer ces bonnes habitudes.