18
Washington, DC
Alex Michaels était dans le garage pour entamer une nouvelle séance d’entraînement léger. Il était presque huit heures du soir. Toni donnait son bain au bébé et Gourou préparait le dîner. Alex devait reconnaître que les recettes indonésiennes de la vieille dame étaient assez succulentes, du moins jusqu’ici.
Il en était encore aux étirements quand Gourou passa la tête et dit : « Téléphone pour vous. » Elle lui passa le portable.
« Alex Michaels.
– Alex ? Cory Skye. »
Pourquoi diable l’appelait-elle chez lui ? « Que puis-je pour vous ?
– Je suis tombée sur des informations qui pourraient vous intéresser. Rien d’illégal, d’immoral ou quoi que ce soit, mais ça pourrait vous servir.
– Eh bien, je vous en suis reconnaissant. Vous pouvez les télécharger sur mon ordinateur.
– Hum, non, rien par écrit. J’ai bien peur de ne pouvoir vous les transmettre que de vive voix, et même encore, vous n’aurez rien entendu. Pourquoi ne pas nous rencontrer autour d’un verre ? Ce ne sera pas long. »
Michaels sentit un frisson le parcourir. Était-ce juste son imagination ou bien la coïncidence était-elle trop belle ? Une belle lobbyiste qui l’appelait chez lui pour lui fixer un rendez-vous discret – pour ne pas dire clandestin.
Et c’est vrai qu’elle était belle, aucun doute là-dessus.
« J’ai un dîner à dix heures, hélas, ajouta-t-elle, donc, il faudra que ce soit… entre deux portes. »
Son frisson se transforma en chair de poule, et il eut l’impression que Toni – ou peut-être Gourou -venait de lui expédier un coup de pied dans le ventre.
Il pouvait se tromper, bien sûr. Tout cela pouvait être parfaitement innocent. L’expression « entre deux portes » pouvait ne sous-entendre qu’une rencontre en coup de vent, en tout bien tout honneur, les gens l’utilisaient tout le temps. Mais quelque chose dans le ton de sa voix lui avait laissé entendre que lorsque Cory Skye vous proposait de boire un verre entre deux portes, il ne s’agissait pas que de boire un coup…
Il n’était pas tenté. Il avait déjà donné, et même s’il n’avait jamais vraiment trompé Toni – ou Megan avant elle -, il avait frôlé la tentation d’assez près pour savoir que ça ne l’intéressait pas.
D’ailleurs, il n’était pas assez crédule pour imaginer, ne serait-ce qu’un instant, que la belle Corinna Skye pût s’intéresser à lui. Si les signaux qu’il captait ne le trompaient pas – et Alex était tout à fait conscient d’avoir pu se méprendre sur ses paroles -, alors il était certain que tout cela n’avait rien à voir avec son magnétisme personnel, mais bien plutôt avec le fait qu’il était le chef de la Net Force et le principal inculpé dans le procès avec CyberNation. Compte tenu de ce que Tommy Bender avait dit sur Mitchell Townsenti Ames, Alex imaginait sans peine ce qu’un tel avocat pourrait faire de photos de lui en compagnie de Corinna Skye.
Aussi répondit-il : « Ah, écoutez, je suis désolé, mais je suis vraiment bloqué ce soir. Peut-être que vous pourriez passer me voir demain au bureau ? »
Il y eut une brève pause.
« Ah, ma foi, bien sûr que vous êtes occupé, ce ne sera que l’affaire d’une minute, pas de problème. J’espérais que je pourrais vous avoir, mais je comprends. Je passerai à votre bureau.
– Ce sera parfait. Quand vous voudrez.
– Je vous prends au mot. Bonne nuit, Alex. On se revoit bientôt. »
Sa voix avait descendu d’une octave pour prononcer cette dernière phrase.
Alex pressa sur le bouton de déconnexion et posa le téléphone sur son établi. Puis il sortit son virgil – il le gardait agrafé à sa ceinture, même durant l’entraînement – et envoya un bref message pour consigner le coup de fil à ses archives au bureau. Le relevé téléphonique de Corinna Skye indiquerait qu’elle l’avait appelé chez lui ; il voulait avoir en archive un accusé de réception au cas où Mitchell Ames essaierait d’exploiter la chose.
Corinna Skye. Durant quelques secondes, son portrait emplit son esprit. Puis l’image changea, se fondant dans celle de Toni au travail et Alex se sentit sourire.
Non, Corinna Skye n’avait rien pour le tenter. Il avait fait un mariage heureux et il avait tout ce qu’il voulait, tout ce dont il avait besoin ici. Tout.
Alex lisait au garçon un conte – une histoire de belettes – et Toni le regardait du seuil de la chambre en souriant. Le petit riait quand son père imitait les voix des personnages du livre.
« Encore, papa, encore !
– Bon, d’accord, mais c’est la dernière fois. »
Gourou apparut derrière elle, comme un fantôme.
« Le bébé est heureux avec son père.
– Ouais, moi aussi », dit Toni en se retournant pour regarder sa vieille maîtresse.
Gourou avait un drôle d’air : « Quelque chose ne va pas ? » demanda Toni.
Gourou hocha la tête. « Mon second petit-fils a appelé d’Arizona. David, mon arrière-petit-fils – il a douze ans cette année -, est malade. La grippe.
– Désolée. »
Gourou hocha la tête. « Il n’a jamais été très vigoureux, le David. Il a les poumons fragiles. Même là-bas dans le désert, il attrape tout ce qui passe. Pas comme notre bébé qui est plus vigoureux qu’un buffle.
– Remercions-en le Ciel, dit Toni.
– Oui. »
Toutes deux regardèrent Alex poursuivre sa lecture. Car Gourou était autant son arrière-grand-mère que la vraie grand-mère de Toni. Aucun doute là-dessus.
Restaurant Chez Mel
Washington, DC
Ames pénétra dans le restaurant à vingt-deux heures, franchissant le seuil à l’instant même où la trotteuse de sa montre atteignait le chiffre douze. Parfait.
Il vit Cory installée debout au bar, sur sa gauche. Elle l’aperçut et lui fit signe.
Il s’approcha. « Vous êtes là depuis longtemps ?
– Non, je venais d’arriver. Ils n’ont même pas encore eu le temps de me servir. »
Au moment même où elle disait ces mots, le barman s’approcha avec une bouteille de Champagne et deux verres.
« Veuve Clicquot, réserve privée, c’est bien cela ? demanda-t-il. 2007 ? »
Ames sourit. 2007 était une excellente année pour le Champagne. La bouteille allait chercher dans les combien ? Cent, cent cinquante si on l’achetait par caisses. Probablement le double au restaurant. Si ce n’était pas le meilleur dans l’absolu, ce n’était sûrement pas un Champagne avec lequel on préparait des cocktails.
Le serveur déposa les verres, servit Cory pour qu’elle goûte, et quand elle eut acquiescé, il emplit les deux verres. Il repartit, emportant la bouteille.
L’hôtesse vint les chercher avant qu’ils n’entament la seconde gorgée du vin qui était sec, vif, avec un soupçon d’arôme de pommes… Le reste de la bouteille les attendait sur la table, dans un seau à glace.
Il parcourut du regard la salle. Rien de bien folichon dans le décor, mais le service jusqu’ici était bon, et l’endroit encore rempli de clients à cette heure tardive de la soirée. Une femme superbe, un chouette restaurant, de l’excellent Champagne. Pas de doute, un début de soirée prometteur.
« Alors, racontez-moi votre journée. »
Il haussa les épaules. « La routine. Vadrouiller, recueillir des dépositions, parler à des clients, caresser quelques politiciens dans le sens du poil…
– Comment se passe l’action contre la Net Force ! »
Il sirota une gorgée de Champagne. « Ça suit son cours. Les bureaucrates sont des gens faciles. Ils ont un bon avocat, sorti de Harvard, intelligent, mais ils laissent toujours de telles traces – papier ou électrons – qu’on pourrait les suivre les yeux bandés dans le noir. C’est du tout cuit. »
Elle sourit par-dessus le rebord de son verre. « Est-ce qu’être médecin vous aide dans votre profession d’avocat ou être avocat vous aide plus dans votre profession de médecin ?
– C’est à peu près pareil. Cela m’évite d’avoir à faire appel aux services de l’un ou l’autre sans avoir une petite idée de ce qu’ils savent. Mais assez parlé de moi. Comment s’est passée votre journée ? »
Elle plongea le bout du doigt dans le Champagne puis le frotta doucement sur le bord du verre. Le verre à pied émit un tintement cristallin. Elle cessa. « Pardon. Une mauvaise habitude. C’est comme ça qu’on reconnaît un cristal de bonne qualité, à l’oreille. Celui-ci est très bon.
– Nous avons tous nos petites manies, dit-il. Vous connaissez le truc des couvercles de wc ? »
Elle arqua un sourcil.
« Il est d’usage d’inscrire la date de fabrication au revers du couvercle des réservoirs de chasse en céramique. Alors, si jamais vous êtes dans une maison et que vous voulez rapidement savoir de quand elle date, vous n’avez qu’à regarder sous le couvercle du réservoir.
– Et s’il a été remplacé ?
– Le système n’est pas parfait, mais si la date sous le couvercle indique, mettons, "1er novembre 1969", vous savez alors que la maison date au moins de cette époque. Elle pourrait être plus ancienne, mais à moins qu’elle ne date d’avant l’usage de toilettes intérieures, elle est sans doute plus récente…
– Ah, toujours bon à savoir.
– C’est un agent immobilier qui m’a montré le truc. Si quelqu’un essaie de vous vendre une maison qu’il prétend remonter à vingt-cinq ans, et que les toilettes ont été installées il y a trente ans, il y a des chances qu’il mente. »
Elle rit, but une nouvelle gorgée de Champagne.
« Est-ce que quelque chose m’aurait échappé ?
– Pas du tout. Nous sommes assis ici depuis deux minutes et nous avons déjà une profonde discussion philosophique sur les installations sanitaires. »
Il rit. Et le sens de l’humour, en plus. Ah, il sentait qu’il allait apprécier cette conquête. « Mais revenons à votre journée », reprit-il.