31
Clinique Ames,
New York
Ames ruminait dans son bureau de la clinique.
Un truc clochait. Junior n’avait pas appelé et toutes ses tentatives pour le contacter s’étaient soldées par un échec. Or, jamais encore Junior ne s’était abstenu de le tenir au courant.
Et puis, il y avait eu ce petit incident à son bureau officieux, avec les flics en planque. Se pouvait-il qu’il y ait un rapport ?
Sans doute pas, décida-t-il. Plus probablement était-ce ce à quoi il avait pensé : le pirate s’était fait pincer et avait décidé de monnayer sa liberté. Ce n’était peut-être même pas lui, à l’autre bout du fil, la veille du rendez-vous. Avec ce truqueur de voix qu’utilisait Cogneur, ç’aurait pu être n’importe qui. Un flic, par exemple. La seule chose que Cogneur aurait pu balancer était l’adresse de ce bureau, rien d’autre, donc, c’est-ce qu’il avait dû leur donner.
Il ne voyait pas toutefois en quoi Junior pouvait être lié à tout cela. Il n’envisageait certainement pas son arrestation. Junior était plus malin que le pirate, du moins pour ce qui était de la débrouille dans la rue. S’il s’était fait choper, il allait rester bouche cousue, faire savoir à Ames qu’il avait été arrêté, et attendre que ce dernier lui envoie un avocat et des sous pour la caution.
Il ne manquait pas de moyens pour ça. Junior savait qu’il ferait son possible pour le faire libérer. Le savoir aux mains de la police n’avait en effet rien d’avantageux pour Ames. Mort, à la rigueur. En taule, non. Une fois dehors, il pourrait toujours filer sans se retourner si jamais il jugeait que ça risquait de sentir le roussi pour lui. Et nul doute qu’il espérait un joli pactole de la part d’Ames pour sa fuite, s’il en avait besoin.
Donc, Junior n’était pas sous les verrous. Alors, où était-il donc, et pourquoi ne s’était-il pas manifesté ?
Ames soupira. Il pouvait y avoir des tas de raisons, certaines innocentes, d’autres moins. Junior avait pu avoir un accident de voiture, s’être fait percuter par un chauffeur ivre quelque part au fin fond du Mississippi ou ailleurs, et être en ce moment même entre la vie et la mort dans l’hôpital du coin, truffé de perfusions et de cathéters, encéphalogramme plat, en coma dépassé. Tout simplement.
Ou l’accident, s’il y en avait eu un, pouvait avoir été mortel, et Junior se retrouvait à la morgue, tandis qu’on cherchait à localiser ses parents en s’appuyant sur son identité bidon. À moins qu’ils attendent que la police leur retransmette ses empreintes digitales, ce qui donnerait un tout autre tour à l’identification de la victime.
Il était également possible que Junior ait changé d’avis et décidé que ce petit bout de femme méritait de courir le risque de se faire dénoncer. Il avait pu choisir de s’enfuir avec elle au Mexique plutôt que de la tuer. À l’heure qu’il était, peut-être qu’ils se doraient tous les deux sur une plage dans une station balnéaire, à siroter des tequilas, tout en réfléchissant au moyen de faire cracher Ames.
Il n’avait pas l’impression que Junior soit sentimental à ce point, mais sait-on jamais…
Ou peut-être que Junior avait décidé de poursuivre son plan mais qu’il avait fait le con et s’était fait tuer par la bonne femme, à la place. Improbable, mais pas exclu.
Ou bien encore qu’il avait brûlé un feu rouge, s’était fait pincer par les flics, qui l’avaient trouvé en possession d’une arme à feu, et que maintenant, il croupissait dans un poste de police quelconque, où l’on avait décrété qu’il ne méritait pas de passer un coup de fil – à moins que le téléphone soit en panne.
Ames pouvait imaginer une douzaine d’autres scénarios, embêtants pour la plupart. Sans information précise, il pouvait continuer à spéculer ainsi toute la journée.
Le seul fait concret était que Junior avait dit à Ames qu’il allait se débarrasser de la femme, et qu’il n’avait pas appelé pour confirmer que c’était fait. Il était censément parti pour ça, et il s’était écoulé assez de temps pour que le boulot soit fini.
Quoi qu’il en soit, Junior n’avait pas rappelé. C’était tout ce qu’Ames savait.
Il se cala dans son fauteuil, joignit le bout des doigts et récapitula de nouveau la situation. Il pouvait entrevoir d’autres possibilités mais le fond de l’affaire demeurait inchangé.
Alors, qu’est-ce que cela signifiait ? Plus important, que pouvait-il y faire ?
En l’état, avait-il vraiment à faire quelque chose ? Certes, ne pas avoir de nouvelles de Junior n’était pas pratique. Il restait encore deux ou trois trucs à terminer. Mais un Junior en taule, ou en fuite, ne représentait pas un véritable danger pour lui.
Après tout, c’était Junior le tireur. C’était lui qui avait tué un membre du Congrès des États-Unis, et certainement pas sur instruction d’Ames. Si Junior devait se retrouver lié à ce meurtre, il ne serait pas en mesure de monnayer sa libération. À la rigueur, il pourrait écoper de perpète au lieu d’une condamnation à mort s’il balançait Ames. Sans preuve, toutefois, ce serait sa parole contre celle d’un avocat respecté. Et il n’y avait aucune preuve, rien de tangible pour relier Junior à Ames.
Absolument rien.
Et si Junior parvenait à convaincre la police, il n’y avait rien non plus qui puisse le relier à ce meurtre. À moins qu’il ne soit impliqué dans un autre mauvais coup ignoré d’Ames, le plus grand risque pour Junior restait cette femme, or il était censé chercher à s’en débarrasser.
Le seul autre risque envisageable pour Ames était qu’un des hommes politiques piégés par Junior et cette femme vienne à se manifester, ce qui était improbable. Le seul qui s’était montré prêt à parler était mort, et c’était sans doute un spécimen rare. Les politiciens qui font des écarts ne sont pas réputés pour leur courage.
En résumé, il ne croyait pas que Junior ait des ennuis avec la police. Et quand bien même il en aurait, Ames ne se faisait pas trop de souci. Pourtant, ce silence le tracassait.
Junior aurait dû se manifester, même s’il avait échoué dans sa mission. S’il n’était pas en taule, il restait une myriade de possibilités. Oui, mais laquelle était la bonne ?
Et comment pourrait-il le savoir ?
Atlanta
La moto qui rattrapa finalement Junior n’appartenait pas à la bande des Gray Ghostriders. Non, celle-ci avait des feux clignotants et une sirène, et un flic municipal juché sur la selle qui faisait signe à Junior de se garer.
Comme s’il avait eu besoin de ça !
Junior trouva une rue latérale et s’y engagea, puis il alla se garer trois maisons plus loin et mit ses feux de détresse. Il avait une vague idée de l’endroit où il se trouvait, mais Atlanta n’était pas son genre de ville. Le quartier était plutôt huppé.
Le flic immobilisa sa moto dix mètres derrière lui. Il attendit une minute ou deux, sans doute vérifiait-il les plaques d’immatriculation, puis il descendit et s’approcha de la voiture d’un pas chaloupé.
Junior avait déjà baissé sa vitre et l’air frais de l’intérieur fut rapidement aspiré dans la chaleur moite de la nuit.
« B’soir, dit le flic avec cet accent traînant et sucré des habitants de Georgie. Est-ce que je peux voir votre permis et la carte grise, je vous prie ? »
Junior avait son dernier faux permis, celui d’Alabama, déjà sous la main, accompagné du contrat de location de la voiture, et il présenta le tout au flic. « Quel est le problème, monsieur l’agent ? Qu’est-ce que j’ai fait ? » Il pouvait se montrer poli, lui aussi.
« Vous avez changé de file sans le signaler. » Junior plissa les sourcils. Ce mec était-il sérieux ?
« J’en suis vraiment désolé, monsieur l’agent, répondit-il. J’étais persuadé d’avoir mis mon clignotant. Je n’ai pas dû appuyer assez fort. » C’est-ce que ferait un citoyen lambda : essayer de se tirer d’affaire. Non pas qu’il se soucie d’écoper d’un PV. Il serait loin quand il faudrait le payer. Mais il ne voulait pas rendre le flic méfiant.
Le policier hocha la tête, l’air absent, tout en détaillant le permis d’Alabama.
« Attendez un instant », dit le flic. Il retourna à sa moto pour procéder à une vérification par radio et par ordinateur.
Il n’aurait pas de réponse pour le permis parce que Junior ne s’en était pas encore servi en Georgie ; quant au contrat de location, il correspondait au permis, si jamais ils avaient un moyen de vérifier. Il était matériellement impossible d’avoir accès rapidement par informatique au service des Mines d’Alabama et quand bien même ils le pourraient, le faux était censé être assez bon pour valider nom, numéro d’immatriculation, certificat de non-gage et d’absence de recherche.
Il accepterait l’amende, sourirait, et repartirait vaquer à ses affaires.
Le flic revint au bout d’une minute et, en effet, il avait son carnet à souche dans la main, le faux permis de conduire de Junior accroché dessus.
Mais quand il arriva à sa hauteur, il demanda : « Vous ne transportez rien d’illégal dans votre voiture, n’est-ce pas, monsieur ? Pas d’armes ou d’explosifs ?
– Moi ? Non. Pourquoi dites-vous ça ? »
Le flic répondit : « On n’est jamais trop prudent, de nos jours. Vous, euh, vous êtes originaire du Moyen-Orient, monsieur… euh… Green ? »
Junior se sentit insulté. « Vous trouvez que j’ai l’air arabe ?
– Eh bien, ma foi oui, monsieur, un peu. »
Junior faillit laisser échapper qu’il était cajun, mais ça n’aurait pas été malin puisqu’il était censé être un plouc de Tuscaloosa, Alabama.
« Eh bien non, je suis un Américain comme vous, mon vieux.
– Je ne cherchais pas à vous insulter, monsieur.
– Ouais, eh bien vous l’avez fait. Est-ce que vous allez me donner cette putain de contredanse et me laisser vaquer à mes affaires, oui ou non ? »
C’était une erreur. Il le sut à la seconde même où les mots quittèrent ses lèvres. Cela prit le flic à rebrousse-poil. Ne jamais dire à un policier ce qu’il doit faire, surtout si à ses yeux, vous avez l’air vaguement louche.
« Descendez de voiture, monsieur.
– Quoi ?
– J’ai dit : descendez de voiture. »
C’était mal barré. Junior portait le gilet de pêcheur par-dessus son T-shirt. Si le gars le palpait, et c’était sûr, il trouverait ses flingues. Même s’ils étaient propres – un canon neuf sur celui de gauche, et une arme entièrement nouvelle pour celui de droite depuis qu’il avait descendu quelqu’un – enfin, sauf si entre-temps, il avait touché quelqu’un dans le bar. Mais même ainsi, ce serait forcément un aller obligatoire vers la case prison, et une fois qu’ils auraient pris ses empreintes et commencé à fouiner un peu, ils auraient vite fait de se rendre compte que Junior ne s’appelait pas « Green » et de découvrir sa véritable identité. Crime, armes à feu, faux papiers. Ce serait mal barré de bout en bout.
« OK, OK, vous froissez pas, je suis désolé. Je vais descendre tout de suite. »
Le flic avait la main sur la crosse de son pistolet mais celui-ci était encore dans son étui, aussi Junior garda-t-il les mains levées et éloignées du corps tandis qu’avec lenteur et précaution, il descendait sur le bitume surchauffé.
Le flic le jaugea un peu mieux et hocha la tête. « Restez comme vous êtes. Vous avez l’air de connaître la chanson.
– Vous vous méprenez sur mon compte, monsieur l’agent. Au fait, comment va votre sœur ? »
Le flic eut le temps de froncer les sourcils et quand il vit Junior bouger, il dégaina, mais Junior avait l’avantage et il le devança. Le gars était à moins de trois mètres, il ne pouvait pas le louper.
Deux balles dans la tronche – pan ! pan ! – et le flic s’écroula.
Des lumières apparurent dans les maisons voisines, des gens se mirent à ouvrir les rideaux et les portes.
C’était un quartier plutôt chic, ils ne devaient sans doute pas entendre souvent des coups de feu. Certains des résidents avaient probablement repéré les feux clignotants de la moto quand elle s’était engagée dans la ruelle.
File, Junior, tout de suite !
Il remonta en voiture, mit le pied au plancher.
Tout en s’éloignant, il ne cessait de hocher la tête. Jusqu’où allait-il encore s’enfoncer ?