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Washington, DC

 

 

 

Howard et Tyron étaient dans la salle de détente. Howard lisait le journal. Installé dans le fauteuil, lunettes de RV sur la tête, Ty surfait sur la Toile.

Dans la cuisine, Nadine préparait le dîner. Elle leur cria quelque chose mais il ne saisit pas.

« Quoi ? » fit-il.

Elle entra dans la salle, une spatule dans une main, un gant isolant dans l’autre. « Je t’ai demandé si tu voulais partager ma bière. »

C’est-ce qu’ils faisaient parfois, se partager une bière pendant qu’elle cuisinait.

Il sourit et hocha la tête : « Non, merci, chou, garde-la pour toi. » Il savait qu’elle boirait la moitié de la bouteille et remettrait le reste au frigo. S’il ne la buvait pas, elle s’éventerait. C’est que c’étaient de sacrés fêtards, les Howard. Houlà !

Nadine réintégra la cuisine.

« J’ai pensé à ce que tu as dit », dit Tyrone. Il ôta ses lunettes et les posa sur sa poitrine, mais il garda le fauteuil presque complètement incliné.

Howard reposa le journal. À l’âge de son fils, quand on voulait parler, c’était on fait place nette, on se lance ou l’occasion est perdue. « Toujours une bonne idée, ça, de penser, remarqua-t-il avec un sourire. À quelque chose en particulier ?

– Cette histoire de TANSTAAFL. »

Howard acquiesça. Il n’était pas sûr de l’origine du terme. La première fois qu’il était tombé dessus, c’était dans un récit de science-fiction de Robert A. Heinlein, quand il était môme. There ain’t no such thing as a free lunch. « Un repas gratuit, ça n’existe pas. » En référence, si sa mémoire était bonne, aux pancartes « repas gratuit » qu’on voyait jadis dans les pubs ou les bars. En général des trucs genre œuf dur mariné ou autre petit casse-croûte qu’on offrait aux clients. Enfin, gratuit, à condition d’écluser des bières. C’était en fait un moyen pour les bars d’attirer les buveurs.

Il n’y avait pas si longtemps encore, Las Vegas servait également des repas somptueux à des prix ridicules. Ils savaient que s’ils réussissaient à vous faire entrer dans leurs casinos et à vous y retenir avec des boissons gratuites, ils récupéreraient votre argent aux tables ou aux machines à sous. Comme ça, au moins, quand vous rentreriez chez-vous ruiné, vous pourriez toujours dire que la nourriture était bonne et bon marché. C’était comme une publicité gratuite : Ouais, j’ai perdu ma chemise au casino, mais j’ai super bien mangé, et seulement cinq dollars pour la salade, le steak, les pommes de terre et le dessert.

Il avait parlé du concept avec son fils, il y avait quelque temps déjà, essayant d’amener le garçon à voir les choses sous un autre angle, plus adulte. « Quel est le problème ? demanda-t-il.

– Eh bien, fit Tyrone, d’après ce que j’ai lu, c’est un de ces trucs capitalistes. Les barons de l’industrie ne voulaient voir personne mettre le nez dans leurs affaires, de quelque façon que ce soit, sous quelque forme que ce soit, règlements, lois ou autres… » Howard acquiesça. « C’est sans doute vrai. – Mais le capitalisme pur ne marche pas, p’pa, parce qu’il baise les travailleurs », dit Tyrone. Son ton devenait plus vif, plus passionné. « Si un richard possède une grosse usine, il peut engager des mômes de dix ans pour bosser dix-huit heures par jour contre un salaire de misère. »

Howard acquiesça derechef. Il croyait deviner où son fils voulait en venir. « Oui, c’était comme ça, dans le temps, au tout début de l’ère industrielle. »

Tyrone se redressa et les lunettes lui tombèrent sur les cuisses. « Donc, toutes les dispositions réglementaires ne sont pas mauvaises, n’est-ce pas ? Sans elles, on n’aurait ni syndicats, ni Sécurité sociale, ni protection…

– Je n’ai pas dit que toutes les dispositions réglementaires étaient mauvaises. Je suis un républicain, pas un libéral. »

Tyrone sourit, comme s’il venait de remporter un point important. « D’accord. Donc, parfois, l’industrie privée doit rendre des comptes, pour le bien supérieur de la société. »

Howard avait raison. Il voyait parfaitement où tout cela allait aboutir. Il se contenta toutefois de hocher la tête. Il devait reconnaître que son fils avait potassé le sujet.

Tyrone saisit les lunettes et, les tenant d’une main, les brandit vers son père. « Donc, si un gars, par exemple, inventait un remède au cancer et décidait de le vendre cent dollars la pilule, il serait de l’intérêt public de réglementer ça. »

Howard plia son journal et le mit de côté. « Jusqu’à un certain point, je suis d’accord.

– Mais regarde, p’pa, c’est tout le problème : si tu peux sauver dix mille vies en distribuant le remède gratuitement, ou en ne le faisant payer qu’un dollar par exemple, est-ce que ça ne vaut pas le coup ? »

Howard hocha la tête. « Peut-être… tant que tu ne mets pas au chômage le gars qui a inventé le remède. On a déjà abordé cette question, Ty, mais laisse-moi te l’expliquer à nouveau. Suppose que ce gars ait emprunté et dépensé, oh, mettons, dix millions de dollars en recherche, développement et production de ce médicament. Même si son coût de production par dose est relativement bas, il doit cependant rembourser ces emprunts, et cela accroît la somme nécessaire pour maintenir son affaire à flot. Es-tu en train de dire qu’il est juste de lui prendre son remède et le laisser sur la paille ? Que les gens qui ont investi leur argent sur ce type perdent ce qu’ils ont misé, pour le bien supérieur de la société ? »

Tyrone haussa les épaules. « S’ils ont les moyens d’investir des masses de dollars quelque part, pourquoi pas ?

– Et s’ils n’en ont pas les moyens ? Imagine que le régime de retraite fasse faillite – ce qui est bien possible avant que je sois assez vieux pour en profiter -et que je n’aie plus pour vivre que ma pension militaire. Imagine aussi que j’aie placé mon argent en bon père de famille, et qu’une bonne partie de mes économies ait été investie dans ce laboratoire pharmaceutique solide comme le roc qui ajustement trouvé le remède au cancer. Je suis verni, je peux prendre ma retraite à soixante ans et passer confortablement le reste de mon existence. Mais dix ans après que j’ai arrêté de travailler, tu leur retires l’exclusivité du médicament, ils font faillite, et moi, je me retrouve tout d’un coup, à soixante-dix ans, assis sur une caisse en carton à manger de la pâté pour chiens parce qu’on s’est emparé de mes investissements. Est-ce juste ? »

Tyrone hocha la tête. « Non, bien sûr que non, p’pa. Mais si le choix était entre te voir assis sur une caisse à manger de la pâté pour chien et voir quelqu’un que tu aimes mourir d’une maladie parce qu’il n’a pas les moyens de se payer le traitement, qu’est-ce que tu ferais ? »

Howard sourit. C’est qu’il devenait de plus en plus malin, le fiston.

« Ty, le communisme, qui est une philosophie qui s’est avérée impraticable, dit "De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins. " Tu sais ce que ça veut dire ? »

Tyrone acquiesça. « Bien sûr. Ça veut dire que ceux qui peuvent faire des choses aident ceux qui ne peuvent pas.

– En théorie. Ce que ça signifie en pratique, c’est que ceux qui ont des aptitudes assument la charge de tous les autres. Et il y a bien plus de gens sans aptitudes particulières que de gens qui en ont. Le communisme dit qu’un gars assez intelligent pour trouver un remède au cancer est exactement identique à celui qui creuse des tranchées. Et aux yeux de la loi, c’est ainsi qu’il devrait en être, par exemple s’il s’agit de juger un meurtre. Mais la vérité, c’est qu’un gars capable d’inventer un remède au cancer est bien plus rare qu’un gars capable de creuser des tranchées. J’ai personnellement du mal à encaisser qu’un joueur de base-ball ou de basket se fasse trente ou quarante millions de dollars par an quand un instituteur touchera à peine plus que le salaire minimum – c’est un truc que j’ai vraiment du mal à comprendre. Tu dois bien reconnaître que le talent et les aptitudes doivent être récompensés d’une manière ou d’une autre, sans cela il n’y aurait aucune raison d’inventer ce remède, sinon par pur altruisme. Si tu retires à un homme ce pour quoi il dépense toute son énergie en ne lui donnant rien en retour, tu lui ôtes le désir de recommencer. Et à quiconque aurait la même envie, car il se dira alors : à quoi bon, de toute façon ça n’aidera ni moi ni personne.

– Oui mais…

– Regarde l’Amérique du Sud, Ty. Tous les deux ou trois ans, il y a une révolution dans une de ces républiques bananières. Les dirigeants sont chassés du pouvoir et une nouvelle équipe prend la place. Si tu as investi quelques millions dans une entreprise là-bas, et que, soudain, elle se retrouve nationalisée et accaparée "pour le bien du peuple", à ton avis, crois-tu que tu auras encore envie d’investir par la suite ?

– Mais là, on parle de savoir, p’pa, pas de biens matériels.

– Et je suis là pour te dire que le savoir est plus important que les biens matériels, parce que sans savoir, les biens matériels n’existent pas. Sans les esprits qui ont inventé le moteur à combustion interne, ou la machine à vapeur, ou le moteur électrique, il n’y aurait ni autos, ni cargos, ni avions. Il faut aussi des presses, oui, mais sans plans, tout ce qu’il en sort, c’est des tôles pliées… »

Tyrone fronça les sourcils mais Howard n’avait pas terminé.

« Dans notre société, Ty, si tu fais quelque chose de valable, tu es reconnu. Ce peut-être par la renommée, par le pouvoir, par l’argent, parfois par les trois, mais l’essentiel est que si tu fais le travail, tu es censé en récolter le bénéfice, et tous les avantages qui vont avec. Parfois, ça ne marche pas ainsi. Parfois, l’inventeur se retrouve lésé. Mais c’est-ce vers quoi l’on tend. Parce que c’est juste, et à un certain niveau, les gens le savent.

« Quand tu télécharges de la musique "gratuite" ou le dernier roman d’un auteur qui a été piraté sur Internet, ou la formule d’un médicament sur laquelle quelqu’un a bossé des années, c’est comme si tu rentrais chez ces gens et les braquais avec une arme. Le vol reste du vol, quelle que soit la façon dont tu tournes ça. Et c’est mal. "Tu ne voleras point" est un commandement reconnu par toutes les sociétés civilisées et la plupart des grandes religions, et ce pour une bonne raison : s’il n’y a pas de règles pour protéger les gens, alors, ça devient l’anarchie.

– Il y a des exceptions, objecta Tyrone, d’une voix entêtée. Prends l’exemple des compagnies d’aluminium pendant la Seconde Guerre mondiale. »

Howard acquiesça. « Oui, il y a des exceptions. Et oui, durant la Seconde Guerre mondiale, une entreprise a été obligée de donner ses procédés de fabrication aux autres. Mais une guerre pour la survie de ton pays, ce n’est pas exactement la même chose qu’un lycéen piquant de la musique pour monter sa collection personnelle, non ? » Tyrone sourit. « Non, bien sûr. – Une bonne partie du droit coutumier de par le monde vise à protéger les droits de propriété des citoyens. Quand tu commences à contourner ces lois, tu t’exposes à de graves ennuis. Si l’on peut prendre ce remède contre le cancer, qu’est-ce qui empêchera de prendre ce logiciel que tu viens d’écrire pour un nouveau jeu ? TANSTAAFL – il n’y a pas de repas gratuit -, cela veut dire qu’en dehors des terres, à peu près tout ce qui a de la valeur de par le monde a été quelque part, d’une manière ou d’une autre, à un moment donné, inventé, créé, développé, produit et distribué par quelqu’un. Que quelqu’un l’a payé en sang, en sueur, en larmes, en temps ou en argent, par amour ou pour toute autre raison, et que tout ce que tu imagines "libre et gratuit" ne l’est pas. Tu peux certes l’obtenir gratis, mais quelqu’un d’autre l’aura payé pour toi. » Tyrone hocha la tête. « Tu n’es pas d’accord ?

– Je te suis, p’pa. Mais à t’entendre, tout paraît si… mercantile, intéressé.

– Il n’y a rien de mal à l’être, fiston. C’est comme ça que je gagne ma vie. En fait, c’est comme ça que la majorité des gens gagnent leur vie. Si tu fais un boulot, tu dois être payé pour. Ce qui ne va pas, c’est de pousser des gens à faire un boulot et ensuite de ne pas les payer. C’est le principe de cette CyberNation. Ce que tu obtiens d’eux n’est pas gratuit… ils l’ont volé. »

Tyrone demeura un moment silencieux.

« Autre chose ?

– Non, ce que tu dis se tient. Mais j’ai le sentiment qu’il manque quelque chose, un argument à l’appui de mon opinion. »

Howard rigola. Tyrone s’améliorait vraiment de jour en jour. Mais il n’était pas encore au bout de ses peines. « T’as raison, Ty. Il y a autre chose.

– Eh bien, c’est quoi, alors ? »

Son père se remit à rire. « Oh, non, c’est à toi de trouver. Je ne vais pas te le donner comme ça. Après tout, n’as-tu pas entendu la leçon ? Il n’y a pas d’argument gratuit.

– Papa ! grogna Tyrone.

– Cogite un peu là-dessus, et tu le trouveras. C’est un bon exercice. »

Tyrone ressortit, en marmonnant et en hochant la tête.

Howard éprouva un sentiment d’orgueil en regardant sortir son gamin. Y avait-il un argument valable contre le TANSTAAFL ? Peut-être. Il n’en imaginait pas un d’emblée, mais que son fils persiste à croire qu’il en existait un, et il continuerait à chercher. Et tôt ou tard, il le trouverait, et le renverrait dans les gencives de son vieux père. Ce qui était une bonne chose. Une partie de l’éducation de votre enfant consistait à lui apprendre à se débrouiller tout seul, une fois livré à lui-même. Si vous étiez capable de vous en sortir physiquement, mentalement et spirituellement, vous teniez le bon bout.

 

Novembre 1935,

Port de Newark, New Jersey

 

Jay Gridley, hardi pourfendeur du mal, était tapi sur le toit de l’entrepôt qui dominait Kill Van Kull, le chenal reliant le port de New York à la baie. Tapi dans l’ombre, il contemplait les docks au sud.

« Suivez l’argent » était l’adage classique des détectives, mais d’abord, bien entendu, il fallait le trouver, cet argent.

S’il ne s’était pas trompé, c’était bien ce qu’il s’apprêtait à faire.

C’était une nuit froide, brumeuse, avec la promesse d’un froid encore plus vif dans les jours à venir. La fraîcheur l’effleura de ses doigts glacés tandis que la brume s’élevait en lentes volutes grises, brouillant les lumières au loin en globes pâles. Au-dessous, illuminé par des projecteurs ceints de brouillard, flottait le Corona, un cargo à vapeur piqueté de rouille, tout juste arrivé d’Espagne. De vagues traînées de fumée de charbon s’effilochaient au-dessus de la cheminée, traçant des tourbillons qui se mêlaient à la brume naturelle dans le ciel nocturne.

Dans vingt ans d’ici, on appellerait ça le smog…

Il rabattit sur son front le large rebord de son feutre mou. Un foulard carmin lui couvrait la bouche et le menton. Il était drapé dans une cape noire. De fins gants de cuir noir couvraient ses mains. Il se fondait dans la nuit, presque invisible, guère plus qu’une ombre…

Il avait placé un robot de surveillance intense sur les transferts électroniques de CyberNation au cours des derniers jours. Son renifleur avait épluché des milliers de transactions, traquant des sommes relativement minimes destinées aux États-Unis. CyberNation effectuait bien sûr toutes sortes de paiements, aussi avait-il réglé les capteurs du robot pour filtrer ceux qui s’adressaient à des entreprises connues, ne laissant que ceux qui semblaient ne pas avoir de destinataire légitime, indépendamment de leur taille.

Le vieux rafiot rouillé amarré en dessous de lui était, dans le monde réel, un gros paquet d’informations transitant sur le Net. À l’intérieur, un paiement électronique de CyberNation dont Jay désirait remonter la trace. Mais pour ce faire, il devait se rapprocher.

Sans bruit, il gagna à petits pas le bord de mur face au fleuve et descendit par la corde à nœuds en soie noire qu’il y avait disposée auparavant. Un peu plus tôt dans la journée, il avait cassé l’unique lampe à vapeur de mercure éclairant toute la zone, de sorte que ses mouvements se déroulaient à présent dans une obscurité presque totale. Plus riche que jamais malgré la Grande Dépression, la direction du port avait fait réaménager l’éclairage des docks. Sûr qu’ils ne seraient pas ravis.

Il haussa les épaules. Une broutille après tout, une simple lampe cassée.

Toutefois, si quelqu’un levait les yeux vers le mur, il n’apercevrait qu’une vague apparition, et fugitive encore. Comme un reflet de lumière. Un simple jeu de l’imagination…

Pressant le mouvement, il finit de descendre le long de la corde et se retrouva sur le quai. L’odeur de créosote était âcre et entêtante.

Un marin montait la garde devant la passerelle, attendant sans aucun doute que les douanes viennent inspecter leur cargaison.

Gridley se dirigea lentement vers l’homme, tout en retirant le gant de sa main droite. Une bague en or ornée d’un grand tournesol, une variété d’un jaune orangé d’opale précieuse, se mit à luire faiblement. Des tourbillons de flammes jouaient sur la pierre aux teintes fauves.

Le marin avisa Jay et réagit aussitôt, prêt à saisir le pistolet surdimensionné accroché à sa ceinture.

Jay bougea les doigts, mouvement subtil qui fit scintiller l’opale dans la faible lumière.

Prudence… doucement…

Le marin se figea, sa main s’arrêta à quelques centimètres de l’étui de cuir noir. Ses yeux quittèrent Jay pour se fixer sur la gemme devant lui. Jay déplaça légèrement la bague, décrivant un motif connu seulement de quelques élus en Extrême-Orient, afin de capter l’attention de l’homme, de l’hypnotiser, le mettre en transe. Là…

Dans le monde réel, Jay était en train d’expédier simultanément des milliers de requêtes de protocole et de mots de passe à un logiciel de surveillance, débordant sa capacité à prévenir les intrusions. Nul. Jouer le rôle d’un héros de roman de gare, c’était autrement plus intéressant.

En silence, il se faufila sur la passerelle et monta à bord. Là, il se redressa et ôta son chapeau et sa grande cape noire, révélant au-dessous un caban et une casquette de marin. Il dissimula feutre et cape sous une chaloupe de sauvetage ; désormais, il ressemblait à n’importe quel homme d’équipage.

Brouiller l’esprit des hommes avec des tournesols, c’était bel et bon si jamais il se faisait repérer. Mais s’il donnait l’impression de se fondre dans la place, s’il pouvait éviter de se faire interpeller, ce serait encore mieux.

Jay avait mis la main sur une copie du manifeste indiquant où se trouvait la cale et il s’y rendit. Une unique ampoule de faible intensité jetait sur la scène une lumière chiche, juste de quoi lui révéler ce qu’il était venu chercher : le colis était dépourvu de marque, une banale caisse en bois portant un simple numéro d’identification inscrit au pochoir.

Agissant prestement, Jay souleva une extrémité de la caisse, en prenant garde à ne pas plier les clous. Puis il ouvrit son caban et en sortit un transmetteur de la taille d’une boîte de cigares, qu’il introduisit à l’intérieur de la caisse.

Il sourit. Ah, la précision historique ! Il adorait. C’était un des nombreux détails qui le classaient à part dans le petit monde des créateurs de sim. Il aurait été si simple de tricher et d’avoir un transmetteur d’aspect plus moderne. Il aurait même été encore plus facile de placer sur le colis une étiquette électronique, en s’évitant toute cette traque.

Mais alors, où aurait été le plaisir ?

Au lieu de cela, il s’efforçait de peaufiner les détails avec le maximum de précision historique. Les tubes à vide qui constituaient les circuits du transmetteur n’auraient pas pu être plus petits. La technologie collait à cent pour cent avec l’année 1935. Et tous les matériaux étaient fidèles à la période historique.

Il songea au marin qu’il avait hypnotisé avec quelques passes magnétiques et sourit in petto. Bon, d’accord, peut-être que tous les détails n’étaient pas absolument fidèles à la vérité historique, mais ils restaient fidèles au scénario sur lequel il travaillait.

Glissant la main dans la caisse, il bascula un large interrupteur placé sur le transmetteur pour activer celui-ci. Il bougea légèrement l’appareil pour bien le caler au milieu des milliers des billets. Les tubes électroniques ne devaient pas être trop secoués.

Avec précaution, il referma le couvercle et se servit du manche caoutchouté de la pince-monseigneur qu’il avait apportée avec lui pour renfoncer sans bruit les clous dans la caisse. Quand il eut terminé, rien ne trahissait que quelqu’un avait ouvert la caisse.

Naturellement.

Il sortit un petit flacon de cristal surmonté d’un minuscule bouchon vaporisateur et aspergea la caisse à plusieurs reprises.

Puis il rebroussa chemin et au bout de quelques minutes, il était de retour sur le toit. Il se dirigea vers le récepteur portatif qu’il avait apporté et l’alluma. Une pâle lueur illumina le cadran analogique dont l’aiguille indiquait la force du signal du transmetteur.

Recourir à des instruments de repérage, surtout à cette époque, n’était pas aussi simple qu’on pourrait se l’imaginer. Contrairement aux GPS modernes, les appareils d’antan faisaient appel à la triangulation et à l’intensité des signaux pour affiner le repérage. Avec un seul récepteur, il serait uniquement en mesure de dire si la cible s’éloignait de lui, mais sans pouvoir repérer dans quelle direction.

Dans l’idéal, il aurait disposé trois récepteurs dans la campagne de New York et du New Jersey, avec plusieurs équipes pour lui relayer l’intensité des signaux reçus, ce qui lui aurait permis de repérer par triangulation la position précise de l’argent qu’il pistait. Mais dans son rôle de vengeur solitaire, il n’avait eu le temps de placer qu’un seul récepteur sur l’autre rive du fleuve. Il avait toutefois réglé celui-ci pour relayer automatiquement la force du signal reçu sur une autre fréquence, ce qui lui permettait d’avoir en définitive deux côtés du triangle. Peut-être pas la meilleure option, mais pour Jay Gridley, maître des mondes virtuels, cela devrait être plus que suffisant.

Il contempla les eaux, admirant le brouillard. Il était si épais qu’on aurait pu le couper au couteau. Une vrille se tortilla devant lui, il tendit le bras pour la toucher… et la toucha !

Le brouillard avait une structure solide, on aurait dit de la barbe à papa… et ça, ça ne collait pas du tout. C’était censé être de la vapeur.

Et il avait une odeur, en plus. Ça sentait… ça sentait…

L’égout.

Hmm, se dit Jay. Ça doit être un problème avec ces nouveaux pilotes.

En réalité virtuelle, il survenait de temps à autre une défaillance dans l’interface matériel/logiciel. Cela se produisait en général quand un élément subissait une mise à jour. Et, avait découvert Jay, c’était en général les pilotes matériels qui soulevaient des problèmes d’incompatibilité. Ce n’était certainement pas dû à son code.

D’un geste de la main, il écarta le brouillard litigieux, odeur et tout le reste.

Enfin, bon. Quand on vivait à l’extrême pointe de la technologie, on se faisait parfois piquer.

Il sourit. Ce n’était pas le genre de détail propre à dissuader un héros de roman de gare, non môssieur…

Il régnait une certaine activité sur les quais. Les douanes avaient inspecté le navire. Des dockers s’affairaient çà et là. La manœuvre s’effectua relativement vite, la cargaison étant déchargée avec une célérité qui le surprit, compte tenu de l’époque, après tout on n’était qu’en 1935.

Il vérifiait périodiquement les cadrans mesurant l’intensité du signal : elle ne variait pas. Allaient-ils mettre toute la nuit pour parvenir à la caisse ?

Comme si ses réflexions les avaient mises en branle, les aiguilles du récepteur tressautèrent. Celle du récepteur de l’autre rive monta, tandis que le signal de son propre récepteur décrut d’un poil.

Il contempla la cargaison soigneusement empilée sur le quai devant lui. Si la caisse avait été parmi les autres, le signal de son propre récepteur aurait dû se renforcer au lieu de s’affaiblir.

Ils filent dans l’autre direction… en s’éloignant des quais !

Mais il n’y avait rien, de l’autre côté… quoique, minute… si, il y avait un autre navire à quai, un peu plus loin, qui n’avait pas encore accosté.

Un navire portugais.

Ah-ha !

Prestement, Jay fouilla dans le sac derrière le transmetteur pour y pêcher ses lunettes. Il les sortit, d’énormes hublots qui lui recouvraient complètement les yeux et lui donnaient des airs de savant fou. Il bascula un interrupteur sur la monture et le monde se détacha soudain en vives nuances de rouge. Il balaya du regard l’autre bateau…

Là ! La caisse brillait, éclatante, dans son champ visuel. La solution limpide dont il l’avait aspergée contenait des particules faiblement radioactives qui n’apparaissaient que lorsqu’on portait des lunettes analogues aux siennes. Il avisa un quatuor de marins qui transféraient la caisse sur l’autre bateau.

CyberNation était habile, il devait le reconnaître. Ici, en virtuel, ils transféraient simplement la caisse d’un navire à l’autre. En réalité, ils envoyaient leur argent faire un nouveau tour du monde. Les sommes n’atteindraient pas les États-Unis tant que ce bâtiment portugais ne serait pas parvenu à quai. Dès qu’il le serait, toutefois, Jay n’aurait pas de mal à retrouver la trace du paquet.

Il était prêt à parier qu’ils allaient le transférer à nouveau. Et peut-être encore à plusieurs reprises, pour mieux brouiller les pistes.

Jay quitta son poste au bord du toit et regagna l’appareil volant qu’il avait planqué un peu plus loin dans l’ombre. En 1935, il n’y avait pas encore d’hélicoptères – mais il y avait l’autogyre. Comme l’hélicoptère, l’autogyre utilisait un rotor de sustentation. Pour se propulser, en revanche, il recourait à une hélice au même titre qu’un avion. La poussée de celle-ci entraînait la rotation du rotor qui, à son tour, engendrait une force de sustentation. C’est un mathématicien espagnol, Juan de la Cierva, qui avait réussi le premier vol de l’engin en 1923. L’autogyre ne pouvait pas vraiment décoller ou se poser à la verticale, il devait être poussé légèrement avant de pouvoir décoller – sauf vent fort – mais cela convenait parfaitement à Jay. Son modèle était un Pitcairn-Cierva PCA-2, l’appareil utilisé par certains services postaux de l’époque pour la distribution du courrier.

Bon Dieu, ce qu’il adorait faire des recherches !

Il lança le moteur Wright R-975-E2 Whirlwind soigneusement insonorisé et, avec une embardée, l’appareil s’élança, entraînant la rotation du rotor de neuf mètres. L’idéal était d’avoir du vent ; plus il était fort, mieux c’était, mais avec ce brouillard, il n’y avait guère de brise.

En quelques secondes toutefois, il se retrouva dans les airs, pistant la caisse.

La tâche était aisée avec les lunettes, et il recourait au transmetteur à intervalles réguliers pour confirmer sa route. Ces gars étaient vraiment bons. La caisse passa ensuite à bord d’un cargo libyen, puis d’un vapeur français, suivi par un autre venu de Rio, et enfin d’un dernier venu de Grèce.

Et puis, enfin, elle fut débarquée à quai.

Ses lunettes lui permettaient d’agrandir l’image. Une destination apparut imprimée, bien lisible, sur la caisse : Washington, DC. Il y avait également un numéro de compte et même le nom d’une succursale bancaire.

Il rit, un ricanement étouffé qui se mua en grondement sinistre : Mouhahahahaaaaaa !

Cette fois, il les tenait.