30
Le Noyau de Pêche,
Atlanta, Georgie
Junior était assis autour d’une table avec les trois motards, Buck, Dawg et Spawn. Il semblait que la moitié des commerces de Georgie avaient « pêche » dans leur nom.
Même armé comme il l’était avec deux flingues, Junior n’aurait pas voulu se retrouver seul ici. Dans le meilleur des cas, il n’aurait pu tirer que douze coups avant que le reste des membres du gang ne lui tombent dessus à bras raccourcis. Le code de base du motard, tel que l’avaient édicté les Hell’s Angels il y avait quelques lustres, était simple : « Un pour tous, tous pour un. » La plupart des autres clubs avaient fait leur cet adage. Si vous regardiez d’un drôle d’air un autre motard, vous regardiez d’un drôle d’air toute la bande.
Il pourrait bien en descendre, six, huit ou dix, à la longue, ils finiraient bien par l’avoir. Et c’était en supposant qu’aucun ne dégaine sa propre artillerie dès le premier coup de feu, ce qui serait une supposition idiote. Il aurait parié n’importe quoi que chaque client du bar – hommes et femmes à égalité – était muni d’une arme fatale.
Tant qu’il avait une garde d’honneur, toutefois, il était sans doute à l’abri.
Le Noyau de Pêche ressemblait à la douzaine d’autres bars à motards que Junior avait déjà visités : de la musique à donf, beaucoup de fumée – mélange de tabac et de shit -, des danseuses et des serveuses au bout du rouleau. Il y avait également le mélange habituel parmi les motards : des petits genre fouine, des grands comme des montagnes ; des jeunes, des vieux, des gras, des maigres, des chevelus, des rasés, des chauves ; tous arborant leurs couleurs. Ils étaient installés aux tables ou au comptoir, jouaient au billard ou au flipper et buvaient de la bière en bouteille ou à la pression. L’effigie arborée sur leur blouson – leur emblème – était un squelette vêtu d’un uniforme sudiste et coiffé d’une casquette, une main levée, adressant un doigt osseux au reste du monde. Au-dessus, « Gray Ghostriders » – les « cavaliers fantômes gris » – et au-dessous les initiales « MC ».
Les femmes dans ce rade avaient l’air farouche, on notait parmi elles beaucoup de teintures blondes ou rousses, les yeux soulignés d’ombre à paupières bleue ou violette. La plupart étaient en jean et débardeur, sans soutif. Il y avait suffisamment de tatouages sur tout ce beau monde pour faire un panneau mural qui aurait quasiment recouvert toute la devanture du bistrot. La rangée de motos garée devant le bar devait coûter autant qu’une flotte de Cadillac. Vous pouviez bien ne pas avoir de quoi payer le loyer, avoir votre nana en taule sans que vous puissiez verser la caution, mais il n’était pas question de lésiner quand il s’agissait de votre meule. Un homme avait ses priorités et dans le monde des motards, c’était son engin.
Qu’elle soit ou non la sœur de Joan, Darla n’était pas encore arrivée, mais elle était censée prendre son travail d’ici une demi-heure.
Junior estima que Dieu lui devait bien une faveur ce coup-ci, et si Darla se pointait, il était prêt à admettre qu’ils seraient quittes.
Il entamait sa troisième bière quand Darla entra, sans doute par la porte de derrière, parce qu’il ne l’avait pas vue avant qu’elle se retrouve derrière le comptoir.
Et, miracle, juste derrière elle, il y avait… Joan !
Dieu l’avait remboursé, et largement. Il était peut-être temps.
Cela dit, la phase suivante risquait d’être un brin épineuse, puisque Darla était connue des motards du coin, mais pas Junior. Il voulait arranger le coup, se rapprocher suffisamment de Joan pour pouvoir lui mettre la main dessus et filer avant qu’il y ait du grabuge.
Mais avant même qu’il ait pu réfléchir à la meilleure façon de procéder, Joan le fixa droit dans les yeux. Il la vit le regarder.
Son corps se glaça.
Joan se pencha pour dire quelque chose à sa sœur – il ne faisait aucun doute qu’elles étaient parentes : elles se ressemblaient comme deux gouttes d’eau ; Darla acquiesça. Puis d’une voix qui aurait pu briser le verre et qui dut porter à cinq cents mètres, Darla hurla :
« Yankee MC ! »
Tout le monde s’arrêta pour regarder. Darla le désignait du doigt.
Junior ne connaissait pas le nom, mais il n’était pas ramolli du bulbe. Être membre du Yankee Motorcycle Club n’était certainement pas bien vu dans ce bar. Ça pouvait être fatal.
Toute idée de s’en tirer par de vagues explications s’évanouit quand Buck, son pote, le regarda et dit : « Junior ? Tu roules avec les Yankees ?
– T’es ouf, dit Junior. Elle ment ! »
Mais il n’était plus temps de discuter. Junior se leva d’un bond. Il obliqua vers le bar et, sans perdre une seconde, saisit ses armes. Il fallait s’attendre à ce que les motards réagissent et il devait dégager en vitesse.
Il dégaina ses revolvers et se mit à tirer dès que les canons furent sortis des étuis. Peu importait sur qui ou quoi, il voulait surtout faire un maximum de bruit tout de suite, forcer les gens à se mettre à l’abri. Quand la poudre se mettait à parler dans un bar, quel qu’il soit, tout le monde se jetait à terre. Ce n’est qu’après être sûrs d’être à l’abri et de pouvoir aligner le tireur que certains pouvaient être tentés de dégainer.
Il leva la main droite et la pointa vers l’endroit où se trouvaient Darla et Joan un instant auparavant, espérant éventuellement dégommer cette dernière avant de sortir, mais elles s’étaient déjà planquées et il ne put les apercevoir.
Puis la porte de service apparut soudain devant lui. Junior pivota pour la heurter de biais, l’épaule en avant. Elle s’ouvrit à la volée. Il la franchit, se rendit compte que ses deux barillets cliquetaient à vide, et se mit à tricoter des gambettes. La voiture de location était sur le côté, à cinquante mètres, et s’il pouvait la rejoindre et démarrer avant que les motards relèvent la tête et déboulent du bar, il serait OK. Ils chercheraient un type sur une meule ; les motards dignes de ce nom ne roulaient pas en bagnole de location. Peut-être qu’ils ne le remarqueraient même pas, mais, au cas où, il rechargerait dès qu’il aurait démarré.
Il était bien plus facile de tirer depuis une voiture en mouvement que depuis un deux-roues, surtout ceux dotés d’une fourche allongée : il fallait tenir le guidon à deux mains jusqu’à ce que l’engin roule assez vite pour se stabiliser. Il ne pouvait pas les semer avec cette bagnole, mais il pourrait toujours faire chuter deux ou trois de ses poursuivants. Le reste de la bande devrait ralentir pour les contourner.
Et avec un peu de chance, certains seraient assez paranos pour s’inquiéter d’avoir été attirés dans un piège. Après tout, ils devaient bien se douter qu’aucun motard du Yankee MC ne serait assez con pour s’aventurer, seul, en territoire ennemi. S’ils avaient le temps de réfléchir un brin, ils se diraient qu’un petit groupe devait faire le guet pour leur tomber sur le râble. Les motards ne détestaient pas la castagne, ils se bagarraient pour un oui ou pour un non, parfois même juste pour le plaisir, mais ils n’aimaient pas se faire avoir.
Junior atteignit la voiture de location qu’il n’avait pas fermée à clé, s’engouffra dedans, introduisit la clé de contact. Dès que le moteur tourna, il enclencha la boîte de vitesses et décolla. Il ouvrit le barillet de son revolver droit, donna un coup sec sur l’éjecteur à l’aide de la crosse de son autre flingue. Les douilles se répandirent sur le siège. Il lâcha le second flingue, sortit de sa poche un chargeur rapide, le glissa dans le barillet, le verrouilla. Puis il descendit la vitre et tira deux balles dans la devanture du bar, avant d’écraser l’accélérateur pour rejoindre la rue.
Il était déjà un demi-pâté de maisons plus loin quand il aperçut enfin quelqu’un sur le parking. Dans l’intervalle, il avait rechargé son flingue gauche. Sur la route, il avait une chance, même s’ils se lançaient à ses trousses. Il faudrait qu’ils arrivent par la droite derrière lui, et il était assez bon tireur pour les dégommer s’ils approchaient trop près.
Il hocha la tête. Bon, c’était vraiment le merdier. À présent, Joan savait qu’il était à ses basques et, après cette chaude alerte, elle allait se planquer sérieusement. C’était embêtant. C’était même un désastre.
Pendant quinze cents mètres, Junior ne vit rien dans son rétro et en conclut que les Gray Ghostriders avaient peut-être renoncé à le poursuivre. Bien sûr, Buck, Dawg et Spawn allaient avoir à donner quelques explications, et même si les autres les gobaient – et ils les goberaient sans doute -, ça n’arrangerait pas spécialement ses affaires. Il était dans de sales draps, quoi qu’il arrive.
Washington, DC
« Voilà ses couches, au cas où tu voudrais le sortir, ou quoi, dit Toni. La poussette est sous le porche, et il peut marcher jusqu’au bout de la rue sans problème, mais après, il se fatigue et il te demandera à être porté ou transporté.
– Oui, m’dame », dit Tyrone. C’était un jeune homme bien poli. Sa mère l’avait déposé et reviendrait le prendre un peu plus tard. Toni aimait bien Nadine Howard ; elle donnait l’impression d’avoir les pieds sur terre et d’être une maman super, à en juger par sa progéniture.
« Il aime bien le beurre de cacahuète et les sandwiches à la gelée, mais il va manger des petits pots, du jambon et du fromage ou des croquettes de poisson. Tout est dans le frigo et le congélateur. » D’un signe, elle indiqua la cuisine.
« Oui, m’dame.
– Il a droit à deux bonbons à la menthe s’il a bien pris son déjeuner. Il essaiera de t’en extorquer d’autres. »
Et il réussit à en soutirer trois à sa mère, parfois même quatre.
« Oui, m’dame.
– Il se peut qu’il demande un biberon de lait s’il devient somnolent. Parfois, il fait une petite sieste après une sortie. Pas de problème, tu peux lui donner son biberon. »
Tyrone sourit.
« Voici mon numéro de téléphone au bureau, et là, celui de mon virgil. Au moindre problème, n’hésite pas, appelle-moi.
– Oui, m’dame, dit Tyrone. Je suis sûr que tout se passera bien. »
Toni se moquait un peu d’elle-même, de son inquiétude, mais elle était bel et bien inquiète. Allons, ma fille, le fils de John Howard est quand même capable de garder un bébé de deux ans pendant quelques heures.
Quand vint l’heure de partir, Toni craignit que Petit Alex ait les larmes aux yeux ou s’accroche à elle, mais il était trop occupé à empiler ses briques de Lego avec Tyrone. « Au revoir, mon bébé. Maman doit aller au boulot un petit moment.
– Au revoir, maman », répondit-il. Il leva les yeux, puis revint à son jeu de construction. « ‘Ega’de, I-rone,’ega’de ! » Il indiqua les briques, tout excité. Il avait encore des difficultés avec les « r » et les « t ». Mais tout le monde trouvait ça incroyablement mignon.
Ça la contrariait qu’il semble aussi indifférent à son départ. Non pas qu’elle eût voulu qu’il ait de la peine et se mette à pleurer… enfin, bon, si, peut-être, un peu.
Ça t’apprendra à te croire indispensable.
Elle était encore un brin inquiète, au volant de la voiture, mais elle savait qu’à long terme, cela valait mieux. Le petit devait s’habituer à être avec d’autres gens. Il était timide avec les étrangers, même s’il ne lui avait fallu que quarante secondes pour s’habituer à Tyrone, un point nettement en faveur de ce dernier. Toni ne voulait surtout pas qu’il se mue en petit reclus qui ne voit jamais la lumière du jour.
À mi-chemin du bureau, elle passa en mode travail. Elle avait été déçue que le commanditaire du pirate cracheur de virus ne se soit pas pointé au rendez-vous convenu. Il se pouvait que ce ne soit qu’une coïncidence, mais il n’avait pas rappelé et Toni avait dans l’idée que l’homme avait dû flairer le piège. Ce qui, en y réfléchissant, n’était sans doute pas bien sorcier.
Quand ils le voulaient, les agents du FBI savaient devenir invisibles – ils connaissaient les techniques de surveillance discrète aussi bien que n’importe qui. Mais ils n’avaient sans doute pas adopté le mode cent pour cent furtif pour ce genre d’arrestation. Un homme d’affaires, dans un complexe de bureaux, à Long Island ? Ils n’avaient pas dû trop s’inquiéter des risques de se faire repérer. Sans parler du comportement éventuel des flics locaux.
La recherche de routine sur le loueur des bureaux n’avait rien donné. Les références étaient bidon, le loyer payé via un transfert électronique anonyme. Le gars avait dû planquer quelque chose, aucun doute là-dessus, et il était assez malin pour ne laisser aucune trace visible.
Enfin, bon. Elle demanderait à Jay de continuer à fouiner encore un peu. Peut-être qu’il trouverait une piste. Non pas que ce soit une attaque majeure contre la sûreté de l’État, mais elle en faisait désormais son affaire, et elle voulait la résoudre.
Elle avait reçu un appel de Gourou, un peu plus tôt dans la matinée. Son arrière-petit-fils, dont l’état avait semblait-il empiré juste avant qu’elle arrive, se remettait apparemment. Quelques jours encore et il serait sorti de l’hôpital. Gourou rentrerait alors à la maison, ce qui était tant mieux parce que Toni s’ennuyait de la vieille dame. Alex et le bébé aussi, même si Alex Senior ne l’aurait jamais admis.
Le soleil carbonisait la ville, une nouvelle journée torride s’annonçait, mais l’un dans l’autre, Toni n’avait pas à se plaindre. Elle avait un mari merveilleux, un petit garçon superbe et bien éveillé, et un boulot qui lui permettait de décompresser de temps en temps. Son professeur de silat, qui avait fait partie de sa vie depuis l’âge de treize ans, reviendrait d’ici quelques jours réoccuper la chambre d’amis, pour jouer les nourrices et les arrière-grands-mères de substitution. Tout le monde était en bonne santé. La vie aurait pu être bien pire.
Elle avait amplement de quoi remercier le ciel. Amplement.