27
Étang de Long Meadow,
Connecticut
Ames roulait tranquillement à bord de sa nouvelle Mercedes couleur chocolat, la poussant gentiment. Il faisait du cent dix et était encore à une vingtaine de kilomètres au sud de Waterbury, sur l’autoroute 84, en direction du nord.
Il avait quitté la ville pour se rendre à une vente aux enchères à Wolcott, juste au nord de Waterbury. Une riche vieille dame qu’il avait rencontrée à deux reprises, Marsha Weston, était récemment décédée, en laissant derrière elle une assez jolie fortune et quelques antiquités de valeur. Elle avait possédé une horloge ancienne venue d’Europe deux siècles plus tôt, qui irait parfaitement dans son hall d’entrée, et il n’avait pas l’impression que quelqu’un viendrait renchérir sur lui. Les Weston étaient une vieille fortune, même si les jeunes descendants s’étaient lancés dans l’informatique et avaient amassé un joli portefeuille dans plusieurs des plus grosses sociétés de matériel électronique. Son espoir était qu’ils ne s’intéressent pas au vieux mobilier moisi de leur grand-mère. Mais s’ils s’y étaient intéressés, jamais l’horloge ne se serait retrouvée mise en vente.
À propos d’ordinateurs, cela lui rappela qu’il devait rappeler aujourd’hui son pirate favori pour prendre des dispositions en vue d’un nouveau règlement.
Ames tendit la main vers la console centrale et en sortit un des quatre téléphones mobiles jetables qu’il avait là. Il se servit d’un moyen mnémotechnique appris en fac de médecine pour se remémorer le numéro du pirate, le composa tout en doublant un semi-remorque frigorifique transportant des croquettes de poisson surgelé, et attendit que la connexion s’établisse.
« Cogneur », fit la voix grave.
Il hocha la tête. Le pirate utilisait un truqueur de voix, précaution qu’Ames considérait comme une perte de temps. Ils ne disaient jamais rien qui permette de les identifier, et les téléphones cellulaires qu’utilisait Ames ne servaient jamais plus d’une fois. Nul doute que le pirate n’était pas assez stupide pour utiliser son téléphone personnel.
« Je vois que notre plan a bien marché, dit Ames.
– C’était l’idée, répondit Cogneur.
– Certes. Si cela te convient, retrouve-moi à l’endroit habituel, demain, à treize heures, pour ta rétribution.
– Je pense que c’est jouable », dit le pirate.
Ames sourit. Bien sûr que ça l’était. Le gars passait quatre-vingt-dix pour cent de son temps planté devant un ordinateur, il n’avait pas d’autre activité. Se rendre à la cuisine chercher une autre barre chocolatée était sans doute son seul exercice physique.
Ames pressa la touche de déconnexion et jeta le téléphone sur le siège de droite. Il le prendrait à son prochain arrêt et l’écraserait sous son talon, avant de répartir les fragments dans deux ou trois poubelles à des endroits différents, et ce serait réglé.
Il plissa le front et serra un peu plus fort la jante du volant. Il était contrarié de ne pas encore avoir eu de nouvelles de Junior. L’homme était censé avoir réglé ce dernier petit détail avant de le rappeler. Jusqu’ici, toutefois, Junior n’avait pas renoué le contact.
Alors il soupira et essaya de se relaxer. Junior finirait bien par appeler. Dans l’intervalle, Ames se serait trouvé une chouette vieille pendule, et il ferait une petite virée tranquille jusqu’à sa maison de campagne pour déjeuner avant de regagner la ville.
Tout se déroulait comme prévu.
QG de la Net Force
Quantico
Toni sourit en regardant le téléphone appartenant au pirate qui se faisait appeler « Cogneur ».
« Je t’ai eu », dit-elle.
Jay Gridley, qui passait devant la porte de son bureau, s’arrêta : « Hein ? Qu’est-ce que j’ai fait ? »
Elle secoua la tête. « Pas toi. Le patron de Cogneur vient juste d’appeler.
– Ah.
– Notre pirate doit le retrouver demain matin à une heure de l’après-midi – enfin, c’est-ce qu’il pense. On le cueillera à ce moment-là.
– Tu vas le faire interpeller par les flics locaux ?
– Oui. Inutile d’aller marcher sur les plates-bandes des autres si on peut l’éviter. D’ailleurs, un homme d’affaires de Long Island n’est pas vraiment un gibier pour les troupes de la Net Force. »
Jay acquiesça. « Ce sera intéressant de découvrir pourquoi il faisait ça. Je pense qu’il doit travailler dans les équipements de sécurité ou quelque chose comme ça. La Net Force se fait attaquer, du coup ses produits se vendent d’autant mieux. Trouver un besoin et le satisfaire. Et s’il n’y en a pas, le créer. »
Toni acquiesça à son tour. Elle demanderait au service liaison de prévenir le FBI qui appellerait à son tour la police locale – elle ne savait pas trop de quel service de police dépendait Long Island – et ce serait une affaire réglée. Une fois qu’ils auraient cueilli le gars, elle monterait là-haut, peut-être en train, pour l’interroger, et son rôle s’achèverait là. Encore un point de gagné pour la Vérité et la Justice.
Atlanta, Georgie
Junior s’était, tant bien que mal, rendu aux urgences. Trois des entailles les plus profondes à son bras avaient besoin d’être recousues et, quand le médecin eut terminé, il se retrouva avec quarante-sept points de suture d’un côté du bras, et presque autant de l’autre. Bonjour les démangeaisons. Il raconta plus ou moins la vérité au toubib qui donnait l’impression de ne pas avoir plus de seize ans : en gros, il avait fichu son coude dans un écran de télé, même s’il lui dit bien sûr que c’était un accident. Il avait beau être jeune, le toubib avait déjà dû en entendre de drôles.
Ainsi bandé, son bras n’était pas vraiment discret, aussi s’acheta-t-il une chemise sport bon marché pour planquer les pansements. Personne ne se souviendrait d’un type mal fagoté, mais un type avec un bras comme celui de la Momie ne risquait pas de passer inaperçu.
Cependant son bras était le cadet de ses soucis. Quelque part, Joan était en fuite. Si elle se servait de sa propre carte de crédit ou de celle de Junior pour s’acheter des billets, il serait en mesure de retrouver sa trace. Le problème, c’est qu’elle était assez maligne pour le savoir. En fait, elle connaissait la plupart des moyens dont il disposait pour la localiser, et elle éviterait de lui faciliter la tâche. La question était : où allait-elle se rendre ?
Junior avait bonne mémoire. À un moment donné, un ou deux ans plus tôt, Joan avait laissé échapper qu’elle avait une sœur, sa seule parente encore en vie, qui résidait à Atlanta. Elle lui avait dit qu’elle travaillait comme serveuse dans un bar pour motards des faubourgs de la ville. Joan était pas mal bourrée quand elle lui avait fait cette confidence, aussi y avait-il de bonnes chances qu’elle ne se souvienne pas de le lui avoir dit.
Quand une femme comme Joan voulait se planquer, elle allait là où elle avait de la famille ou des amis. Pour autant qu’il sache, Joan n’avait pas d’amis. Elle n’allait sûrement pas retourner à Biloxi parce qu’elle savait que ce serait le premier endroit qu’il vérifierait. Et il ne pensait pas qu’elle irait voir les flics – du moins, pas tout de suite. Il connaissait Joan et il savait que sa première idée serait de voir si elle ne pourrait pas négocier quelque chose.
Elle savait que Junior avait essayé de la liquider, pas de doute là-dessus, et c’était moche. Elle serait désormais constamment sur ses gardes, sachant que s’il avait tenté de la tuer une fois, il recommencerait. Mais elle savait également qu’il avait dû avoir une rudement bonne raison de chercher à la tuer, ce qui la rendait précieuse.
Joan était intelligente mais elle était aussi avide d’argent. Elle verrait dans cet incident une chance de lui soutirer une somme rondelette, et, songea Junior, c’était son unique espoir désormais.
Une autre que Joan aurait fui à l’autre bout du pays, peut-être au Canada, aurait changé de nom, se serait faite discrète. Mais pas Joan. Pas en voyant une occasion comme celle-ci. Et cela lui permettait de gagner un peu de temps, mais pas trop. Il devait lui remettre la main dessus avant qu’elle n’avise de monter son propre coup pour se couvrir. Une fois qu’elle en aurait parlé à plusieurs personnes, qu’elle aurait peut-être déposé un dossier chez un avocat au cas où elle se ferait écraser en traversant la rue, l’affaire serait entendue.
Donc, il devait la retrouver au plus vite. Et c’était par sa sœur qu’il fallait commencer.
Il ignorait son nom ou l’endroit où elle travaillait. Il se dit cependant qu’il ne devait pas y avoir tant de bars à motards avec des serveuses, et moins encore avec des serveuses qui ressemblaient à Joan. Il était à peu près sûr de la reconnaître s’il la voyait. Une fois qu’il aurait la frangine, si elle avait une idée de l’endroit où se trouvait Joan, il lui extorquerait l’information.
Ce n’était pas grand-chose, mais c’était tout ce qu’il avait.
En attendant, Ames devait suer sang et eau à force de se demander de quoi il retournait, mais ce n’était pas une très bonne idée de le mettre au courant tout de suite. Pas tant que Junior n’avait pas une meilleure nouvelle à lui annoncer. Il faudrait qu’il patiente. Il valait mieux qu’Ames soit en rogne après lui parce qu’il avait tardé à téléphoner plutôt qu’en apprenant que Joan avait pris la poudre d’escampette et savait que Junior avait essayé de la tuer.
Junior avait cependant un autre avantage. En prison, les Blancs se serraient les coudes, et il avait fait la connaissance de quelques motards quand il était incarcéré. Deux d’entre eux zonaient du côté d’Atlanta, donc ils devraient connaître les bars. Il leur passerait un coup de fil. On avait intérêt à avoir quelques relations quand on se pointait dans un bar à motards.
Il finirait bien par retrouver la frangine. Et alors, elle le mènerait droit à Joan et il finirait le boulot.
Washington, DC
Michaels était dans la cuisine et cherchait quelque chose de bien gras à se mettre sous la dent après son entraînement quand le téléphone sonna. Il décrocha et une voix masculine demanda à parler à Mme DeBeer. Il faillit dire à l’interlocuteur qu’il avait fait un faux numéro puis se souvint que DeBeers était le nom de Gourou. Ils ne l’appelaient jamais autrement que « Gourou » qui voulait dire « Maîtresse ». « Une seconde, ne quittez pas. » Gourou était dans le séjour, elle racontait une histoire à Petit Alex.
« … Et alors le Garuda s’empara du petit singe et l’arracha aux griffes des tigres ! »
Petit Alex rit, sans doute un des sons les plus agréables qu’il soit donné d’entendre sur terre, et dit : « Encore, Gourou, encore ! »
Il s’en voulut de les interrompre. « Gourou, téléphone pour vous. »
La vieille dame acquiesça et vint dans la cuisine prendre la communication.
Michaels s’accroupit et cueillit son fils, il le souleva et le fit virevolter, provoquant de nouveaux éclats de rire. Après la naissance de sa fille, il avait cru que jamais plus il n’éprouverait cette sorte d’amour. Quand Megan et lui s’étaient séparés et avaient divorcé, les moments qu’il pouvait passer avec Susie étaient devenus bien trop courts. Elle était presque une adolescente aujourd’hui. Mais Petit Alex était une autre joie et Michaels se sentait à présent un meilleur père que lorsqu’il était sur la pente ascendante de sa carrière. C’est du moins ce qu’il espérait. Gourou revint dans le séjour. « Tout va bien ?
– Mon arrière-petit-fils est toujours malade, dit-elle. Il est à présent à l’hôpital avec une pneumonie. Mon petit-fils et sa femme sont inquiets. Les médecins ont beau leur dire que leur garçon s’en sortira très bien, ils se font du souci. Je pense que je devrais peut-être me rendre en Arizona auprès d’eux.
– Oui, bien sûr, dit Michaels.
– Je peux emmener laki-laki », dit-elle avec un signe de tête vers Alex.
Laki-laki signifiait « petit homme ». Michaels hocha la tête. « Vous pourriez, dit Alex, qui appréciait l’offre. Mais vous aurez besoin de pouvoir vous concentrer sur votre petit-fils. »
Qu’il puisse même envisager de confier son jeune fils à une vieille dame de quatre-vingt-cinq ans pour un voyage en avion jusqu’à l’autre bout du pays pourrait sembler étrange à quiconque ne les connaissait pas, mais Toni avait une confiance aveugle en Gourou. Elle était comme l’arrière-grand-mère du bébé et elle était avec eux chaque jour. Elle connaissait le garçon aussi bien que Toni ou lui, et Petit Alex l’adorait. Et même à son âge, c’était une nounou formidable. Elle était encore capable d’assommer la plupart des bonshommes avant même qu’ils aient pu se rendre compte qu’elle était dangereuse.
Elle hocha la tête. « Cela vaut peut-être mieux, si vous êtes sûr. »
Gourou prenait ses responsabilités très au sérieux, aussi Michaels acquiesça-t-il : « Vous n’avez pas qu’une famille.
– Oui, vous avez raison, je vais faire mes préparatifs.
– Toni rentre dans un petit moment. Et elle peut appeler notre agence de voyages pour prendre les dispositions. »
Gourou opina gravement.
Après qu’elle eut regagné sa chambre, emmenant Petit Alex avec elle, Michaels se demanda quel effet ça devait faire d’être aussi âgé qu’elle et de continuer à porter la responsabilité de toute sa famille. Et qu’un petit-fils ait appelé sa grand-mère parce que son propre fils était malade, en sachant sans doute qu’elle sauterait dans un avion et se rendrait à son chevet… Est-ce qu’ils croyaient qu’elle pouvait soigner le petit, peut-être avec quelque formule magique de ses ancêtres ?
Il secoua la tête. Sans doute pas. Mais c’était quand même incroyable qu’ils l’appellent, et qu’elle vienne, comme ça.
Toni allait devoir prendre sur son temps de travail pour garder le petit babouin. Il marqua un temps. Non, rectifia-t-il. Peut-être que ce serait à lui de se prendre deux jours, pour rester à la maison avec Petit Alex.
Il songea à l’affaire en cours et à Corinna Skye. Il songea aux réunions de commissions au Capitole, et aux mille autres sujets de perte de temps et de frustration qui composaient l’ordinaire de la direction de la Net Force – ou de tout autre service gouvernemental.
Il songea à tout cela, et puis il songea de nouveau à la dernière proposition d’emploi qu’il avait reçue quelques jours plus tôt.
Ouais, peut-être qu’il devrait se prendre deux jours de congé. Il réfléchirait à tête reposée et en discuterait avec Toni à son retour.
Tout d’un coup, il lui sembla avoir pas mal de sujets de réflexion.