20
Monastère d’Avalokiteshvara,
Himalaya, Tibet
Seul, Jay Gridley méditait dans le Séjour des Morts.
Ou plutôt, il essayait de méditer. Il frissonna en expirant. Ses yeux étaient fermés mais il savait que s’il les ouvrait, il verrait son haleine se condenser en nuage devant lui. Il faisait toujours froid ici, sur le toit du monde, où les neiges étaient épaisses et éternelles. L’été, les couches supérieures devenaient sales et craquantes, incrustées de cônes de glace, et les journées étaient plus longues – mais le froid ne disparaissait jamais. Même à l’intérieur, à l’abri du vent, malgré les feux et les lampes à huile, la chaleur était bien plus illusoire que réelle.
Jay sourit tristement. Tout cela n’était qu’illusion, bien sûr, mais cela faisait plaisir à Saji, et il était heureux d’avoir créé ce scénario pour elle. Il aurait juste voulu que cet endroit arrive à marcher avec lui aussi bien qu’avec elle.
Assis sur un tapis de fibre usé par des générations de moines étudiants, Jay sentit le sol de roche lisse absorber le peu de chaleur que son corps générait : c’est qu’il faisait vraiment froid.
Un gros pavé d’encens parfumé au patchouli se consumait sur l’autel devant lui. S’ajoutant à la graisse de yak des lampes à huile, il faisait monter des filaments de fumée graisseuse qui recouvraient d’une couche supplémentaire de suie le plafond déjà couleur goudron, douze mètres plus haut. La couche de carbone devait déjà faire un centimètre d’épaisseur, estima Jay.
La plupart des lampes du monastère consommaient du kérosène ou du pétrole lampant. Le carburant devait être monté sur des dizaines de kilomètres dans les montagnes, en bidons plastique de dix litres. Ici toutefois, dans les salles de méditation traditionnelle, on continuait d’utiliser les antiques lampes à huile, fumantes et odorantes. L’odeur combinée de l’encens et de la graisse brûlée composait une fragrance huileuse, métallique, puissante mais pas désagréable.
De chouettes touches, dut-il convenir.
Jay inspira de nouveau profondément avant d’expirer avec lenteur. Il était censé être calme. Il était également censé s’informer sur le stagiaire de la Cour suprême, et ne pas se polariser sur les virus informatiques sans importance de quelque programmeur à la petite semaine. Mais c’était devenu une affaire personnelle, après que son propre ordinateur eut été infecté…
Il n’arriverait jamais à avoir l’esprit détaché en continuant de la sorte. Il rouvrit les yeux.
Les légions des morts l’entourèrent.
Les quatre murs étaient bordés d’étagères faites de planches allongées tachées de vert sombre, qui dataient du temps où le bois n’était pas aussi rare dans la région. Et sur ces étagères étaient disposés… des objets manufacturés, songea Jay en réprimant un nouveau frisson. Des objets manufacturés, une expression à l’ambiguïté rassurante.
Des objets manufacturés… qui avaient été jadis des êtres humains.
Le bouddhisme tibétain enseignait qu’un cadavre n’avait aucune valeur en soi, hormis celle de l’usage que voulaient bien en faire ceux laissés derrière pour en disposer. Un cadavre était comme une maison dévastée par une tempête : une fois que l’esprit l’avait abandonné, un corps ne devait pas être plus révéré que le serait une bâtisse vide et en ruine. Et si quelqu’un avait besoin des poutres, des bardeaux ou des vitres de cette bâtisse ? Eh bien, autant qu’il s’en serve.
C’était précisément ce qu’avaient fait les moines du monastère d’Avalokiteshvara. Tout là-haut sur l’étagère supérieure, visible dans la lumière jaune vacillante de la plus grosse des lampes en laiton, on distinguait un moulin à prières. C’était un objet ingénieusement construit, un cylindre sur lequel étaient inscrites des prières et des litanies, destiné à tourner pendant les dévotions.
L’axe du moulin avait été confectionné avec le fémur du premier maître de l’ordre d’Avalokiteshvara. La roue proprement dite avait été habilement taillée dans des parties du crâne du même saint homme. L’un et l’autre avaient ensuite été recouverts de fines couches de feuille d’or martelée, mais on ne pouvait se méprendre sur leur origine. Près du moulin à prières, il y avait un gobelet fait avec le sommet trépané du crâne d’un moine. Et à côté de celui-ci, un rouleau en peau humaine, un chapelet confectionné avec des os de doigts, un collier composé de dents jaunies…
Toutes les étagères autour de lui étaient surchargées de tels mémento mon, par dizaines, tous dépoussiérés et rangés avec soin.
Brrr. Jay eut un nouveau frisson mais cette fois, le mouvement réflexe n’était pas dû qu’au froid. Il était seul physiquement mais pas spirituellement. Les morts tournoyaient autour de lui, invisibles, des traces de leur essence s’accrochaient encore à ce qui jadis avait été une part d’eux-mêmes.
Bien entendu, avant qu’il ne rencontre Saji, son esprit occidental, rationnel, scientifique se serait amusé de telles choses, il se serait gaussé à l’idée de spectres et de revenants. Mais ici, dans les profondeurs du monastère, la science atteignait ses limites. Ici, dans cet antre creusé à même la pierre au cœur du mont Changjunga, ici, dans le tréfonds de ces chambres et le labyrinthe de ces tunnels, ici, dans le Séjour des Morts, Jay avait plus d’une fois cru entendre les esprits l’appeler quand, en de rares occasions, il avait réussi à calmer ses pensées assez longtemps pour entrer en méditation.
De quoi vous donner froid dans le dos.
Certains de ceux qui avaient laissé ici des fragments d’eux-mêmes n’avaient pas mené une vie aussi sainte que l’avaient imaginé leurs contemporains. Certains n’avaient pas progressé autant qu’ils le prétendaient sur la Voie. Leur essence demeurait forte et sinistre, murmurait-on, toute pleine encore de querelles inachevées, de désirs, de haines et de peurs, et malheur à l’initié qui s’asseyait parmi eux sans être préparé. La légende voulait qu’ils viennent marteler les murailles de l’esprit de l’étudiant, avides d’y pénétrer, avides de connaître une fois encore la rouge pulsation de la vie, de sucer la chaleur de son esprit comme le sol aspirait celle de son corps.
Saji lui avait parlé de la peur que Jay avait ressentie en de telles occasions, surtout dans la période où il se remettait de son attaque.
« Mais bien sûr que tu auras peur, avait-elle dit. La peur est chose naturelle. Affronte-la assez souvent et elle perdra de son emprise sur toi. Viendra un jour où tu pourras embrasser la peur comme tu embrasserais une femme, et elle te servira tout autant que l’amour le plus chaleureux. »
Ouais, c’est ça, d’accord.
Jay se rendit compte qu’il respirait plus vite, moins profondément. Il sentait la peur monter en lui comme le mercure dans un thermomètre. Il se força à respirer à fond, avec lenteur, se concentrant sur son souffle.
Il lui sembla que la lumière était devenue encore plus pâle et blême, que les ténèbres l’enserraient avidement. Il avisa le crâne d’un vieux moine d’antan, posé sur une étagère à hauteur des yeux. Un artisan anonyme – peut-être contemporain du moine, peut-être des siècles plus tard, impossible à dire – avait souligné les orbites d’un insert d’argent et placé à l’intérieur une paire de rubis taillés à facettes. Les gemmes, qui valaient une fortune, scintillaient dans la faible lumière et donnaient l’impression de fixer Jay avec une intensité malveillante…
Bon Dieu, fallait quand même être bon pour concocter un scénario où l’on pouvait se faire peur avec ses propres créations…
Jay détourna son regard du crâne, essaya de se calmer mentalement, de se concentrer sur le flux de l’air qui entrait et sortait de ses poumons.
Il soupira. C’était indéniable, l’esprit du moine avait désormais entièrement pris le contrôle du sien. Ses pensées bondissaient d’un sujet à l’autre comme des primates sautant d’arbre en arbre. Devant son œil mental, apparut l’image de son propre ordinateur infecté, et de la colère qu’il en avait éprouvé. Il avait envie de faire mal à quelqu’un. Oh, comme il en avait envie…
Il voulait également surtout arriver à être calme, ne pas se laisser emporter par ses émotions, aussi essayait-il de ne pas divaguer. Et s’il fallait pour cela demeurer assis sur un sol de pierre glacée au milieu de restes humains, à méditer et repousser les attaques d’esprits agités, eh bien, à Dieu vat. Saji pouvait le faire. Il pouvait bien apprendre à le faire lui aussi.
Jay referma les yeux. Il expira par la narine gauche, inhala lentement par la droite. Une fois encore, du mieux qu’il put, il essaya de faire le vide dans son esprit et chercha le aum, le son de tous les sons, le bourdonnement de l’univers entier tel qu’exprimé d’une seule voix.
On disait que dans l’étreinte du aum, toutes choses étaient possibles.
Même retrouver la trace du sale petit pirate qui avait créé ce virus…
Il hocha la tête. Voilà que ça recommençait. Il n’y arriverait donc jamais. Jamais. Peut-être qu’il devrait…
Son alarme prioritaire sonna, l’éjectant brusquement de son scénario méditatif…
QG de la Net Force
Quantico
« Quoi ?
– ON A RETROUVÉ LE NUISIBLE », annonça son lutin pis-teur.
Jay sourit. Il pourrait se livrer à la méditation plus tard. Pour l’heure, il avait un criminel à attraper et un compte bien personnel à régler.