En fait, elle avait rompu les derniers ponts qui la reliaient à son passé, à son enfance, à ses amis. Son frère l’avait exaspérée de conseils, de supplications et son mari lui avait mis le marché en main : «Reste maintenant ou pars à jamais. » Elle avait avoué tout cela à Gilles, en petites phrases syncopées, dans le noir, et il était heureux de ce noir qui l’empêchait de voir ses larmes. Personne ne faisait confiance à Gilles, décidément, dans le Limousin, jusqu’à sa propre sœur, Odile, qui avait pris Nathalie à part, dans une subite audace et lui avait demandé si elle était heureuse comme on demande l’impossible.
«Je n’ai plus rien à faire là-bas », disait Nathalie, et il se demandait souvent si ce n’était pas eux, les solides, les terriens qui avaient raison. En attendant, les jours passaient, avril reverdissait les arbres et ils vivaient comme ils pouvaient. Un matin, Gilles arriva triomphant au journal : il avait écrit un très bon papier la veille sur la Grèce, il l’avait lu à Nathalie que ça avait passionnée, il se sentait sûr de lui. Effectivement, Fairmont trouva ça très bon, Jean aussi et même Garnier, qui depuis sa fameuse bringue l’évitait un peu, le félicita. C’était un article concis, violent et précis, un article comme il leur en faudrait un chaque semaine, déclara Fairmont. Gilles était enchanté et comme ils bouclaient le journal le matin, il invita Jean à déjeuner avec lui. Ils parlèrent politique tout le repas, puis, poussés par la paresse, décidèrent d’aller au cinéma. Ils descendirent en vain les Champs-Elysées, chacun ayant vu le film que l’autre n’avait pas vu.
— Je ne te propose pas d’aller chez moi, dit Jean. C’est le jour de réception de Marthe. Je ne peux pas te faire ça.
— Allons à la maison, dit Gilles. Nathalie rentrera vers 6 heures et demie. D’ailleurs, j’aime mieux te parler encore de cette histoire grecque.
Il se sentait l’esprit vif, abstrait, il était ravi de l’exercer encore deux heures sur Jean, qui, il le savait, savait écouter et renvoyer. Il ouvrit la porte de chez lui, fit asseoir Jean, lui versa un calvados.
— Il y a longtemps que je n’étais pas venu ici, dit Jean en s’asseyant.
Il n’y avait aucun reproche dans sa voix, mais Gilles pensa qu’il avait raison. Il y avait toujours des gens chez lui avant, dans tous les fauteuils. Avant... avant Nathalie. Il grimaça un peu :
— Tu sais...
— Mais je sais, mon vieux, dit Jean. Une passion est une passion. Et c’est ce qui pouvait t’arriver de mieux. Surtout avec quelqu’un comme Nathalie. Il avait l’air parfaitement sincère.
— Oui et non, dit Gilles et il se pencha en avant.
Il se sentait à nouveau l’esprit analyste, subtil, proustien. On ne se sent jamais traître quand on se sent intelligent.
— Vois-tu, quand je l’ai connue, j’étais... tu te rappelles... j’étais écorché vif. Dieu sait pourquoi mais je l’étais. Elle m’a entouré de plumes, mis au chaud, redonné vie. Vraiment. Mais maintenant... Maintenant l’oreiller pèse sur ma figure, il m’étouffe. Voilà. Tout ce que j’aimais en elle, qui me soutenait, son absolutisme, son côté linéaire, son intégrité totale... Tout s’est retourné contre elle.
— Parce que tu es veule et instable, dit Jean affectueusement.
— Si tu veux. Je ne suis peut-être qu’un pauvre salaud. Mais il y a des moments où-où... je donnerais cher pour ne pas être jugé par elle. Et pour être seul, comme avant.
Il aurait dû ajouter, par souci d’exactitude, qu’il était incapable de concevoir la vie sans elle. Mais dans l’élan que lui donnaient la satisfaction d’avoir fait cet article, l’approbation de tous et l’intérêt de Jean, il s’en dispensa.
— Tu pourrais peut-être lui expliquer, dit Jean. Mais il s’arrêta net.
Gilles se retourna, Nathalie était dans la porte qui menait à la chambre à coucher, tranquille. Si, elle avait les yeux plus clairs que d’habitude. Cette porte était-elle fermée quand ils étaient rentrés ?
— Bonsoir, dit Jean.
Il s’était levé. Il était un peu pâle, lui aussi.
— Vous parliez ? dit Nathalie. L’agence était fermée cet après-midi et j’en ai profité pour dormir un peu.
— Je... Tu dormais, dit Gilles désespérément.
— Je viens de me réveiller. J’ai quelques courses à faire, je vous laisse.
— Mais reste, dit Gilles très vite, reste. On parlait de cet article avec Jean, justement, que je t’ai lu hier.
— N’est-ce pas qu’il était bon ? dit-elle à Jean. Non, il faut vraiment que je sorte. Elle leur sourit et disparut.
Ils se rassirent lentement.
— Nom de Dieu ! jura Gilles. Nom de Dieu... Tu crois que...
— Je ne crois pas, dit Jean. Il me semble que la porte était fermée. De toute façon, tu n’as rien dit de grave. Tu as juste dit que par moments, tu en avais marre. Toute femme sait ça.
— Si, c’était grave ! C’était même horriblement grave. Mais tu ne te rends pas compte, cria-t-il. Que je parle de mes relations avec elle, comme ça et avec toi en plus...
— Quoi avec moi, en plus ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Rien, dit Gilles, rien. Ce n’est pas le moment de te vexer.
— Crois-moi, finissons ce calvados et attendons, dit Jean, apaisant. Tu auras une bonne scène, ce soir, au pire, mais tu as l’habitude.
— Non, dit Gilles songeur, non, je n’ai pas l’habitude.
Le temps passait, ne passait pas, il entendait à peine ce que disait Jean, il guettait le pas dans l’escalier. Il y avait une heure qu’elle était sortie, une heure et demie. Elle qui détestait faire des courses. Ce n’était pas vraisemblable. Il téléphona à Garnier à tout hasard, mais il n’avait pas vu Nathalie. A 5 heures, l’évidence le saisit ; elle allait prendre le train, revenir chez elle. Il abandonna Jean, se précipita à la gare, parcourut tout le train, ne la trouva pas. Non, il n’y avait pas de train avant, non, l’avion pour Limoges ne décollait pas ce jour-là. A 6 heures, le train partit sans lui, sans elle. Elle n’y était pas venue. Il refit en sens inverse tout le chemin, hurlant presque de rage dans les embouteillages... Peut-être était-elle à la maison, peut-être n’avait-elle rien entendu ? Il était près de 7 heures quand il ouvrit sa porte. La maison était vide à part un mot de Jean. «Ne t’agite pas trop. Si tu veux, viens dîner à la maison », mais il était fou celui-là !... Il n’avait qu’une chose à faire : attendre, la chose au monde qu’il supportait le moins. Et si elle était chez sa vilaine, sa vieille amie ? Il se jeta sur le téléphone. Mais elle n’était pas là. Il n’en pouvait plus, quand elle rentrerait, il lui donnerait une paire de claques. Elle avait eu bien raison, ce matin-là, le lendemain de sa soûlerie. Mais cela ne ressemblait pas à Nathalie de l’affoler ainsi, délibérément. Elle avait le respect des autres, elle. Il s’assit dans un fauteuil, n’essaya même pas de lire un journal. Il y avait un grand vide bruyant dans sa tête. A minuit, le téléphone sonna.
Le médecin était un petit homme roux avec des mains musclées, couvertes de poils. C’était drôle à quel point les roux avaient toujours du poil sur les mains. Il regardait Gilles de ce regard impersonnel, ni juge ni compatissant qu’il avait souvent vu dans les hôpitaux. On avait trouvé Nathalie à 11 heures et demie. Elle avait loué une chambre dans un hôtel à 4 heures exactement, parlé de fatigue, demandé qu’on la réveille le lendemain à midi, pris ce qu’il fallait de gardénal. C’était un voisin qui, en rentrant vers 11 heures, l’avait entendue râler. Elle avait laissé un mot pour Gilles et on l’avait appelé après les premiers soins. Il n’y avait pas grand-chose à espérer ; le corps s’était révolté bien sûr au dernier moment, le corps s’était plaint mais le cœur ne tiendrait pas.
— Je peux la voir ? dit Gilles. Il tenait mal debout. Tout n’était qu’un stupide cauchemar. Le médecin haussa les épaules :
— Si vous voulez...
Elle était entourée de tubes, à moitié nue, le visage déformé par quelque chose qu’il ignorait. Il regardait battre la veine bleue sur ce cou, il connaissait le battement fou de cette veine dans l’amour, il s’indignait obscurément. Elle n’avait pas pu lui faire ça, lui ôter à jamais ce beau corps vivant si ami du sien, elle n’avait pas pu essayer de lui échapper. Les mèches blondes de Nathalie étaient collées à son front par la sueur, ses mains remuaient sur les draps. Il y avait une infirmière près d’elle qui jeta un coup d’œil interrogateur au médecin.
— Le cœur baisse, docteur.
— Allez-vous-en, mon vieux, je vous rejoins, dit le médecin. On n’a pas besoin de vous.
Gilles sortit, s’appuya au mur. Au bout du couloir, il y avait une fenêtre et c’était la nuit encore, la nuit noire sur cette ville implacable. Il mit la main dans sa poche, trouva un papier, le sortit machinalement. C’était la lettre de Nathalie. Il l’ouvrit et mit un instant à comprendre ce qu’il lisait : «Tu n’y es pour rien, mon chéri. J’ai toujours été un peu exaltée et je n’avais jamais aimé que toi. »
Elle avait signé un grand N, un peu de travers. Il remit la lettre dans sa poche, où avait-il pu mettre ses cigarettes ? Et Nathalie, à côté, Nathalie, où avait-il mis Nathalie ? Le docteur sortit de la chambre. Il était vraiment odieusement roux.
— C’est fini, mon vieux, dit-il. Trop tard. Je suis désolé. Vous voulez la voir ?
Mais déjà Gilles fuyait, courait vers le fond du couloir, se cognant aux murs, Gilles ne voulait pas que ce rouquin le vît pleurer. Il dégringolait l’escalier à présent, dans cet hôpital anonyme, il entendait à peine ce que criait le docteur. A la dernière marche, il s’arrêta, le cœur battant :
— Et pour les papiers, disait la voix, là-haut, très loin, pour les papiers ?... Elle n’avait que vous ?
Il hésita un instant, avant de répondre ce qu’il savait être la vérité :
— Oui.