Chapitre VI

Il rumina sa rancune toute la journée. Finalement, avec cette femme, il avait toujours un rôle d’idiot. Il ne comprenait rien au théâtre, pas grand-chose à la littérature, rien au bon goût et quand par hasard il faisait le jobard sur ce qu’il croyait être son propre terrain, elle le doublait en cachette. Elle avait dû bien rire de le voir faire la cour à la pauvre Éloïse, cette Éloïse que son riche amant, pas fou, était prêt à quitter à la seconde même, pour elle, Nathalie. Car elle avait quelque chose, derrière sa bonne tenue implacable, quelque chose de parfaitement femelle que cet Américain, à travers son alcool, avait parfaitement senti. Quand Gilles était rentré dans leur chambre, ce matin, tenant le bouquet avec une tête parfaite d’abruti, elle avait éclaté de rire avant de lui expliquer les choses. Et il était resté un moment sur le lit, à marmonner «ça alors, ça alors » jusqu’à l’instant où elle lui avait enlevé le bouquet des mains en riant et s’était levée pour l’embrasser.

— Mais que lui as-tu dit ?

— Qu’il était très aimable mais que je tenais à quelqu’un d’autre. J’ai oublié de te montrer du doigt, ajouta-t-elle nonchalamment.

— Il a un certain toupet, dit Gilles, essayant de rire.

Mais il était vexé. Il n’aurait jamais le beau rôle avec elle, voilà tout. Bien sûr, elle l’aimait, mais elle était fondamentalement plus forte que lui. Il pensa une seconde que c’était sans doute cela qui l’avait sauvé, lui, trois mois plus tôt, mais en même temps, il cherchait un moyen de lui prouver le contraire. En y réfléchissant, c’était elle qui dès le début de leur liaison avait pris toutes les initiatives. La seule chose qu’il avait faite avait été d’accélérer leur départ. C’était elle qui l’avait choisi, séduit et amené à vivre avec elle. Et c’est elle qui dicterait complètement leur mode de vie dans quelque temps, s’il la laissait faire. Témoin, la soirée d’hier. Bien sûr, c’était la première fois en deux mois qu’elle lui imposait une corvée mais il fallait bien un début à tout. D’homme vexé, il se transformait en homme enchaîné. Il travailla mal, fut d’une humeur exécrable et décida d’aller voir Gilda. Il n’était même pas passé lui dire bonjour depuis son retour, ce n’était pas gentil et de plus Gilda avait deux qualités énormes : d’abord, elle était toujours du côté des hommes, ensuite elle savait se taire. A 6 heures, il était chez elle et il se souvint, dès l’entrée, de la soirée affreuse qu’il avait passée là, un soir de printemps, à attendre une femme à qui, finalement, il n’avait pas ouvert. C’était «avant Nathalie », il s’en rendit compte et un instant il faillit se taire. Nathalie était son secret, sa femme, il ne devait parler d’elle à personne, c’était infâme et c’était sans doute une des rares choses qu’elle ne lui pardonnerait jamais. Mais déjà il était assis dans le grand fauteuil rouge, un verre glacé entre les mains, et en face de lui cette femme amicale et curieuse, la vieille complice de ses folies passées. Il se sentait rajeunir. Après tout, une histoire d’amour, c’était une histoire d’amour.

— Alors ? dit Gilda. Tu as bonne mine, mon petit loup. Il paraît que tu es très heureux ?

— Très, dit-il mollement.

Elle était toujours renseignée.

— Alors que fais-tu là ? (Elle se mit à rire.) Quand les hommes viennent me voir, c’est pour faire l’amour ou pour se plaindre. Tu n’as pas l’air spécialement passionné. Alors ?

— C’est compliqué, commença-t-il...

Il parla. Il parlait, il changeait un peu les faits, à son avantage, et se détestait de le faire. Il était parfaitement déprimé en finissant. Elle l’avait écouté sans mot dire, les yeux plissés, fumant cigarette sur cigarette, avec ce qu’il appelait en lui-même sa tête de chiromancienne. Elle se leva quand il se fut tu, fit trois pas dans la pièce, en bougeant légèrement les hanches, et revint s’asseoir, le fixa. Finalement elle était assez ridicule et il se demanda ce qu’il faisait là. Elle surprit l’éclair de malice dans son regard et s’énerva :

— Si je comprends bien, une femme t’a mis le grappin dessus et tu n’arrives pas à t’en sortir ?

Une vague de fureur saisit Gilles :

— Ce n’est pas ça, dit-il. J’ai oublié le principal. Je ne t’ai pas dit le principal.

Le principal, c’était la chaleur de Nathalie, le creux de son cou lorsqu’il s’endormait, sa tendresse incessante, sa parfaite loyauté, la confiance éperdue qu’il avait en elle. Tout ce que cette demi-putain de luxe avec ses perversions à la noix ne pouvait plus savoir. Mais alors que faisait-il donc là ?

— C’est quoi, le principal ? Tu l’as dans la peau, quoi ?

Il s’était levé déjà, il balbutiait, de colère ou de honte, il ne savait plus.

— Je me suis mal expliqué, dit-il péniblement. Oublie tout ça. Excuse-moi.

— Quand elle sera repartie vers son juge de paix, tu reviendras me voir, dit-elle. Je suis toujours là, tu sais.

«Oui, pensa-t-il avec haine, tu es toujours là. Tu seras toujours là pour les lâchetés, les saloperies, les envies de tes hommes. Tu es de ce genre de femmes qui sont censées vous faire tout oublier de la vie à force de vous mettre le nez dedans. »

Il était à la porte déjà, il se retourna :

— Ce n’est pas elle qui a mis le grappin sur moi, comme tu dis, c’est moi qui me suis accroché à elle.

— Alors il fallait me faire un autre récit, dit-elle en riant, et elle referma la porte.

Il tremblait de colère dans l’escalier mais il ne savait pas bien contre qui. Il traversa Paris à toute vitesse, se rangea n’importe où, grimpa l’escalier en courant. Mais derrière la porte, il entendit le rire de Nathalie et une voix d’homme. Il respira profondément. Si c’était l’Américain, il lui casserait la figure, ça leur ferait le plus grand bien, à lui, à l’Américain, à tous les deux. Au lieu de prendre sa clef, il sonna, trouvant quelque chose d’élégant à cet acte. Mais le rire de Nathalie durait quand elle lui ouvrit la porte.

— Devine qui est là, dit-elle.

Son frère était debout à l’entrée du living-room, il souriait. L’expression de Gilles devait être bizarre car Nathalie questionna :

— Mais qui croyais-tu que c’était ?

— Je ne sais pas, dit-il. Bonjour Pierre.

— Tu croyais que c’était Walter ?

— Walter ?

— L’Américain d’hier soir. J’en parlais justement à Pierre et...

Et elle tomba dans un fauteuil, pleurant de rire. Son frère était près d’elle, il riait aussi et une sorte de bonheur gagnait Gilles. Ils étaient là comme deux enfants, puérils et honnêtes, ils étaient charmants à voir et rassurants. Des gens normaux, il existait encore des gens normaux. Il se laissa tomber dans un fauteuil, épuisé et content. Il était chez lui, en famille, après une journée d’imbécile due à son caractère d’imbécile.

— Depuis quand êtes-vous là ?

— Ce matin. J’avais deux jours libres et envie de voir Nathalie. Ses lettres ne me suffisaient pas.

Elle écrivait souvent à son frère ? Entre deux musées ? Que faisait-elle de ses journées, en somme ? Il lui racontait tout des siennes, en rentrant, ils discutaient politique comme des fous, et du journal et des amis, jamais de sa vie quotidienne à elle. Elle ne lui avait jamais parlé de rien, au fond, de rien de sa vie, sauf de son amour pour lui. Que pouvait-elle bien écrire à son frère : «Je suis heureuse... je m’ennuie... Gilles est gentil... Gilles n’est pas gentil... »? Il jeta un coup d’œil à Pierre, essayant de voir un reflet de ces lettres dans son expression, mais il ne vit rien. Une curiosité affectueuse, sans plus. Non, elle devait être aussi secrète avec l’un qu’avec l’autre. Il pensa à cette heure passée chez Gilda et la honte l’envahit.

— Vous n’avez rien à boire ? dit-il précipitamment. Nathalie est une maîtresse de maison déplorable.

— Nathalie s’est toujours considérée invitée partout, dit Pierre. Elle n’y peut rien.

Il souriait. Nathalie cinglait vers le Frigidaire et ils restèrent seuls, quelques instants.

— Ma sœur a l’air heureuse, dit Pierre.

Il parlait tranquillement mais il y avait toujours cette même note de menace dans sa voix. La même qu’à Limoges, ce fameux soir. Ce côté «frère noble » agaça un peu Gilles.

— Je l’espère, dit-il.

— Je serais bien content de m’être trompé, reprit l’autre paisiblement. En tout cas, Limoges est sinistre sans elle.

— J’en suis désolé, dit Gilles. Mais Paris le serait aussi pour moi.

— C’est le principal. En fait, c’est tout ce que je voulais savoir.

— Elle ne vous a pas écrit ? Pierre se mit à rire :

— Nathalie ne parle jamais de ses sentiments. Vous devriez le savoir.

Elle rentrait avec un plateau, l’air empêtré et Pierre se leva d’un bond, l’en débarrassa. Oui, elle avait dû être protégée toute sa vie, aimée toute la vie et elle devait avoir peur souvent avec lui et ses nervosités d’enfant gâté. Il y avait entre elle et son frère une sorte de réciprocité, de gratitude mutuelle, le souvenir de mille bontés données et reçues, de mille gratuités et Gilles souhaita soudainement avoir déjà connu cela aussi dans sa vie. Mais il ne se rappelait avec sa sœur que de rapports un peu niais et unilatéraux, et avec les femmes en général que de sourds et tristes combats, parsemés d’instants de bonheur, mais toujours clos par des victoires au goût de défaite ou des défaites tout court. Il était las, il avait trop bu la veille, il ne s’aimait pas.

— Pourquoi ne dîneriez-vous pas tous les deux ? dit-il. Vous seriez plus tranquilles. Et moi, je me coucherai tôt. Je suis fourbu, j’ai trop bu hier soir.

Il s’attendait à des protestations mais Nathalie eut l’air enchanté :

— Ça ne t’ennuie pas ? Je n’ai pas vu Pierre depuis si longtemps...

— Vraiment ? dit Pierre.

«Pauvre Nathalie, pensait Gilles, tu n’as vu personne de convenable depuis si longtemps. Au fait qui as-tu vu ? Nicolas qui est perdu à jamais, Jean qui est jaloux de toi, ta malheureuse amie qui doit être amère, et entre 8 heures du soir et le matin, le triste sire que je suis et que tu as la folie d’aimer. » Il secoua la tête :

— Non, vraiment. Allez dîner sans moi. Si je ne dors pas, je prendrai un tilleul avec vous à votre retour.

Quand ils furent partis, il alluma la télévision, l’éteignit très vite, avala un morceau de jambon debout près du Frigidaire et se mit au lit. Il avait un excellent policier à lire, une grande bouteille d’Évian près de lui, des cigarettes, et un très beau concert à la radio. La solitude avait bien ses charmes de temps en temps. Au fond il avait toujours été un solitaire, un bon vieux loup solitaire et c’est en ronronnant un peu sur cette image de lui-même qu’il s’endormit, en pleine lumière.