Chapitre VII

Le temps passant, Nathalie décida de travailler. Elle déclara à Gilles qu’elle avait trouvé une place très agréable dans une agence de voyages, qu’elle serait plutôt bien payée et que ça leur permettrait de faire face à des fins de mois qui étaient souvent difficiles. Il commença par rire, mi-agacé qu’elle se fût débrouillée sans lui, mi-amusé à l’idée de Nathalie derrière un bureau.

— Aurais-tu épuisé les musées ? Qu’est-ce qui te prend ?

— Je n’ai rien à faire de la journée, dit-elle, c’est débilitant.

— Et que faisais-tu à Limoges ?

— A Limoges, j’avais mes œuvres, dit-elle calmement.

Il éclata de rire. Cette femme était folle.

— Je sais que ça a l’air stupide, dit-elle, mais tu sais, je rendais service à beaucoup de gens...

— Quand même, dit-il, toi, en dame d’œuvres... tu passais tous tes après-midi dans mon lit.

— C’était l’été, dit-elle. C’est en hiver que c’est très dur pour les gens pauvres. Il la regardait, sidéré :

— Si je comprends bien, si j’étais venu chez ma sœur en hiver, je ne t’aurais pas connue ? Elle hésita, rougit :

— Si, dit-elle. Mais ce n’est pas la question. Cette agence est très agréable, le directeur est charmant, c’est un ami de Pierre. Et puis c’est amusant de préparer des voyages pour les gens. Je les enverrai au Pérou, aux Indes, à New York.

— Si tu fais ça pour des raisons matérielles, c’est idiot, dit-il. Il suffit que l’on fasse un peu attention.

Il était évident que c’était plutôt lui qui claquait l’argent, il ne savait pas comment d’ailleurs. Entre les amis, les bars, les taxis, l’argent lui filait entre les doigts. Et si Nathalie pouvait sortir, et s’habiller, elle le devait plus aux cent mille francs mensuels qu’elle recevait du Limousin, grâce à une vieille rente de famille, qu’à Gilles. De plus, il lui avait acheté pour Noël un ravissant bijou ancien qu’il n’en finissait pas de payer. Non, cette idée n’était pas mauvaise mais elle irritait Gilles sans raison précise.

— Ce n’est pas pour des raisons matérielles, dit-elle, c’est que ça m’amuse. Mais si tu ne veux pas, je dis non.

— Tu fais comme tu veux, dit-il. A propos de voyages, quand revient le fleuriste ?

Le nommé Walter en effet s’obstinait. Il inondait Nathalie de rosés  – d’où le surnom que lui donnait Gilles  – et de lettres tendres. Il avait dû partir en voyage et envoyait des cartes postales paisibles d’un peu partout, avec la tranquillité de l’homme décidé à attendre, serait-ce trente ans, ce qui amusait Gilles ou l’exaspérait selon les jours. Nathalie, elle, était attendrie et ne s’en cachait nullement, à son habitude, ce qui était rassurant, bien sûr, mais les empêchait d’en rire ensemble. Elle avait déclaré en effet que toute passion, quelle qu’elle fût, n’avait rien de risible. Elle avait même à ce sujet de longues conversations avec Garnier, que Gilles lui avait présenté un jour, lequel attendait toujours la sortie de prison de son petit jeune homme. Garnier d’ailleurs se déchargeait de plus en plus de son travail sur les épaules de Gilles et souvent, rentrant chez lui, il les trouvait au coin du feu bavardant avec passion. Nathalie avait quand même de drôles de goûts. Entre l’impuissant Nicolas et le pédéraste Garnier, elle redoublait de vivacité, de gaieté alors que la compagnie de Jean, pourtant intelligent, lui pesait visiblement. «Tu ne comprends pas, disait-elle quand il lui en parlait, c’est quelque chose en eux de parfaitement innocent que j’aime. » Et il haussait les épaules, les jugeant plutôt ennuyeux mais les préférant, comme compagnie pour elle, au fleuriste américain.

Nathalie commença donc à travailler et souvent, le soir, elle passait chercher Gilles au journal. Le monde était de plus en plus fou, les discussions entre les responsables du journal de plus en plus violentes et il arrivait à Nathalie de passer une heure ou deux dans le bar en bas à attendre Gilles. Elle ne le lui reprochait jamais, bien sûr, elle le plaignait même, mais la pensée qu’elle était en bas, s’ennuyant forcément, tourmentait Gilles. Ils finirent par décider de se retrouver toujours «à la maison », directement. C’est ainsi qu’un soir, il ne rentra pas.

Il avait passé une journée épouvantable. Le nommé Thomas, l’affreux Thomas, avait dépassé les bornes de l’odieux. Fairmont avait convoqué Gilles pour lui faire des reproches : il semblait que ses articles soient un peu trop «classiques », dénués de ce sensationnel qui plaisait «au lecteur ». Gilles ne connaissait pas ce fameux lecteur dont on lui rebattait les oreilles, cette sorte de soldat inconnu veillant sur la bêtise, mais s’il l’avait tenu, il lui aurait passé une belle correction.

– «Le lecteur », disait Fairmont, doit être mis au courant objectivement bien sûr mais le lecteur doit se passionner, s’exciter même sur un sujet.

— Vous ne trouvez pas les faits suffisamment excitants ? disait Gilles ironique. Des guerres partout, des...

— Ce n’est excitant pour le lecteur que s’il se sent directement concerné.

— Mais il l’est, disait Gilles exaspéré. Voulez-vous que je leur donne l’adresse d’un bureau de recrutement pour le Viêtnam ? Les chiffres ne vous semblent pas suffisamment éloquents ?

Bref, Gilles était sorti de là fou furieux, contraint de récrire complètement son article et il était 6 heures du soir. Il était tombé sur Garnier, l’avait chargé d’aller prévenir Nathalie et si possible de l’emmener dîner, ce qui avait semblé ravir Garnier et il était resté seul dans son bureau, devant sa machine à écrire, beaucoup plus préoccupé des répliques à retardement qu’il inventait pour Fairmont que de cet article. Le journal était désert à présent et il marchait de long en large, parfaitement écœuré par sa propre prose. Il passa dans le bureau de Jean, dénicha la bouteille de scotch et s’en versa un grand verre, en vain. Il en avait assez de ce journal, il n’arriverait jamais à rien, il croupirait là jusqu’à la fin de ses jours, morigéné par un Fairmont de plus en plus gâteux. Il vieillirait, Nathalie se transformerait en dame de province, ils se marieraient peut-être et ils auraient peut-être des enfants, ils s’achèteraient une voiture et une fermette aménagée avec la télévision. Et encore, ils auraient bien de la chance d’en arriver là. C’était effrayant. Lui, Gilles, capable de tous les excès, désireux de tous les voyages, lui, Gilles le Jeune, était en train de perdre sa vie entre un patron et une maîtresse qui le jugeaient tous les deux. Eh bien, il ne voulait plus être jugé, ni pardonné ni même inclus dans n’importe quel système, qu’il soit professionnel ou sentimental. Il voulait être seul et libre, comme avant. Comme le jeune chien qu’il avait été. Il buvait directement à la bouteille, maintenant, il savourait sa rage. Ah, il était censé corriger ses pages comme un bon écolier en retenue, ah, il était censé rentrer chez lui retrouver sa fidèle et loyale maîtresse, eh bien, ils allaient voir. Il prit son imperméable et sortit, laissant tout allumé. Le fabuleux lecteur payerait la note.

Il se réveilla à midi, dans un lit inconnu ou plutôt trop connu, un lit de maison de passe. Une grosse fille brune ronflait à côté de lui. Il revit confusément des boîtes de nuit à Montmartre, une bagarre, la tête d’un flic ; Dieu merci, il avait fait ses imbécillités sur la rive droite. Il n’avait même pas mal à la tête, il était mort de soif. Il se leva, but un litre d’eau au lavabo émaillé qui ornait gracieusement la chambre. Puis il alla à la fenêtre : elle donnait sur une petite rue inconnue. Il gémit un peu intérieurement. Qu’avait-il bien pu faire ? Il secoua la fille qui grogna, se réveilla un peu, le regardant à peu près aussi étonnée que lui-même. Elle était vraiment vilaine.

— Eh bien, toi, dit-elle... Qu’est-ce que tu tenais.

— Où est-on ?

— Près des boulevards. Tu me dois cinq mille balles, coco.

— Qu’est-ce que j’ai fait ?

— Je n’en sais rien. Tu m’es tombé dans les bras, vers 5 heures et demie. Je t’ai couché et bonsoir. Avant, je ne sais pas.

Il s’habillait très vite. Il posa le billet sur le lit de la fille, se dirigea vers la porte :

— Au revoir, mon vieux, dit-elle.

— Au revoir.

Il faisait grand soleil et il était boulevard des Italiens. Nathalie, Nathalie, où était Nathalie à cette heure-ci ? Elle était peut-être encore à son agence, non, elle devait déjeuner à côté, comme d’habitude. Il prit un taxi, la tête vide. Il fallait qu’il la voie, c’était tout. Mais l’agence était fermée et elle n’était pas au restaurant à côté. Il s’affolait. Il avait gardé le taxi et il lui donna son adresse, à tout hasard. Il ouvrit la porte sans bruit, s’immobilisa dans l’entrée : Nathalie était assise dans un fauteuil, l’air tranquille. Il avait l’impression de répéter une scène très vieille et très bête : le retour du vilain mari après une nuit de débauche.

— Je me suis saoulé, dit-il.

Elle ne répondit pas. Il vit les cernes sous ses yeux. Quel âge avait-elle, au juste ? Elle avait une petite robe noire, son bijou, elle avait dû passer la nuit là, sans bouger.

— Je suis passé à l’agence, continua-t-il. Tu n’y as pas été. Je... je suis désolé, Nathalie. Tu t’es inquiétée ?

Il ne disait que des âneries mais, vraiment, il n’y avait que ça à dire. Il était plutôt soulagé. A présent il se rendait compte qu’il n’avait eu qu’une peur dans ce taxi, tout le temps : ne plus la retrouver. Mais elle était là. Et même, elle souriait presque :

— Inquiétée ? dit-elle. Pourquoi ?

Il s’approcha d’elle et alors elle se leva, le regarda en face, d’un œil curieux, intrigué presque. Puis elle le gifla violemment, deux fois. Après quoi, elle se dirigea vers la cuisine.

— Je vais faire du café, dit-elle d’une voix calme.

Gilles ne bougeait pas. Il n’éprouvait strictement rien, mais il avait mal aux joues : elle avait tapé rudement fort. Finalement il se dirigea vers la cuisine, s’accouda à la porte. Elle regardait l’eau bouillir avec un intérêt énorme.

— Garnier est resté jusqu’à 3 heures, dit-elle toujours placidement. Il a téléphoné au journal, puis au Club. Tu n’y étais pas. Alors il a téléphoné à Jean qui nous a dit que tu avais l’habitude de ce genre de choses. Il semblait trouver ça assez drôle, ce qui nous a rassurés.

Il y avait une ironie affreuse dans sa voix.

— Comme il ne savait pas que j’avais l’écouteur, il a même dit à Garnier de me conseiller de m’y habituer. Que j’en aurais besoin.

— Arrête, dit Gilles.

— Je t’explique en deux minutes une nuit de douze heures, ce n’est pas excessif.

— Tout le monde peut s’enivrer une fois ou l’autre.

— Et tout le monde peut téléphoner pour dire : «Je m’enivre, dors tranquille. » Mais j’imagine que ça aurait gâché ton plaisir.

«En plus, c’est vrai, pensa Gilles. C’est l’idée de ma culpabilité qui me relançait dans cette nuit. »

— Voilà du café, dit-elle. Tu as eu tout ce qu’il te fallait : une nuit de stupidités, une scène de ta maîtresse, une paire de claques, une tasse de café ? Ton portrait-robot est complet ? Bon, je vais à l’agence.

Elle prit son manteau au vol et sortit. Il resta interdit un moment, but son café, ouvrit le journal. Mais il ne lisait pas. Ce n’était ni de la jalousie ni de la colère qu’il avait provoquées chez elle. C’était de l’inquiétude d’abord et du mépris.

Le téléphone sonna et il bondit vers l’appareil. Peut-être s’en voulait-elle de sa dureté ?

— Alors, mon vieux, dit la voix de Jean, on recommence ses bêtises ?

— Oui, dit Gilles.

— Tu es seul ?

— Oui.

La voix de Jean était gaie, complice. Mais quelque chose en Gilles hésitait à basculer vers cette voix, et ce qu’elle impliquait.

— Comment s’est passé le retour ? Mal ?

— Deux claques, dit Gilles et quand Jean se mit à rire, il comprit qu’il avait effectivement basculé.