Chapitre II

C’est curieux comme les situations «tranchées » – par l’autre  – deviennent confortables pour soi. Dès que Nathalie eut pris la décision de quitter son mari, il n’y eut plus pour Gilles la moindre gêne vis-à-vis de François ; elle allait quitter cet autre homme pour lui et il ne s’y sentait presque pour rien. Dès l’instant qu’elle avait formulé cette idée, qu’elle avait prononcé ces mots, ce n’était plus un choix qui se faisait mais une fatalité qui s’accomplissait. Il ne pensait pas une seconde qu’elle puisse changer d’avis : comme tous les menteurs originels, il était parfaitement crédule. De plus, il n’avait pas l’impression de voler quoi que ce soit à François : les cris d’amour, les voluptés de Nathalie étaient trop évidemment à lui, trop entièrement dépendants de lui pour que quiconque, la connaissant, puisse encore les espérer pour soi. Ce qu’il volait à François, ce n’était pas la femme-Nathalie, mais «l’être »— Nathalie, l’absolue, l’implacable dont il devait admettre que cet homme s’était fort bien occupé des années durant. Si bien qu’il la lui livrait à présent, à la fois maîtresse et mère, sévère et folle, tout ce dont lui, Gilles, avait très précisément besoin. C’était cynique, bien sûr, mais le bonheur rend cynique. Et Gilles était heureux.

D’abord, il y avait tous les après-midi d’été dans sa chambre, ou plus exactement dans la chambre du grenier, plus isolée, l’ancienne chambre de domestique, que Gilles avait rouverte et installée tant bien que mal. Un escalier y montait directement de l’arrière de la maison, ménageant ainsi, non pas la pudeur de Nathalie qui s’en moquait, mais celle d’Odile que des principes confus agitaient encore. C’était une grande chambre presque vide, poussiéreuse où trônaient le lit et un fauteuil en pitchpin rouge sur lequel Nathalie jetait ses robes. Gilles y montait vers 3 heures, fermait les volets, se couchait, ouvrait un livre, attendait. Très vite, Nathalie arrivait, se déshabillait, se glissait dans le lit, parfois sans un mot comme une sauvage, parfois lentement, indolemment, en lui racontant d’une manière cocasse des déjeuners mortels d’ennui. Il ne savait pas ce qu’il préférait mais ils finissaient toujours par s’aimer et la chaleur était telle sous ce toit qu’ils se séparaient ruisselants de sueur, huilés, ne sachant plus qui était soi, qui était l’autre, épuisés et jamais rassasiés. Il essuyait le corps inerte de Nathalie avec le drap chiffonné, il la bouchonnait en la traitant de petit cheval, elle le laissait faire, les yeux fermés, et il entendait son cœur battre trop vite encore sous sa main. Elle émergeait du plaisir très lentement, comme d’un coma, et il se moquait d’elle pour cela, avec beaucoup d’orgueil. Enfin la vie revenait en elle, elle entendait autre chose que les pulsations de son propre sang, elle pouvait ouvrir les yeux sans que la lumière, pourtant très faible, de la pièce ne les blesse et elle tournait la tête vers lui, qui fumait déjà, avec une sorte de gratitude épouvantée.

Ils parlaient. Peu à peu il apprenait tout d’elle. Son enfance à Tours, ses études à Paris, son premier amant, sa rencontre avec François, son mariage. C’était une vie simple et compliquée à la fois : simple parce qu’elle n’avait rien que de très ordinaire, compliquée parce que Nathalie avait parfois une façon de se taire ou de prononcer un adjectif, ou même de remplacer une proposition par une autre, qui rendait cette vie quiète, et somme toute heureuse, presque déchirante. S’il disait : «Tu étais contente de venir à Paris pour ta licence ?», elle répondait : «Tu es fou... jusque-là je n’avais jamais quitté mon frère. » Et il devait superposer à l’image classique de la jeune provinciale éblouie par Paris et les garçons celle d’une petite fille pleurant son frère dans une ville étrangère. S’il lui demandait comment elle avait jugé François, la première fois, elle répondait : «J’ai tout de suite pensé qu’il était honnête » et il était impossible de lui arracher un mot de plus. Quant à ses amants  – il semblait qu’il y en ait eu trois avant François et un après  – elle reconnaissait paisiblement qu’elle avait eu beaucoup de plaisir avec eux. Il avait demandé un jour, stupidement, «autant qu’avec moi ?», et s’était attiré un «naturellement » qui l’avait mis hors de lui.

En vain. Elle n’avait jamais aimé quelqu’un comme lui mais elle avait pris du plaisir avec d’autres, il ne l’en ferait pas démordre. Cette honnêteté le séduisait et l’énervait tour à tour mais aucune de ses ruses, même dans les moments les plus passionnés, ne pouvait l’en détourner. Elle le regardait préparer ses pièges, les tendre, puis les démolissait d’un mot en riant. Et il riait avec elle. Il n’avait jamais vraiment ri de lui-même avec une femme ; il ne s’était livré à cette délicieuse occupation qu’avec Jean ou des hommes, par un faux principe viril. Et la possibilité de quitter enfin cette vanité-là l’attachait plus à elle qu’il ne le savait lui-même.

Vers 6 heures, ils descendaient sur la terrasse, retrouvaient Florent et Odile installés sur des chaises longues et l’on buvait un porto-flip en parlant du temps. Odile ne rougissait plus à tout propos, Florent faisait même le joli cœur, ce qui amusait Gilles prodigieusement. Écarquillant ses grands yeux bleus il offrait à Nathalie, avec mille grâces, des cigarettes infâmes, à bout doré, qu’il se prétendait le seul à pouvoir trouver dans la région. Nathalie les fumait stoïquement sous l’œil sarcastique de Gilles, buvait son porto-flip, disait «il va falloir que je parte » d’une voix triste et tout le monde protestait. Les journées devenaient très longues, la fraîcheur du soir ne venait pas avant 7 heures, les ombres des arbres, sur la terrasse, s’allongeaient encore. Par moments Gilles se sentait en pleine comédie 1900 : ce guéridon, ces boissons douces, ce notaire bavard... puis Nathalie renversait la tête en arrière et il revivait un moment voluptueux de l’après-midi et il fermait les yeux une seconde. Cette comédie, si c’en était une, il la voulait plus que tout.