Chapitre II

Il travaillait à la rubrique des Affaires étrangères et il avait passé toute la matinée au journal. Le monde était plein d’événements sanglants, absurdes qui éveillaient chez ses confrères une horreur satisfaite qui l’exaspérait. Jadis, trois mois avant, il aurait aimé s’exclamer avec eux, s’indigner mais là, il ne pouvait pas. Il se sentait même légèrement vexé qu’on essayât ainsi, au Moyen-Orient, aux U.S.A. ou ailleurs de le distraire de son vrai drame : lui.

La terre bougeait dans le chaos, et qui aurait eu l’envie, ou le temps, de se pencher sur ses petits problèmes ? Et pourtant combien d’heures avait-il passées lui-même à écouter des discours désespérés, des aveux d’échec, combien de faux sauvetages n’avait-il effectués ? Non. Les gens marchaient autour de lui, les yeux brillants d’excitation et il était seul, aussi dépourvu de conviction tout à coup qu’un chien égaré, aussi égoïste que certains vieillards, aussi nul. Il décida brusquement d’aller voir Jean, à l’étage au-dessus, et de lui parler. Jean était le seul homme assez détaché, assez sensible aussi à une certaine proximité du malheur, qu’il connût à ce moment-là.

A trente-cinq ans, il était encore beau. Cet «encore » tenait au fait qu’il avait été d’une rare beauté à vingt ans, beauté dont il n’avait jamais eu conscience d’ailleurs mais dont il s’était joyeusement servi et qui avait indistinctement fait envie longtemps aux femmes comme aux hommes  – ces derniers en vain. Quinze ans plus tard, il était plus maigre, plus mâle, mais avec quelque chose encore dans sa démarche, ses gestes, de l’adolescent triomphant qu’il avait été. Et Jean qui l’avait follement aimé, en ce temps-là, sans le lui dire et sans d’ailleurs se le dire à lui-même, eut un petit choc au cœur en le voyant entrer. Cette maigreur, ces yeux bleus, ces cheveux noirs un peu longs, cette nervosité... Il devenait d’ailleurs de plus en plus nerveux, il fallait que lui, Jean, s’en occupe. Mais il ne pouvait s’y résoudre : Gilles avait été si longtemps pour lui le symbole du bonheur, de l’insouciance, qu’il répugnait à lui parler, comme on répugne à s’attaquer à une image. Et si l’image s’effritait... si lui, Jean, depuis toujours rond, chauve et déchiré par la vie, découvrait qu’il n’y a pas d’homme «forcément » heureux ? Il n’en était plus à une illusion perdue mais celle-ci lui paraissait par sa naïveté même une des plus dures à perdre. Il poussa une chaise vers Gilles qui s’assit précautionneusement car la pièce était littéralement pleine de dossiers en vrac, sur les bureaux, par terre, sur la cheminée et il lui tendit une cigarette. La fenêtre ouvrait sur une vue de toits gris, bleus, un univers de gouttières, d’antennes de télévision qui avait longtemps ravi Gilles. Mais il ne les regarda pas.

— Alors ? dit Jean. C’est bien, tout ça, hein ?

— Tu parles de l’assassinat ? Oui, on peut dire que c’est du joli.

Puis il se tut, baissa les yeux. Une minute passa et Jean, dans un dernier effort, rangea quelques dossiers en sifflotant comme si un silence d’une minute eût été normal entre eux. Enfin, il se résigna ; une grande bonté montait en lui : il se rappelait la chaleur de Gilles, sa gentillesse, son attention quand sa propre femme l’avait quitté, il se trouvait brusquement affreusement égoïste. Cela faisait deux mois qu’il sentait Gilles malheureux, deux mois qu’il évitait de lui en parler. C’était beaucoup trop pour un ami. Néanmoins puisque Gilles lui laissait, ou plutôt lui imposait l’attaque, il ne put se retenir d’organiser une légère mise en scène. On en est tous là après trente ans : tout événement, qu’il soit d’ordre mondial ou affectif, exige presque un certain sens du théâtre pour qu’on puisse en profiter vraiment ou en être vraiment atteint. Donc Jean écrasa sa cigarette à demi consumée dans le cendrier, s’assit et croisa les mains. Il fixa Gilles une seconde, toussa et dit sobrement :

— Alors ?

— Alors quoi ? dit Gilles. Finalement, il avait envie de partir tout en sachant qu’il ne partirait pas, qu’il avait tout fait pour acculer Jean à son questionnaire. Et pire, il en ressentait déjà un soulagement.

— Alors, ça ne va pas, n’est-ce pas ?

— Non.

— Depuis un mois ou deux, hein ?

— Trois.

Jean avait donné ce délai un peu au hasard pour montrer à Gilles qu’il lui prêtait attention et que s’il ne lui en avait pas parlé plus tôt ce n’était que par pudeur. Mais Gilles pensa aussitôt : «Voilà, il fait le perspicace, le malin, et en plus il se trompe d’un mois. » Il reprit :

— Cela fait trois mois que je... que je vis mal.

— Raisons précises ? demanda Jean en rallumant une cigarette d’un geste bref.

Un instant Gilles le haït : qu’il quitte ce ton d’officier de police, ce ton de type expert qui ne s’attendrit pas, qu’il cesse cette comédie. Mais à la fois il fallait qu’il parle, un courant tiède, facile, irrésistible le traînait vers les confidences.

— Aucune.

— C’est plus grave, dit Jean.

— Ça peut dépendre, dit Gilles.

L’agressivité de sa voix arracha Jean à son rôle de psychiatre. Il se leva, fit le tour de la table et mit la main sur l’épaule de Gilles en marmonnant «mon pauvre vieux, va », ce qui, comble de l’horreur, fit monter des larmes aux yeux de Gilles. Décidément, il n’en pouvait plus. Il tendit la main vers le bureau, attrapa un crayon Bic et se mit à faire rentrer et sortir la mine avec le plus grand intérêt.

— Qu’est-ce qui ne va pas, mon petit ? demanda Jean. Tu es sûr que tu n’es pas malade ?

— Rien. Je n’ai rien. Je n’ai plus envie de rien, c’est tout. C’est une maladie à la mode, non ?

Il tenta un bref ricanement. En fait, que ce fût aussi fréquent et pratiquement homologué parmi les médecins de tous bords ne le rassurait pas. Cela l’eût plutôt vexé. Il aurait pu au moins, faute de mieux, se sentir un cas.

— Voilà, reprit-il avec effort. Je n’ai plus envie de travailler, je n’ai plus envie de faire l’amour, je n’ai plus envie de bouger. Ma seule envie, c’est de passer mes journées, seul dans mon lit, les draps sur ma tête. Je...

— Tu as essayé ?

— Bien sûr. Mais pas longtemps. J’avais envie de me tuer, le soir à neuf heures. Le lit me semblait sale, ma propre odeur m’exaspérait et je détestais ma marque de cigarettes. Tu trouves ça normal ?

Jean grogna, plus choqué par ces détails de misère mentale qu’il ne l’eût été par des détails obscènes et fit un dernier effort vers une explication logique :

— Et Eloïse ?

— Eloïse ? Elle me supporte. Elle n’a jamais eu grand-chose à me dire, tu sais. Elle m’aime bien. De plus, je suis impuissant. Pas seulement avec elle, non, en général. Enfin, presque. De toute façon, même si j’y arrive, ça m’ennuie. Alors...

— Ça, ce n’est pas grave, dit Jean. Ça s’arrange.

Il essayait de rire, de ramener l’affaire à une histoire de petit coq blessé dans son amour-propre.

— Tu devrais voir un bon médecin, prendre des vitamines, de l’air et dans quinze jours, tu recommenceras à courir le guilledou.

Gilles leva les yeux. Il était hors de lui :

— Mais ne ramène pas tout à ça. Je m’en fiche, tu comprends, je m’en fiche. Je n’ai envie de rien, tu comprends : pas seulement des femmes. Je n’ai pas envie d’exister. Tu connais des vitamines pour ça ?

Il y eut un silence.

— Un scotch ? dit Jean.

Il ouvrit un tiroir, sortit une bouteille, l’offrit à Gilles qui en but une gorgée, machinalement. Il frissonna, secoua la tête :

— Cela non plus ne me sert plus de rien. Sauf à dormir, à m’abrutir à mort. L’alcool n’est plus gai. Et de toute manière ce ne serait pas une vraie solution, si ?

Jean prit la bouteille à son tour, en but une grande gorgée :

— Viens, dit-il, on va se balader.

Ils sortirent. Paris était ravissant, bleu à pleurer en ce début de printemps. Et les rues étaient les mêmes, avec les mêmes bistrots : le Sloop où ils allaient boire en chœur, en cas de grand événement, le tabac où Gilles allait donner des coups de téléphone en cachette à Maria, du temps qu’il l’aimait. Mon Dieu, il se rappelait ses tremblements d’alors, cette chaleur dans la cabine, la façon dont il relisait sans les comprendre les graffiti du mur tandis que le téléphone sonnait, sonnait et ne répondait pas. Comme il souffrait, comme il prenait l’air dégagé devant la patronne en lui demandant un verre, après, qu’il avalait d’un coup, le cœur convulsé de peine, de rage, comme il vivait ! Et cette période atroce où sa vie était subordonnée à quelqu’un et par ce quelqu’un piétinée, lui apparaissait presque enviable comparée à maintenant. Il était blessé mais du moins cette blessure avait-elle un visage.

— Et si l’on partait ? dit Jean. On se trouverait bien un reportage à faire quelque part, quinze jours ?

— Je n’en ai pas envie, dit Gilles. L’idée d’un avion à heure fixe, d’hôtels inconnus, de gens à voir... non, je ne peux pas... Et les bagages... ah non.

Jean lui lança un regard oblique, se demandant une seconde s’il n’exagérait pas. Gilles aimait assez les comédies dans le temps, d’autant plus que chacun s’y prêtait. Mais là, il avait un visage de peur, de dégoût qui convainquit Jean.

— Et si on passait une soirée avec deux filles, comme dans le vieux temps, toi et moi ? Comme si on était deux paysans qui s’encanaillent... Non, c’est idiot... Et ton livre ? Ton reportage sur l’Amérique ?

— Il y en a eu cinquante déjà, et meilleurs. Et me crois-tu capable d’écrire deux lignes intéressantes alors que je ne m’intéresse à rien ?

L’idée de ce livre l’achevait. C’était vrai qu’il avait voulu écrire un reportage sur les U.S.A. qu’il connaissait bien, c’était vrai qu’il en avait rêvé, qu’il avait même fait un plan. Et vrai aussi qu’il eût été à présent incapable d’en écrire une ligne ni de développer une idée à ce sujet. Mais qu’est-ce qui lui arrivait à la fin ? De quoi le punissait-on ? Et qui ? Il avait toujours été fraternel avec ses amis et plutôt tendre avec les femmes. Il n’avait jamais délibérément fait de mal à qui que ce soit. Pourquoi recevait-il sa vie à la tête, à trente-cinq ans, comme un boomerang empoisonné ?

— Je vais te dire ce que tu as, dit la voix de Jean près de lui, une voix apaisante, insupportable. Tu es fatigué, tu...

— Tu ne vas pas me dire ce que j’ai ! hurla Gilles brusquement au milieu de la rue, tu ne vas pas me le dire parce que tu ne le sais pas ! Parce que «moi », je ne le sais pas ! Et de plus, ajouta-t-il avec une parfaite mauvaise foi, je veux que tu me fiches la paix !...

Les gens les regardaient et il rougit soudain, tendit la main vers le revers de la veste de Jean comme pour ajouter quelque chose puis se détourna et partit très vite, vers les quais, sans dire «au revoir ».