Gilles péchait. Ou plus exactement, il regardait avec nonchalance Florent offrir avec mille ruses des asticots dégoûtants à des poissons plus malins que lui. Il était près de midi, il faisait chaud, ils avaient enlevé leurs chandails et, pour la première fois depuis longtemps, une sorte de bien-être envahissait Gilles. L’eau était d’une clarté étonnante et, allongé à plat ventre, il regardait les cailloux ronds au fond et la ronde enchantée des poissons qui se jetaient sur l’hameçon de Florent, en décrochaient délicatement l’appât et repartaient ravis tandis que son beau-frère ferrait le vide d’un coup sec avec un énorme juron.
— Tes hameçons sont trop gros, dit Gilles.
— Ils sont faits exprès pour les goujons, dit Florent, furieux. Essaie toi-même, au lieu de ricaner.
— Non merci, dit Gilles. Je suis très bien comme ça. Tiens, qui est-ce ?
Il se redressa, alarmé : une femme descendait le petit chemin vers la rivière, elle se dirigeait tout droit vers eux. Il chercha des yeux un coin où se réfugier mais la prairie au bord de l’eau était lisse et nue. Le soleil fit étinceler les cheveux de la femme et il la reconnut aussitôt.
— C’est Nathalie Sylvener ! s’exclama Florent et il rougit violemment.
— Tu es amoureux d’elle ? plaisanta Gilles, mais il reçut en échange un coup d’œil si furieux qu’il se tut.
Elle était tout près d’eux à présent et charmante à voir, dans ce soleil, droite et souriante, les yeux plus verts que l’autre soir.
— Odile m’envoie. Je lui avais promis de passer l’autre jour et j’ai tenu parole. Vous faites bonne pêche ?
Les deux hommes s’étaient levés et Florent, piteux, désignait son seau où gisait un poisson suicidaire. Elle éclata de rire, se tourna vers Gilles :
— Et vous ? Vous vous bornez à regarder ?
Il rit sans répondre. Elle s’assit par terre près d’eux. Elle portait une jupe de cuir marron, un pull marron, des souliers bas, elle avait l’air bien plus jeune que l’autre fois. Moins fatale. Elle devait avoir trente-cinq ans, jugea Gilles, au hasard ! Elle lui faisait beaucoup moins peur que l’autre fois, ou plus exactement, il ne la sentait pas comme une étrangère.
— Montrez-moi vos talents, dit-elle à Florent, et la même scène se reproduisit.
Ils virent avec horreur le bouchon s’enfoncer d’un coup dans l’eau, Florent tirer d’un grand coup sec sa canne à pêche et l’hameçon vide qui pendait au bout. Gilles éclata de rire tandis que Florent jetait sa canne à pêche par terre et faisait semblant de la piétiner.
— J’en ai assez, je remonte, dit ce dernier. Je vous prépare un porto-flip, si vous voulez.
— Un porto-flip ? dit Gilles, étonné.
Ça existe encore ?
Ils s’amusèrent encore un peu en voyant Florent escalader le
chemin, encombré de ses deux cannes, de son pliant et de sa musette
puis il disparut et ils se retrouvèrent seuls, brusquement gênés.
Gilles attrapa un brin d’herbe, le mit entre ses dents. Il sentait
le regard de cette femme posé sur lui, il pensait confusément qu’il
n’avait peut-être, au fond, qu’à tendre la main. Il recevrait une
claque ou un baiser, il ne savait pas. Mais quelque chose se
passerait, il en était sûr. Seulement, il avait perdu l’habitude
des ambiances troublées, tout était offert, évident, trop sûr à
Paris. Il toussa un peu, leva les yeux. Elle le regardait,
pensivement, comme pendant ce maudit dîner de l’avant-veille.
— Vous êtes une grande amie de ma sœur ?
— Non. Pour dire la vérité, elle était
stupéfaite de me voir arriver.
Elle s’arrêta là. «Bon, pensa Gilles, eh bien, ce serait un baiser.
On ne perd pas de temps en province non plus. » Mais quelque
chose en cette femme gênait son cynisme.
— Pourquoi êtes-vous donc venue ?
— Pour vous voir, dit-elle tranquillement. Vous m’avez plu tout de suite, l’autre soir. J’ai eu envie de vous revoir.
— C’est très gentil à vous.
Ce qui gênait Gilles, c’était la gaieté de sa voix, le calme. Il
était déconcerté.
— Quand vous êtes parti l’autre soir, si vite, tout le monde s’est mis à papoter : vous, votre vie, votre maladie nerveuse... c’était passionnant. Freud, en province notamment, est passionnant.
— Et vous êtes venue voir quelques
symptômes ?
Il était furieux à présent. Et qu’on parle de lui comme d’un malade
et qu’elle le lui répète avec cette désinvolture.
— Je vous ai dit que j’étais venue vous voir, vous. Je me moque de votre maladie. Venez prendre votre porto-flip.
Elle s’était levée d’un bond, et il restait allongé, tout à coup mécontent de cette interruption. Il la regardait entre ses cils baissés, l’air boudeur, avec une expression qui, il le savait, lui allait fort bien et tout à coup, aussi brusquement, elle s’agenouilla près de lui, prit sa tête entre ses mains et lui sourit de très près, mystérieusement.
— Vous êtes trop maigre, dit-elle.
Ils se regardèrent fixement. «Si elle m’embrasse, c’est fichu, pensait Gilles, je ne pourrai plus la revoir. Mais ce serait dommage. » Toutes ces idées stupides lui passèrent ensemble dans la tête et son cœur se mit à battre tout à coup. Mais déjà elle était debout, s’époussetant, sans le regarder. Il se leva et la suivit. Dans le chemin, il s’arrêta un instant et elle se retourna vers lui :
— Vous n’êtes pas un peu folle, dites-moi ? Elle prit un air grave tout à coup qui la vieillit de dix ans et elle secoua la tête.
— Non, pas du tout.
Ils rentrèrent sans dire un mot jusqu’à la maison. Les portos-flips étaient frais, Odile, rosé d’excitation – car Nathalie était une célébrité – et Florent avait mis une veste propre. Elle resta une demi-heure, fut exquise et bavarde et ce fut Gilles qui la reconduisit à sa voiture. Elle passerait le chercher le lendemain après-midi, puisqu’il avait tant envie de voir l’exposition Matisse, au musée. Et Gilles passa le reste de la journée avec un visage sombre et furieux, alla se coucher encore plus tôt que d’habitude : «Qu’est-ce qui m’a pris ? Pourquoi me suis-je mis cette femme sur le dos ? Tout cela finira dans un bordel de campagne près de Limoges, où je serai sûrement impuissant. Et je vais passer deux heures demain à m’ennuyer dans un musée. Suis-je devenu fou ?» II se réveilla très tôt, le cœur battant de terreur à cette idée, regrettant amèrement l’ennui confortable qui présidait généralement à ses journées. Mais ils n’avaient pas le téléphone et il était impossible de prévenir Nathalie. Il l’attendit donc.