Chapitre III

Éloïse l’attendait, Éloïse l’attendait toujours. Elle était mannequin dans une maison de couture, ne réussissait pas trop bien et s’était avec enthousiasme installée chez lui deux ans auparavant, un soir que le souvenir de Maria le faisait trop souffrir et qu’il ne supportait plus la solitude. Elle était brune ou blonde ou rousse selon les trimestres, pour des raisons de photogénie qu’il avait renoncé à élucider, avec des yeux bleus fort beaux, un joli corps et une bonne humeur inaltérable. Ils s’étaient très bien entendus sur un certain plan, longtemps, mais à présent, il se demandait avec angoisse que lui dire, comment passer la soirée avec elle. Il pouvait toujours prétexter un dîner dehors et sortir sans elle, elle ne s’en formaliserait pas, mais il n’avait pas envie de ré-affronter la rue, la nuit, Paris, il avait envie de se terrer et d’être seul.

Il habitait un petit appartement de trois pièces, rue Monsieur-le-Prince, qu’il n’avait jamais fini d’aménager. Il y avait au départ, avec enthousiasme, accroché des étagères, installé une chaîne de stéréophonie, une bibliothèque, la télévision, bref des dizaines de gadgets qui sont censés vous rendre la vie agréable et enrichissante. Objets qu’il regardait avec ennui aujourd’hui, incapable même de prendre un livre, lui qui s’était nourri de littérature des journées durant. Éloïse regardait la télévision quand il entra, un journal à la main, afin de ne pas manquer surtout une de ces admirables émissions, et elle se leva d’un bond pour l’embrasser, l’air joyeux : un bond qui lui parut à lui exagéré et ridicule, très «la vraie petite femme ». Il alla vers le bar, ou plus exactement la table roulante qui en tenait lieu et se servit un whisky sans en avoir envie. Puis il alla s’asseoir dans le fauteuil jumeau de celui d’Éloïse et fixa à son tour d’un air intéressé le petit écran. Éloïse s’arracha une seconde à sa contemplation et tourna la tête vers lui :

— Bonne journée ?

— Très. Et toi ?

— Moi aussi.

Soulagée, semblait-il, elle se rabattit sur le poste. De jeunes inconnus essayaient de former un mot avec des lettres en bois que la meneuse de jeu, un doux sourire aux lèvres, leur offrait en pagaille. Gilles alluma une cigarette, ferma les yeux.

— Je crois que c’est «pharmacie », dit Éloïse.

— Pardon ?

— Je crois que c’est «pharmacie » le mot qu’ils cherchent.

— C’est bien possible, dit-il.

Il referma les yeux. Puis il essaya de boire une gorgée de son verre. Il était déjà tiède. Il le reposa sur la moquette.

— Nicolas a téléphoné, il demande si on veut le rejoindre au Club, ce soir. Qu’est-ce que tu en penses ?

— On verra, dit-il, je viens de rentrer.

— Sinon, il y a du veau froid dans le frigidaire. Et le feuilleton à la télé.

«Parfait, pensa-t-il. Joli choix. Ou je dîne avec Nicolas qui m’expliquera une fois de plus que si le cinéma n’était pas pourri, il aurait depuis longtemps fait son chef-d’œuvre. Ou bien je regarde une ânerie dans mon fauteuil en mangeant du veau froid. Quelle horreur !» Mais enfin, dans le temps, il sortait, il avait des amis, il s’amusait, il rencontrait des gens nouveaux, chaque nuit était une fête !... Où étaient ses amis ? Il savait bien où ils étaient et qu’il n’avait qu’à tendre la main vers le téléphone. Eux s’étaient lassés de le faire sans résultat depuis trois mois, c’était tout. Mais il avait beau chercher un nom, un visage qu’il eût aimé voir, il n’en trouvait pas. Seule, cette loque de Nicolas s’accrochait. Et pour cause : il ne devait pas avoir de quoi payer ses verres. Le téléphone sonna et il ne bougea pas. Il y avait eu un temps où il bondissait vers le téléphone : c’était l’amour ou la fortune ou l’aventure qui l’appelait, il en était sûr. Mais maintenant c’était Eloïse qui décrochait. Elle cria de la chambre :

— C’est pour toi. C’est Jean.

Il hésita une seconde. Que lui dire ?

Puis il pensa qu’il avait été grossier le matin et qu’il était stupide et honteux d’être grossier. Après tout, c’était lui qui était allé embêter ce pauvre Jean avec ses ennuis et lui qui l’avait plaqué au milieu de la chaussée. Il prit l’appareil :

— C’est toi, Gilles ? Ça va ?

— Oui, dit-il.

La voix de Jean était chaleureuse, inquiète, une vraie voix d’ami. Gilles s’émut.

— Je suis désolé pour ce matin, commença-t-il. Je...

— On en parlera demain sérieusement, dit Jean. Que fais-tu ce soir ?

— Je crois que je vais... que nous allons rester ici, dit-il, et manger du veau froid.

C’était un véritable appel au secours, à peine déguisé et il y eut un léger silence. Jean reprit doucement :

— Tu devrais sortir, tu sais ; il y a la première de Bobino si tu veux, j’ai des places, je...

— Merci, dit Gilles. Je n’ai pas très envie de sortir. Demain on fera une nouba effrénée, si tu veux.

Il ne le pensait pas et Jean le savait. Mais Jean était en retard, il devait encore se changer, ressortir, cette fausse promesse l’arrangeait bien. Il acquiesça, dit quand même «au revoir, mon petit » d’une voix plus tendre que d’habitude et il raccrocha. Gilles se sentit un peu plus seul. Il rentra dans le studio, se rassit. Éloïse était toujours fascinée par la télévision. Il s’énerva brusquement :

— Comment peux-tu regarder ça ?

Elle n’eut même pas l’air surpris, elle tourna vers lui un visage éteint, doux, résigné :

— Je pensais que ça t’éviterait de me parler. Il fut si étonné une seconde qu’il ne répondit pas. En même temps l’humilité de la phrase le remplissait d’une sourde horreur trop bien connue : celle de faire souffrir. Et il se sentait démasqué.

— Pourquoi dis-tu ça ? Elle haussa les épaules.

— Comme ça. Je crois... j’ai l’impression que tu as envie d’être seul, qu’on ne s’occupe pas de toi. Alors, je regarde la télévision.

Elle le regardait d’un air implorant, elle eût voulu qu’il lui dise «mais si, occupe-toi de moi, au contraire, parle-moi, j’ai besoin de toi », et il en eut un instant la tentation, pour lui faire plaisir. Mais c’eût été un mensonge, un de plus, et il n’en avait même pas le droit.

— Je ne vais pas très bien en ce moment, dit-il d’une voix faible. Ne m’en veux pas. Je ne sais pas ce que j’ai.

— Je ne t’en veux pas, dit-elle, je sais ce que c’est. A vingt-deux ans, j’ai eu la même chose. Une dépression. Je pleurais tout le temps. Ma mère était folle.

Ça devait arriver : la comparaison ! Éloïse avait tout eu, toujours.

— Et comment ça s’est arrangé ?

Il avait une voix ironique, mauvaise. En fait, il ne parvenait pas à comparer «sa » maladie à celle d’Éloïse. C’était presque insultant pour lui-même.

— C’est passé d’un coup, comme ça. J’ai pris des petits cachets pendant un mois  – c’est idiot, j’ai oublié leur nom. Et un matin, ça allait mieux.

Elle ne riait même pas. Il la regardait avec une sorte de haine :

— C’est dommage que tu aies oublié leur nom. Tu peux peut-être téléphoner à ta mère pour le lui demander.

Elle se leva, vint à lui, prit sa tête dans ses mains. Il regardait fixement ce beau visage tranquille, cette bouche tant embrassée, ces yeux bleus et pitoyables :

— Gilles... Gilles... Je sais que je ne suis pas très maligne et que je ne peux pas grand-chose pour toi. Mais je t’aime, Gilles, mon chéri...

Elle pleurait à présent, appuyée à sa veste et, en même temps que de la pitié, il ressentait un immense ennui.

— Ne pleure pas, disait-il, ne pleure pas, ça va s’arranger tout ça... Je suis claqué, je vais aller voir un médecin demain.

Et comme elle pleurait de plus en plus doucement, comme une enfant effrayée, il lui jura d’aller voir un docteur le lendemain, mangea son veau froid en souriant, et essaya de lui parler un peu. Puis il l’embrassa tendrement sur la joue et se retourna sur le côté, dans leur lit, en espérant que l’aube ne se lèverait pas.