A présent, il le savait, il y avait quelque chose de fêlé entre eux... Il ne savait pas exactement quoi... peut-être était-il simplement frustré d’une scène de jalousie, peut-être avait-il besoin, sans le savoir, qu’elle fît quelque chose de bas ou de médiocre qui les remettrait face à face. Était-ce cette soirée d’ivresse – somme toute banale, d’un homme agacé – qui avait décalé leurs deux visages, mettant celui de Nathalie au-dessus du sien ou était-ce la sanction inévitable de six mois de vie commune ? Était-elle mieux que lui ? Peut-on être «mieux » que quelqu’un dans les rapports amoureux, ceux justement où toutes les valeurs morales sont remplacées par des valeurs affectives ? En tout cas, elle riait moins qu’avant, elle maigrissait, et il y avait souvent, dans leurs relations purement physiques, quelque chose d’agressif, de délibérément violent, comme si chacun d’eux eût voulu à la fois combler et soumettre l’autre, comme si le plaisir même de l’autre n’eût pas été ce cadeau superbe, jusque-là considéré comme tel, mais la preuve de. Mais que pouvaient ces cris et ces plaintes et ces sursauts, que pouvaient ces pauvres corps si bien unis après certains regards de Nathalie, certaines absences de regard de Gilles ? Ils ne pouvaient rien : indispensables mais insuffisants, ils se rejoignaient souvent, et en vain, dans le plaisir, Gilles n’avait jamais été si amoureux de quelqu’un, physiquement, et si peu gai de l’être.
Elle dut partir, un jour, pour Limoges. La tante Mathilde, celle des cent mille francs mensuels, se mourait, la réclamait. Elle devait y rester une semaine, habiter chez son frère, revenir très vite. Gilles la conduisit à la gare, cette gare d’Austerlitz qui l’avait vu partir si malheureux huit mois plus tôt, revenir inconscient, repartir amoureux, revenir engagé. Il ne savait plus, parmi ces voyageurs qu’il avait été, lequel il préférait. Si, il le savait, c’était l’homme amoureux qui, en mai, conscient de son amour et ne se sachant pas attendu, avait vu défiler la Loire, les faubourgs, les nuages, la nuit comme autant de surprises éblouissantes, avant celle de Nathalie, debout sur le quai de gare, échappée d’un dîner, et se jetant vers lui. Il aimait leur histoire même si quelquefois il n’aimait pas leur vie commune. Il en arrivait à aimer ce garçon efflanqué et triste, misérable, qu’il avait tant souffert d’être, il aimait cette femme passionnée, folle, démesurée et si décente qui s’était éprise de lui. Ah, les prairies du Limousin et l’herbe chaude et le fond de l’eau, ah, la main de Nathalie sur sa nuque, et le lit lugubre de leur première fois, et le regard de l’aubergiste et la chambre chaude sous les toits et les portos-flips de Florent...
Mais pourquoi rôdaient-ils ainsi sur ce quai, comme deux animaux égarés, cherchant quoi se dire, mettant leur montre à l’heure, achetant des revues stupides ? Que s’était-il passé ? Il voyait le profil net de Nathalie, il revoyait ces trois mois de Paris, il ne savait plus. Il ne voulait pas qu’elle parte mais si, pour une raison extravagante, deux rails eussent été tordus quelque part, près d’Orléans, et qu’elle eût dû rentrer avec lui, chez lui, il eût été furieux. Il devait dîner avec Jean et des amis, rien qui le passionnât, rien qui le passionnât en tout cas autant que cette femme, et il souhaitait qu’elle s’en aille, que le train soit en avance. Il était fou : un malheureux fou, soucieux avant tout d’une liberté mutile, habitait en lui.
Il l’embrassa longuement, la regarda s’éloigner dans le couloir. Devant lui la ville s’étalait, énorme et craquelée comme les photos de la lune, une ville sèche et lumineuse, une ville à sa main. Oui, Nathalie avait raison quand elle disait qu’il était parfaitement adapté à son temps :
— C’est tout ce que tu aimes, disait-elle. Tu prétends détester l’imbécillité naturelle de ce siècle, ses mensonges, sa violence. Mais tu y es comme un poisson dans l’eau. Tu ne nages bien que là-dedans, à contre-courant, bien sûr, mais si habilement. Tu éteins la télévision, tu fermes la radio mais tu aimes le faire. Cela te distingue.
— Et toi, disait-il... quel siècle aurais-tu aimé ?
— Moi, j’aurais aimé admirer, disait-elle.
Admirer... Une femme ne devait pas dire ces choses-là. Une femme devait suffisamment admirer l’homme avec qui elle vivait pour ne pas avoir de ces petites nostalgies puériles dans la tête.
Il rejoignit les autres un peu plus tard et reçut un accueil discrètement triomphal, très discrètement triomphal bien sûr, mais l’accueil que l’on réserve quand même à un homme libéré. «Voilà Gilles », cria quelqu’un et ils se mirent tous à rire quand il s’inclina, la main sur le cœur. Bien sûr, on ne dirait jamais «voici Gilles et Nathalie » de la même voix. Mais il ne pouvait leur en vouloir : les gens de plaisir sont avant tout gens d’habitude et il y avait longtemps, maintenant, près de quinze ans, qu’il jouait son rôle de solitaire. Solitaire souvent escorté par une femme mais une femme qu’on pouvait laisser à une table ou à un ami, une femme comme Éloïse, par exemple, qui connaissait tout le monde et qu’il abandonnait gaiement, sachant que le premier minet venu s’assiérait à sa table, ou une copine. Seulement, à présent, dans sa vie il y avait Nathalie, Nathalie qui devait passer Orléans à ce moment.
Il passa une soirée tranquille, but peu et rentra seul chez lui, vers minuit et demi. Il avait le numéro de Pierre et il téléphona en rentrant. Nathalie répondit aussitôt et il lui expliqua avec attendrissement qu’il était chez eux, qu’il écoutait de la musique de Mozart, que le lit était beaucoup trop grand sans elle. Il en rajoutait un peu, ébloui par sa propre bonne conduite.
— Le voyage était très long, dit Nathalie, je n’aime pas ce trajet. Tu vas bien ?
Elle avait une voix lointaine, la poste marchait mal, il cherchait ses mots. S’il avait fait des âneries, il aurait sûrement eu beaucoup plus de choses à lui dire. Mentir rend ingénieux, imaginatif.
— Je vais me coucher, dit-il avec entrain. J’ai beaucoup de travail demain. Je pense à toi, tu sais.
— Moi aussi. Dors bien, mon chéri.
Elle raccrocha.
Ils auraient aussi bien pu être mariés depuis dix ans. Il enleva sa cravate, bâillant un peu, se regarda dans la glace. Il allait s’allonger sur ce lit, parfaitement, écouter un bon concert (c’était facile à cette heure-là et il n’avait fait qu’anticiper en parlant de Mozart à Nathalie), parfaitement, et il allait dormir comme un enfant, être en pleine forme le lendemain, travailler comme un forcené, parfaitement, en attendant que son bel amour revienne. Mais son reflet le regardait, il voyait sourire cet étranger en face de lui, il se «voyait » vraiment sourire. Il attrapa sa veste, claquant la porte.
— On se disait aussi...
Il était au Club, Jean riait, il avait chaud avec tous ses amis, des vrais ou des faux amis, bien sûr, mais des amis gais, prêts à tout, des amis qu’il avait quand même délaissés sérieusement pour une femme. Ce n’était pas bien de sa part : l’équilibre de tous ces gens était fragile, il ne fallait pas manquer la classe du soir trop longtemps, ça les démoralisait. Il se pencha vers Jean :
— Je voulais vraiment rentrer et puis, tout à coup, chez moi, impossible de dormir. Je n’aime pas dormir seul.
— Ça doit pouvoir s’arranger, dit l’amie de Jean.
Elle était bien vulgaire, ce soir. Il l’avait toujours trouvée un peu insignifiante mais jamais vulgaire. Jean n’avait pas tiqué et il pensa qu’il se faisait des idées. Que c’était Nathalie qui avait introduit ces notions de bon ou de mauvais goût dans sa tête et que c’était bien fatigant.
— Il y a évidemment la petite Catherine, dit-il.
C’était une superbe fille blonde qui lui avait toujours laissé entendre qu’il lui plaisait et qui passait devant eux, au moment même.
— Je ne te la conseille pas, dit Jean. Elle est bavarde comme une pie et Nathalie le saurait.
Il lui parlait décidément comme à un collégien échappé. En plus, Gilles ne pouvait pas savoir si cette phrase tendait à éviter un chagrin à Nathalie ou à souligner sa dépendance à lui, Gilles.
— Je suis assez grand, dit-il à tout hasard. De toute façon, ce n’est pas une Catherine qui casserait quoi que ce soit entre moi et Nathalie.
— Je n’en suis pas sûr, dit Jean, paisible. Elle a son caractère, ta Nathalie.
Il souriait comme attendri. Gilles lui jeta un coup d’œil inquisiteur qui, comme tous les clins d’œil inquisiteurs, ne lui apprit rien. Il n’y a que les coups d’œil hasardeux qui renseignent. Décidément il avait le cafard. Quand Nathalie était là, il se sentait piégé, quand elle n’y était pas, c’était presque pire : n’était-ce pas ce que l’on appelle «gâcher la vie » de quelqu’un ? Dans tous les regards qu’il croisait, dans tous les propos qu’on lui tenait, il se sentait comme «le type qui est amoureux d’une femme et qui est seul, ce soir » ou «le type qu’une femme a mis en laisse et qui se défoule ». (Ce n’était pas ses rôles.) S’il ne bougeait pas de sa table, il avait l’air triste. D’autre part, s’il se précipitait sur Catherine, au Club, c’était humiliant pour Nathalie, pour lui-même. Il soupira, demanda la note, il n’avait fait que gâcher une heure.