— Mais enfin, que s’est-il passé ?
Ils étaient chez lui à Paris, elle venait d’arriver, il y avait trois jours qu’il attendait sans nouvelles. Et elle était là, l’air égaré, placide à la fois, comme quelqu’un qui a reçu un coup. Elle n’avait qu’à peine posé sa valise, dans l’entrée, son manteau sur une chaise, elle était arrivée sans le prévenir et elle semblait prête à repartir. Elle ne regardait même pas l’appartement, ce qui était un peu bizarre, si l’on pensait qu’après tout, elle allait désormais y vivre, avec lui, et que cette décision, ils l’avaient prise ensemble, le lendemain de la soirée de Limoges, dans une sorte d’enthousiasme, de bonheur profond. Et sage. Gilles ignorait que le bonheur pût être teinté de cette sagesse implacable et tendre qui consiste à se résigner à faire ce qu’il faut faire. Mais néanmoins elle l’avait envoyé devant, par décence, disait-elle, et ce n’était que trois jours après, à demi fou d’inquiétude, qu’il voyait arriver, à l’improviste, cette muette. Il lui tenait les mains, il la faisait asseoir, il lui versait un verre, mais elle ne disait rien.
— Mais réponds-moi, que s’est-il passé ?
— Mais rien, dit-elle, comme agacée. J’ai parlé à François, j’ai vu mon frère, il m’a conduite au train, je n’ai pas eu le temps de te prévenir, j’ai pris un taxi, j’avais l’adresse...
— Mais si je n’avais pas été là...
— Tu m’avais dit que tu m’attendais.
Et quelque chose dans le regard de Nathalie, le souvenir sans doute de moments cruels, indescriptibles, lui fit entrevoir cette attente forcée, nerveuse de célibataire qui avait été la sienne, comme peu de chose. Finalement elle avait quitté toute une vie et lui s’était borné à s’ennuyer. Il n’allait pas comparer : entre relire de vieilles gazettes et dire à son mari qu’on ne l’aime plus, il y a des nuances. Il se pencha, l’embrassa sur la joue.
— Comment a-t-il réagi ?
Elle lui jeta un regard étonné :
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu ne t’es jamais intéressé à ce qu’il était quand je vivais avec lui, n’est-ce pas ? Alors la manière dont je l’ai quitté...
— Je voulais savoir s’il... si ça n’a pas été trop blessant, pour toi surtout...
— Oh moi, dit-elle, je le quittais pour un homme que j’aime. Lui restait seul. Tu vois...
Une réflexion vaguement cynique traversa l’esprit de Gilles. Finalement un mari abandonné était bien plus encombrant qu’un mari présent, sentimentalement parlant. Nathalie tremblait un peu, il sentait ses mains glacées entre les siennes, il avait confusément envie qu’elle pleure, qu’elle raconte tout, qu’elle s’abandonne ; ou qu’elle se jette dans ses bras et se donne à lui dans ces mouvements de sensualité que provoque souvent, après coup, la cruauté contre quelqu’un d’autre. Mais il ne supportait pas cette femme transie, pudique et sans voix.
— Tu as peur, dit-il. Tu es mal. Viens voir ma maison.
Il avait, avec un entrain tout à fait inhabituel chez lui, «arrangé » la maison pour elle. La concierge avait fait le ménage, il avait acheté du thé, des Kleenex, des flopées de fleurs, des biscottes et un nouveau disque. Les ampoules des lampes avaient été remplacées par le mari de la concierge et le Frigidaire remis en marche. Bref, il n’avait pas imaginé un instant le malheur de Nathalie. Ou plutôt il l’avait imaginé sous une forme théâtrale, pleine de péripéties, de larmes violentes, en somme d’événements «racontables », voire palpitants. Il n’avait pas imaginé cette désolation tranquille.
Elle se leva, le suivit, machinalement. En fait il n’y avait guère que la cuisine à voir et la chambre et la petite salle de bains en bois (innovation artistique d’Éloïse). Elle jeta sur tout cela un coup d’œil distrait, gentil. Personne n’eût pu supposer à la voir qu’elle allait dormir dans ce lit, accrocher ses vêtements dans cette armoire, personne ; et à la fin, même pas Gilles. Une panique le prit. Et si elle n’avait pas pu ? Si elle était juste venue lui dire (car c’était trop peu dans son caractère d’écrire ou de téléphoner), si elle était juste venue, en train, lui expliquer qu’elle ne le suivrait pas. Et soudain les fleurs qu’il avait achetées, le grand lit défait ouvert pour elle, le mois de septembre, l’hiver entier à venir, la vie parurent odieux à Gilles, insupportables. Il la prit par le bras, la retourna vers lui :
— Tu aimes, ici ?
— Mais oui, dit-elle, c’est charmant.
Et ce terme de «charmant » le convainquit. Ce silence qu’elle avait, cette absence de gestes vers lui, ces mains glacées, ce regard ailleurs... Nathalie ne l’aimait plus. Ces trois jours d’attente anxieuse, affolée, qu’il avait subis, ces trois jours de journaux jetés par terre et de téléphone raccroché aussitôt que décroché, étaient prémonitoires. Il allait rester seul, une fois de plus, elle allait le quitter. Il se détourna d’elle, alla vers la fenêtre. La nuit était tombée, l’été persistait encore dans les rues. Il était seul.
— Gilles, dit-elle.
Il se retourna. Elle était allongée sur le lit, elle avait enlevé ses chaussures. Non, elle ne repartait pas tout de suite, elle allait encore passer une soirée, une nuit avec «son amour, son cher amour » comme elle l’appelait, et elle lui dirait tout le matin, avant de repartir. Elle était loyale certes, mais il y a des choses dont on ne se prive pas. Il sentit la colère l’envahir, se détacha de la fenêtre, s’assit au bord du lit. Elle était belle ainsi, fatiguée et distraite, comme dédaigneuse. Et il l’aimait.
— Tu m’as appelé ?
Elle le regarda, surprise, tendit la main vers lui. Il l’attrapa au vol, la serra :
— Tu m’offres une dernière nuit ?
Elle se redressa légèrement. Il poursuivit :
— Et demain, tu m’expliques que c’est trop dur pour François, toutes tes habitudes, etc. Et tu pars. C’est ça ?
Il espérait, dans sa colère, la voir se décomposer, sous le choc de la vérité, sous la surprise de son intuition, à lui. Mais elle se bornait à le fixer, les yeux agrandis, et subitement ces yeux 1 se remplirent de larmes, sans que son visage bouge, et il sut qu’il s’était trompé. Il se laissa tomber à côté d’elle, envahi de soulagement et de honte, il enfouit sa tête dans son épaule. Il ne pouvait plus parler. C’est elle qui murmura :
— Mon Dieu, Gilles, que tu es égoïste...
— J’ai eu si peur, dit-il. Trois jours. Et puis maintenant... Tu ne me quitteras jamais ?
Il y eut un petit silence. Puis la voix habituelle de Nathalie, enfin revenue, une voix mi-tendre mi-railleuse :
— Non, dit-elle. A moins que tu n’en aies envie.
— Je ne le supporterais pas, dit-il. Je viens de m’en apercevoir.
Il ne bougeait pas. Il respirait son parfum à nouveau, ce parfum si associé dans son esprit à la campagne, à l’herbe fraîche et à la chambre vide sous les toits. Il lui semblait étrange, presque sacrilège de le respirer ici, dans cette chambre citadine où étaient passées tant de femmes, où Éloïse avait vécu. Vue ainsi, dans ce parfum, et coupée en deux par l’épaule de Nathalie, la chambre ne paraissait plus la même. Il y était étranger et cette femme effrayée aussi. Ils auraient pu aussi bien être dans un hôtel, comme des amants malheureux à la Piaf. Or, ils étaient réunis et chez eux. D’où lui venait ce désarroi ? Quelque chose lui serrait la gorge, quelque chose qui n’était plus la panique comme les autres jours, ni la colère ni le chagrin, quelque chose de bien plus profond, d’inconnu, comme un immense pressentiment.
Il se raccrocha à elle, murmura des mots tendres, gémit un peu. La main de Nathalie reposait sur sa nuque, elle respirait doucement et il se rendit compte qu’elle dormait. Il se leva, alla ouvrir la bouteille de Champagne dans le réfrigérateur, en versa un grand verre, revint au pied du lit. Le visage de Nathalie était confiant, fatigué, doux. Il tendit son verre brusquement au-dessus d’elle, se jura de ne jamais lui faire de mal et avala une immense gorgée de Champagne frais. Cela lui rappela immédiatement le demi de bière chaude qu’il avait bu ainsi d’un trait dans ce café, avec Jean, quand il avait admis qu’il aimait cette femme. C’était un mois, dix ans plus tôt. A présent, elle était chez lui, à lui, il avait gagné. Et il ne put s’empêcher de sourire. A son propre aveuglement, à son propre entêtement, à son propre sens des responsabilités, à ses folies, à ses victoires.