Chapitre VII

Il avait reçu un télégramme de Jean, le matin, lui demandant de l’appeler d’urgence. Il était midi à présent et il étouffait de chaleur dans le petit bureau de poste de Bellac, à la fois inquiet et ravi de ce coup de téléphone qui lui redonnait une sorte d’importance professionnelle. Il dut passer par trois secrétaires attendries avant d’avoir Jean et la voix de ce dernier lui parut tout à coup très lointaine, comme venant d’une autre planète :

— Allô, Gilles ? Tu vas mieux ? Oui ? Ah, j’en étais sûr... je suis ravi, mon vieux...

«Pauvre idiot, pensait Gilles injustement. Tu n’en étais pas sûr du tout ! Tu ne pouvais même pas t’en douter. Ne me dis pas que tu comptais comme Odile sur le bon air du Limousin. Je vais mieux parce qu’il y a ici une femme qui m’aime et dont je supporte l’amour. Comment aurais-tu pu le prévoir ?»

Néanmoins il répondait par petites phrases brèves et calmes comme un grand blessé, enfin sauvé, et qui se rend compte de la peur qu’il a faite à ses amis.

— ... tu sais, continuait Jean, Lenoux s’est brouillé à mort avec le patron. On envisage de te confier toute la section étrangère. Je te jure que c’est vrai... Ce n’est même pas moi qui en ai parlé... qu’est-ce que tu en dis ?

Il semblait exulter et Gilles essayait en vain de se joindre à lui. Il s’en moquait ! Ce poste qui lui faisait tellement envie lui paraissait à présent tout à fait irréel.

— ... Ce ne serait pas avant octobre, bien sûr. J’ai dit au patron que tu étais en pleine escapade, froidement. Ta dépression, ça l’aurait fichu mal, tu comprends, à ce moment-là... Il faudrait que tu reviennes très vite, pour quelques jours au moins... qu’il te voie... tu connais les petits copains...

«Ainsi, ça l’aurait fichu mal, ma dépression, pensait Gilles ironiquement. Un honnête homme n’a pas le droit d’être mal dans sa peau... Un bon journaliste doit être heureux, actif, voire paillard... tout sauf déprimé. Ma parole, on finira par empoisonner les gens tristes, un jour... ils auront du travail. »

— Tu es content ? disait la voix de Jean, une voix tendre, en fait, et enchantée de l’être. Tu arrives quand ?

— Je prendrai le train demain, dit Gilles, sans conviction. Il n’y a pas d’avion, tu sais. Je serai là vers 11 heures du soir, par le Capitule.

— Mais prends-le aujourd’hui !

Gilles s’énerva tout à coup.

— Mais enfin il n’y a pas le feu... S’il est décidé à me prendre, moi, il peut attendre un jour !

Il y eut un silence, puis la voix de Jean, un peu brève, déçue :

— Je pensais qu’il y aurait le feu pour toi, c’est tout. Je viendrai te chercher demain, au train. Au revoir, mon vieux.

Il avait raccroché et Gilles s’essuyait le front dans la cabine surchauffée,. Il avait rendez-vous à 3 heures avec Nathalie. Était-ce donc cela qui l’avait retenu ? Oui, il le savait, il y avait le feu à Paris dans ce journal, comme chaque fois qu’un poste important était libre. Cela devait rudement s’agiter, même. Et lui, à cause d’une femme, allait peut-être manquer l’occasion. Il faillit rappeler Jean, lui dire qu’il arrivait le jour même. Il hésitait, bafouillait devant la dame des Postes. Puis, par la fenêtre, il vit le mouvement des blés agités par le vent, la campagne verdoyante, il imagina le corps, la chaleur de Nathalie, ses conseils et il sortit précipitamment. Florent l’attendait devant la porte, au volant.

— Alors ? Bonnes nouvelles ?

Il avait l’air sincèrement inquiet et Gilles, qui ne le «voyait » jamais, eut un instant de réelle affection pour ces grands yeux bleus. Il sourit, non sans courage, car Florent passait au ras d’un camion :

— Ils m’offrent un poste assez important au journal.

— Tout s’arrange, s’exclama Florent, tout s’arrange à la fois... Je l’ai toujours dit : la vie, c’est comme les vagues, une mauvaise, une bonne...

Et il esquissa des mouvements de vague avec les mains qui faillirent les jeter au fossé. Il avait peut-être raison, d’ailleurs. Mais Gilles n’osait pas lui dire qu’il avait aussi peur des bonnes vagues que des mauvaises, aussi peur de ses nouvelles responsabilités et de la passion de Nathalie que de la médiocrité et de la solitude.