Chapitre I

Ce ne fut qu’en la voyant courir à sa rencontre sur le quai de la gare qu’il se souvint d’Éloïse. Jean marchait derrière, l’air bonasse et discret, et il dut embrasser longuement la bouche de cette étrangère, parfaitement atterré de sa propre distraction. «Mais c’est vrai, se disait-il, elle existe et elle habite chez moi, c’est effrayant... Jean aurait pu me prévenir quand même. » Et cette simple idée le fit rire tout seul. Comme si un bon ami devait vous rappeler qu’on a une maîtresse à demeure chaque fois qu’on rentre de vacances... En même temps le parfum d’Éloïse, le contact de ses lèvres le dégoûtaient vaguement. Il se rappelait son dernier baiser avec Nathalie à Vierzon, trois heures plus tôt, le côté haletant, éperdu de leur adieu et il se sentait rempli d’une vague superstition. Et si elle avait eu un accident, en rentrant sur cette route bourrée de virages, avec les yeux pleins de larmes qu’il lui avait vus tout à coup au dernier moment ? Lui-même était resté assis cinq minutes, hébété, dans son compartiment avant de réagir et de se diriger fermement vers le wagon-bar. Il aurait été incapable de conduire une voiture à ce moment-là et elle conduisait si vite. Si bien d’ailleurs mais si vite... Il devenait idiot. Il se détacha d’Éloïse doucement, tapa sur l’épaule de Jean, essaya de sourire. La gare était noire de suie, assourdissante. Ce n’est que dans la voiture de Jean qu’il retrouva son Paris favori, paresseux et bleu dans la nuit, son Paris d’été. Et l’idée de tous les bonheurs qu’il avait connus dans ce Paris-là, pendant dix années, lui serrait le cœur comme s’ils eussent été à jamais perdus pour lui. Il avait peur, il se sentait de nouveau égaré, incapable. Il eût tout donné pour être sur une prairie du Limousin, allongé à l’ombre de Nathalie.

— Content d’être de retour ? disait Jean.

— Très. Et toi, ça va ?

Il s’efforçait de prendre l’air bon enfant.

— Heureusement que Jean m’a prévenue, disait la voix d’Éloïse derrière, une voix gaie d’ailleurs, on ne peut pas dire que tu m’aies bombardée de nouvelles...

— J’ai voulu éviter à Éloïse de venir te chercher en taxi, dit Jean, je suis passé la chercher. Elle tombait des nues...

Il riait aussi mais sa gaieté était un peu forcée. Il jeta un coup d’œil oblique à Gilles, un coup d’œil de copain gaffeur.

— J’ai essayé de t’appeler, mentit Gilles à Éloïse, ça ne répondait jamais.

— Ça ne m’étonne pas, j’ai fait des photos toute la journée. Et tu sais pour qui ? Pour Vogue ! — Elle était triomphante.

«Eh bien, tant mieux, pensa Gilles cyniquement, voilà au moins une chose qui marche. » Mais déjà une idée commençait à l’obséder : téléphoner à Nathalie ou lui faire téléphoner par Jean. Il était convenu avec elle de ne l’appeler que le lendemain car il était 11 heures du soir et il risquait de tomber sur son mari mais il ne pouvait se débarrasser de cette obsession stupide d’accident. Il n’était pas amoureux d’elle bien sûr, mais il voulait, pour sa quiétude personnelle, la savoir en vie. D’autre part comment téléphoner de chez lui avec Éloïse qui ne le quitterait pas d’un pas et Jean qui lui parlerait métier...

— Tu as bien meilleure mine, dit Jean. Tu as même bronzé un peu. Ça tombe bien : j’ai dit au patron que tu étais sur la Côte avec une starlette italienne.

— Ce que je dois supporter ! dit Éloïse en riant, et Gilles se renfonça un peu sur son siège, gêné.

Mais l’idée de Nathalie en starlette italienne le remplit d’un sentiment de fierté incoercible : elle était plus belle qu’une starlette italienne et elle avait tout ce que n’ont pas généralement les starlettes italiennes.

L’appartement était le même, en plus féminin. Un énorme ours en peluche, cadeau d’un photographe à Éloïse, hérissa Gilles une seconde mais il s’en détourna aussitôt. Il s’en moquait. Il se sentait parfaitement étranger chez lui. Il se posa dans un fauteuil, espérant que Jean et Éloïse en feraient autant et qu’il pourrait gagner comme distraitement la chambre et donc le téléphone. Mais déjà Éloïse, en femme d’ordre, traînait la valise dans la chambre et ouvrait bruyamment la penderie. Il se sentait exaspéré et n’écoutait pas Jean qui finit par s’en apercevoir et s’arrêta de parler, l’air interrogateur. Gilles se leva :

— Excuse-moi une seconde, mon vieux. J’ai promis d’appeler ma sœur en arrivant, elle est très mère poule, tu sais...

Il bafouillait. Jean se contenta de hocher la tête en souriant poliment. Gilles ne put s’empêcher de lui rendre son sourire et une bouffée d’affection pour son vieux complice revint. Il lui tapa sur la tête au passage et passa dans sa chambre, prit le téléphone d’un air naturel, s’assit sur le lit et consulta le Bottin. Il fallait une douzaine de chiffres pour téléphoner à Nathalie.

— Tu téléphones à cette heure-ci ? s’enquit Éloïse en accrochant sa veste bleue sur un cintre.

— Ma sœur, dit-il laconique.

Il composa le numéro. S’il tombait sur le mari, il raccrocherait. Il y eut de longues sonneries puis toute proche, très réveillée, Nathalie. Il se rendit compte que sa main était moite contre le récepteur :

— Allô ! dit-il, c’est moi. Je voulais te dire que j’étais bien arrivé. Je voulais juste savoir si toi aussi tu étais bien rentrée.

Il parlait très vite, d’un ton distrait. Il y eut un silence puis la voix troublée, un peu rauque de Nathalie :

— Je crois que c’est une erreur, dit-elle. Puis un instant après : — Mais vous ne m’avez pas dérangée du tout, monsieur, dit-elle presque tendrement et elle raccrocha.

Gilles resta immobile un instant, dit : «Je vous embrasse tous les deux » dans le récepteur muet à l’intention d’Éloïse et raccrocha. Il transpirait affreusement.

Ainsi son mari devait être là, près d’elle. Et elle n’avait rien pu lui dire. Mais qu’elle était maligne... et que ce «monsieur vous ne m’avez pas dérangée du tout » était drôle et attendrissant... Et elle était vivante, bien sûr. Et elle l’aimait. C’était étrange, ces nervosités qu’il avait de temps en temps... Il rentra en homme d’affaires dans le salon, léger, libéré, ne se souciant pas plus de Nathalie que d’Éloïse puisque rassuré à son sujet. Il ne pensa pas un instant que s’il était rassuré c’est qu’il avait eu à l’être.

   — Nous revoilà comme avant, dit la voix d’Éloïse dans le noir. Je savais que toi et moi, ça durerait longtemps, très longtemps.

Gilles ne répondit pas, se retourna dans le lit, furieux contre lui-même.

Ils avaient trop bu ce soir-là avec Jean, ils avaient trop bu tous les trois, et à son retour et à sa gloire nouvelle. Quand Jean était parti, vers 3 heures du matin, lui, Gilles, n’avait pas sommeil, il se sentait gai, triomphant, sûr de lui, un peu ivre enfin et il avait couché avec Éloïse presque machinalement, comme une dernière démonstration de sa puissance et comme il aurait couché avec n’importe quelle femme qui se fût trouvée dans son lit. Bref, il avait trompé Nathalie, ce qui était peu grave puisqu’elle ne le saurait jamais, il s’était trompé lui-même puisque, même dans son ébriété, il n’avait pris là qu’une sorte de plaisir nerveux, excédé, et enfin il avait trompé Éloïse qui y avait vu une preuve d’amour. Il fallait qu’il lui explique, qu’il lui parle de Nathalie et cela au moment précis où elle recommençait à croire, par sa propre faute, qu’il tenait encore à elle. Il alluma brusquement, chercha une cigarette, constata sans aucun intérêt qu’Éloïse était ravissante ainsi, les cheveux défaits sur l’oreiller et chercha un moyen de commencer son discours. Il avait mal à la tête, il était claqué, il avait soif.

— C’est quand même drôle, dit Éloïse, songeuse. Tout s’arrange à la fois. Je vais être modèle permanent à Vogue, grâce à ce photographe américain, toi, tu as le poste dont tu rêvais et tu es guéri. On m’aurait dit cela il y a un mois ! Tu m’as fait peur, tu sais. Très peur. Très, très, très.

Elle parlait toujours d’une manière enfantine après l’amour. Ce qui avait successivement attendri puis excédé Gilles. Maintenant cela redoublait ses remords.

— Ce n’est pas si simple, dit-il d’une voix enrouée. Je ne suis pas tout à fait bien, tu sais. Je vais repartir chez ma sœur dès que j’aurai réglé cette histoire.

— De toute façon, avec les collections, je vais travailler tout l’été, dit-elle. Mais je viendrai te voir entre deux séances. Il y a un avion, maintenant, sur Air Inter pour Limoges.

«Il ne manquait plus que cela », pensait Gilles. Le progrès s’en mêlait. Il faudrait qu’il lui parle, décidément. Lui qui avait une horreur presque maniaque des ruptures... Mais pas ce soir, pas ce soir. Il regarda Éloïse pour la première fois depuis son arrivée, il regarda ses yeux confiants, ce corps si familier, toute cette beauté, cette tendresse inutiles à présent et il eut subitement si pitié d’elle, de lui, de Nathalie, si pitié de l’amour, de toutes ces amours destinées à mourir un jour au milieu des pleurs et des regrets qu’il se laissa retomber sur son oreiller, les larmes aux yeux. Éloïse se pencha vers lui :

— Tu es triste ? Mais puisque tout est arrangé !

Il ne répondit pas, éteignit la lumière. Allongé, la tête dans ses bras, il revoyait la prairie au bord de la rivière, l’arrivée de Nathalie ; il respirait l’odeur de l’herbe chaude, il voyait les peupliers osciller doucement au-dessus de lui et la promesse étrange dans les yeux clairs de Nathalie.