Chapitre II

— Je ne t’ai pas donné de nouvelles d’Éloïse, dit Jean en riant. J’imagine qu’il vous a parlé de la pauvre Éloïse ?

Nathalie sourit, hocha la tête. Ils étaient dans un petit restaurant des quais, tous les trois et Jean et Nathalie semblaient au mieux, Gilles était très content.

— J’étais sûr qu’il vous en aurait parlé. Gilles ne sait absolument pas se taire. La seule fois où il a vraiment essayé de le faire, c’était à votre sujet. C’est là que j’ai compris qu’il vous aimait. Et que je lui ai fait avouer. Mais ça, j’imagine qu’il ne vous l’a pas raconté ?

— Ça suffit, dit Gilles.

Mais il souriait benoîtement. Finalement c’était un plaisir d’adolescent, sans doute, mais un plaisir délicieux que d’entendre son meilleur ami et sa maîtresse se moquer de vous tendrement. On se sentait un peu en dehors du coup, comme un objet curieux, fragile, insaisissable, on finissait par s’identifier à cet objet qu’ils décrivaient, on se sentait important et aimé.

— Eh bien, je vais te décevoir : Éloïse fait une carrière foudroyante, elle est la maîtresse du photographe numéro 1 de Vogue et tout va bien. Regardez-le bien, Nathalie, il est déçu. Il voudrait que les femmes le pleurent toute leur vie.

— Je m’en moque, dit Gilles.

— A ta place, j’en ferais autant, dit Jean et il prit la main de Nathalie, la baisa. Elle lui sourit.

Depuis huit jours qu’ils traînaient leurs pas dans un Paris encore vide du mois d’août, depuis huit jours qu’ils dormaient ensemble chaque nuit dans le grand lit de la rue Monsieur-le-Prince, elle semblait parfaitement heureuse. Ils n’avaient vu personne, sauf Jean, rentré de la veille. Simplement, lorsqu’il était passé les chercher, deux heures plus tôt, elle s’était comportée dans cet appartement comme une invitée de hasard et c’était lui, Gilles, qui avait dû servir les verres, chercher la glace, etc. Il fallait qu’il pense à lui demander pourquoi, plus tard.

Il faut que je passe au Club tout à l’heure, dit Jean. Nathalie y a déjà été ? Non ? Il faut que vous veniez et que vous voyiez ce qui vous guette, le soir, avec ce voyou.

Nathalie se leva et partit se recoiffer. Jean la regarda partir et une espèce de mélancolie fit tomber son gros visage :

— Elle est rudement belle, dit-il.

— Tu trouves ? dit Gilles.

Il avait pris une petite voix flûtée, distraite qui les fit rire ensemble.

— Elle est mieux que toi, poursuivit Jean rêveusement, beaucoup mieux. Je ne parle pas physiquement, ajouta-t-il.

— Merci, dit Gilles.

— Tâche de..., commença Jean, puis il s’arrêta, secoua la tête.

— Je sais, dit Gilles gaiement, tâche de ne pas la faire souffrir, de la garder telle qu’elle est, de ne pas être égoïste, de te comporter comme un vrai homme, etc.

— Oui, dit Jean, tâche.

Ils se dévisagèrent puis détournèrent les yeux ensemble. Par moments, Gilles détestait son reflet dans les yeux de Jean. Ils se levèrent et partirent dès le retour de Nathalie.

Le Club était gai, déjà plein. Il n’y avait plus de mois d’août, semblait-il, pour les Parisiens. Ils furent accueillis par Pierre, tout bronzé, qui serra Gilles sur son cœur en l’appelant «mon fils », oubliant totalement qu’il l’avait boxé la dernière fois qu’il l’avait vu. Il jeta un coup d’œil appréciateur, intrigué vers Nathalie. Gilles hésita. Avec n’importe quelle femme nouvelle, il eût dit : «Nathalie, voici Pierre » et c’eût été fini : la nouvelle maîtresse de Gilles Lantier se nommait Nathalie. Mais il ne pouvait pas. Il dit d’une voix rogue : «Puis-je te présenter Pierre Leroux ? Mme Sylvener. » Et il rougit.

Il recommença la même cérémonie quinze fois, dans la soirée. Tout le monde lui tapait sur l’épaule, les filles l’embrassaient, selon ces grandes règles d’affection mutuelle en cours à l’époque et chaque fois il se débarrassait d’un bras puissant ou frêle  – selon le sexe (et encore pas forcément) – et, se tournant vers Nathalie, présentait l’un ou l’autre à Mme Sylvener. Il était évident que chaque fois sa simple politesse provoquait une certaine curiosité mais il s’obstinait, sous l’œil amusé de Jean, et celui parfaitement incompréhensif de Nathalie. Naturellement le bon vieux Nicolas, le vieux copain éméché arriva à son tour et dûment présenté s’adressa à Nathalie :

— C’est vous qui nous l’aviez kidnappé ? On s’inquiétait, vous savez. Remarquez, à sa place, je ne serais jamais revenu.

Il eut un bon rire de galant homme et s’assit tranquillement à leur table.

— Vous m’offrez un verre, pour fêter ça ?

— On ne fêtait rien du tout, fit Gilles excédé, on fêtait notre tranquillité jusqu’à ton arrivée.

— Mon Dieu, dit Nicolas, peu susceptible et qui, de toute façon, avait soif, mon Dieu, mais il est jaloux !... Je suis sûr que madame sera ravie que nous buvions à sa première arrivée au Club-car je ne vous ai jamais vue ici, n’est-ce pas ? Je me le rappellerais, je peux vous le promettre...

Tout en souriant tendrement à Nathalie, il avait capturé la bouteille sur la table et se versait un grand verre de whisky. Gilles était furieux, d’autant plus qu’il voyait les yeux de Jean se plisser de l’autre côté de la table, tant il avait envie de rire. Nathalie près de lui ne disait rien.

— Écoute, Nicolas, dit-il, nous parlons affaires.

— Si vous parlez affaires, madame s’ennuie. Voulez-vous danser avec moi, madame ?

Et tout à coup Nathalie éclata de rire et Jean aussi. Ils ne pouvaient plus s’arrêter. Par gaieté naturelle et tout en se servant un autre verre, Nicolas les imita. Gilles resta seul avec sa respectabilité, humilié et furieux.

— Hou, hou, hoquetait Jean, si tu voyais ta tête...

Nathalie avait les yeux pleins de larmes à force de rire et Gilles esquissa un petit sourire contraint. Il avait rudement envie de quitter ces deux idiots et d’aller s’enivrer avec ses vieux amis, à une autre table. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas vu Paris, après tout. Et si tous les efforts qu’il faisait pour ménager la susceptibilité de sa maîtresse le menaient là, il n’y avait qu’à renoncer. C’était facile.

— Pourquoi ne vas-tu pas danser ? dit-il à Nathalie.

— Je ne sais pas danser ça, dit-elle, tu le sais bien. Il ne faut pas m’en vouloir, monsieur, dit-elle à Nicolas, j’arrive de la province.

— Mon Dieu, dit Nicolas, quelle province ?

— Le Limousin.

— Le Limousin ? J’adore le Limousin. J’y ai même des parents. Ça alors... Ça s’arrose. Gilles, buvons au Limousin.

Là-dessus, sous les yeux consternés de Gilles, s’engagea une longue conversation entre Nathalie et Nicolas sur les charmes de la campagne, le temps des moissons et celui des vendanges qui semblait  – ce dernier  – avoir spécialement plu à Nicolas. Il était 2 heures du matin quand Jean, vaguement parti lui-même et hilare, les déposa devant chez eux. Nathalie vacillait un peu et Gilles était d’une humeur de dogue. Il prépara quelques phrases cinglantes dans la salle de bains mais quand il rentra dans la chambre, elle dormait déjà à poings fermés. Il s’allongea près d’elle et mit longtemps à s’endormir.