Le lendemain, elle s’éveilla avec l’air penaud et surpris des gens qui malgré quelques verres de trop et un léger sentiment de culpabilité ont dormi comme des cailloux et se sentent frais et dispos. Elle le regarda avec sournoiserie et il ne put s’empêcher de sourire.
— Alors ? dit-il. Tu as bien rêvé de Nicolas ?
— J’adore Nicolas, dit-elle. Il a l’air d’un gros chien.
— Un gros chien alcoolique, oui, dit Gilles. Je ne savais pas, à propos, que tu pouvais boire.
Elle le regarda, hésita :
— C’est que, dit-elle... c’est que j’avais si peur. Je ne connaissais personne, tu connaissais tout le monde. Et j’avais l’air si ridicule près de toutes ces filles...
Gilles la regarda, ahuri :
— Oui, j’avais ma petite robe noire, mon collier de perles, elles étaient toutes en Diane chasseresse. Et tu avais l’air si gêné de me présenter à tout le monde...
— Ça, c’est le comble, dit Gilles. Le comble de tout... Tu crois vraiment que je pourrais avoir honte de toi ?
Il s’était renversé sur le lit, il la tenait contre lui. Elle avait eu peur... Nathalie qui n’avait peur de rien, qui défiait la province limousine, qui quittait son mari, Nathalie avait eu peur d’un club de gentils alcooliques. Il avait envie de rire et de s’attendrir à la fois.
— Pas honte vraiment, dit-elle d’une voix songeuse. Pas honte, mais tu pourrais t’ennuyer. C’est pourquoi j’étais si contente de voir ce Nicolas s’asseoir avec nous.
— Mais il y avait Jean. Il te trouve merveilleuse, Jean.
— De toute façon, Jean est avant tout ton ami. Tu peux lui faire ou me faire n’importe quoi, il te pardonnera. Je me demande même si, d’une certaine façon, il n’aime pas te voir mal agir.
— Tu es folle, dit-il.
Néanmoins il se rappelait à présent certaines expressions de jubilation de Jean lorsqu’il était lui-même dans ce qu’ils appelaient ses périodes de crise, et que tout excès, toute imbécillité souvent, lui devenait bon. Jean le calmait, le raisonnait mais avec une sorte d’indulgence amusée, presque admirative qui souvent le relançait de plus belle. De toute façon, on ne sait jamais rien sur ses amis, ni sur l’influence souterraine, inconnue parfois d’eux-mêmes, qu’ils ont sur vous. Néanmoins, l’idée de Jean, le brave Jean, en mauvais ange était cocasse. Il se mit à rire :
— Tu remets tout en question. Tu comptes bousculer toute ma vie, comme ça ?
— Il ne me semble pas que tu aies beaucoup ménagé la mienne, dit-elle paisiblement.
Elle le regardait en souriant, les yeux mi-clos. Elle avait peut-être eu peur de tous ces gens, la veille, mais elle n’avait manifestement aucune peur de lui, ce matin.
— Tu es une femme dure, dit-il, et cruelle. Tu n’as peur de rien. Et en plus, tu es alcoolique. Et en plus tu es perverse, conclut-il en s’abattant sur elle. Il faudra que je te présente à Gilda.
— Qui est Gilda ?
Il était contre elle à présent, il avait envie d’elle et pas du tout envie de parler de Gilda. Néanmoins il répondit confusément :
— Une femme perverse.
— Oh, dit-elle, toutes les femmes peuvent être perverses. Moi aussi, tu sais... Ça ne veut rien dire, la perversité... Le plaisir, si on aime quelqu’un...
— Tais-toi, dit-il, espèce de bavarde.
Ils allèrent déjeuner chez Lipp, très tard, et Gilles continua ses présentations mais avec la plus grande aisance. Dans trois jours, il commençait à travailler, sa maîtresse était belle, elle l’aimait, il était heureux, il se demandait comment il avait pu être ce fantôme grelottant et désespéré trois mois plus tôt. Il devait être claqué physiquement à l’époque sans même s’en rendre compte. Aujourd’hui le monde était à lui. Il avait envie de Champagne, c’était idiot le Champagne avec la choucroute mais ils burent du Champagne.
Puis ils allèrent voir un film stupide, à côté, et Gilles passa son temps à chuchoter des inepties à l’oreille de Nathalie, furieuse, car elle était devant tout spectacle d’une attention et d’une gravité d’enfant. D’ailleurs elle l’ennuyait depuis trois jours pour aller voir une pièce de théâtre intellectuelle, fort belle, semblait-il, mais dont la seule idée glaçait les sangs de Gilles. Il n’était pas allé au théâtre depuis des années, les soirées prévues d’avance l’excédaient, il se moquait de ce qu’il nommait son côté provincial.
— Tu as bien le temps, disait-il. Tu n’es pas à Paris pour une semaine. Tu n’as pas l’obligation de tout voir en une semaine pour tout raconter aux dames de la Croix-Rouge de Limoges.
— Mais j’aime ça, disait-elle. Tu ne comprends pas. Et c’est avec toi que j’aurai envie d’en parler après.
— C’est gai, gémissait-il, je suis tombé sur une intellectuelle.
— Je ne te l’ai jamais caché, répondait-elle sans rire et l’idée de Nathalie, sa maîtresse, ce corps exigeant et chaud, transformée en intellectuelle, le faisait rire aux larmes.
Cependant quelquefois quand il se rendait compte par un détail de la profondeur, de l’étendue de sa culture à elle par rapport à la sienne, il s’étonnait un peu. Bien sûr, elle avait eu le temps de lire, en trente ans, en province, mais effectivement elle aimait ça ; et quand il lui disait par fatigue un des paradoxes ou des lieux communs à la mode, elle le reprenait sans indulgence, avec une sorte d’irritation étonnée comme s’il se fût brusquement montré indigne de lui-même.
— Mon chéri, disait-il – bien que persuadé du contraire –, je ne suis pas un homme très intelligent. Il faut que tu l’admettes.
— Tu pourrais l’être, rétorquait-elle froidement, si tu n’avais pas renoncé à te servir de ton intelligence pour autre chose que ta vie privée. Tu n’as aucune curiosité. Je me demande comment ils t’ont gardé dans ce journal.
— Parce que je suis très travailleur, très doux et que je tape bien à la machine.
Elle haussait les épaules, elle riait mais il y avait une certaine rancune dans son rire. Quand ils en arrivaient là, d’ailleurs, Gilles était ravi. Il avait toujours adoré être «grondé ». Tout cela finissait bien entendu par des mots d’amour, des gestes et, la tenant à sa merci, dans la volupté, Gilles lui demandait d’une voix hachée si elle aimait ce que lui faisait son imbécile d’amant. Il en était à cette exquise période de l’amour où l’on adore se disputer et où l’on ne peut même pas imaginer que ces sujets de tendres batailles puissent être les ferments, les anges annonciateurs de combats moins gais.