Il passa la journée comme un rêve. Il mourait d’envie de téléphoner à Nathalie, de lui annoncer son amour, triomphalement. En même temps il avait envie de le lui rapporter comme une surprise, comme un merveilleux et imprévu cadeau, il voulait voir son visage quand il le lui dirait. S’il pouvait attendre encore quelques jours, s’il pouvait attendre jusqu’à la gare, quand elle viendrait le chercher... Dès qu’ils auraient quitté la ville, il lui ferait arrêter la voiture, il prendrait son visage entre ses mains, il lui dirait : «Tu sais, je suis fou amoureux de toi. » Et l’idée du bonheur qu’elle en aurait le remplissait d’orgueil, de tendresse, il se sentait fastueux. Emporté par sa propre générosité, il s’arrêta chez un bijoutier, acheta sur ses derniers francs un petit bijou ridicule qui l’attendrit encore plus et c’est le cœur débordant qu’il lui téléphona à 5 heures comme prévu d’un café-tabac près de chez lui.
Il l’eut tout de suite mais il tomba sur une voix sèche, presque indifférente, qui tout d’abord l’étonna puis le blessa. Aussitôt il se dit : «Tiens, bien sûr, c’est normal. » II savait qu’en amour il y en a toujours un qui finit par faire souffrir l’autre et que quelquefois, rarement, cette situation est réversible. Mais là, si vite, de souffrir par elle alors qu’il venait juste de s’avouer à lui-même qu’il l’aimait, alors qu’elle l’ignorait encore, lui parut tout à coup injuste et décevant en même temps qu’il vérifiait en une seconde, grâce à cette blessure, la vérité de son amour.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il d’une voix gaie.
— Il se passe qu’il a fait trop chaud, qu’il y a des orages atroces depuis ce matin et que... que j’ai une peur bleue des orages. Ne ris pas, dit-elle aussitôt. Je n’y peux rien.
Mais il riait, soulagé et étonné à la fois. C’était le premier signe de puérilité qu’elle lui donnât. Son comportement emporté, imprudent, absolu lui semblait jusque-là plus proche de l’adolescence que de la bourgeoise et peureuse enfance.
— Je t’ai acheté un cadeau, dit-il.
— Que tu es gentil... écoute, Gilles je vais raccrocher. C’est très dangereux de tenir un engin électrique pendant les orages. Rappelle-moi demain.
— Mais, dit-il, le téléphone n’a rien d’électrique. C’est...
— Je t’en supplie, dit une voix sauvage, dénaturée par la peur, je t’embrasse.
Elle raccrocha et il resta pantois, le récepteur à la main, essayant de rire. Essayant de se dire qu’au prochain orage sur Limoges, il lui ferait l’amour, voir qui de la peur ou du plaisir l’emporterait. Mais il se sentait triste, abandonné, le soleil était tombé sur les rues et son cadeau lui semblait bien plus ridicule à présent qu’attendrissant. Il voulait la voir, tout de suite. Bien sûr, il y avait Air Inter, le fameux Air Inter, qu’il pourrait prendre au pire, s’il se sentait trop mal. Il téléphona à Orly, il n’y avait pas d’avion avant le lendemain.
Le train était parti, sa Simca vendue et il n’avait plus un sou. Et il avait rendez-vous le lendemain avec l’administrateur du journal pour discuter de ses nouveaux appointements et il devait parler à Éloïse et la vie était un enfer. D’ailleurs il avait été trop heureux toute la journée, il aurait dû se méfier. Et l’idée qu’il en était arrivé là, à penser «tout se paie » le remplit de dégoût envers lui-même. Ah non, il n’était pas guéri ! Il était maintenant doublement malade puisque déprimé et à la merci d’une inconnue. Une inconnue qui disait l’aimer et qui au moindre orage lui raccrochait au nez. Il remâchait sa colère sous l’œil bonasse de la patronne du café et il finit par sentir son regard sur lui, essaya de sourire.
— Il fait rudement beau, dit-il.
— Un peu trop chaud, dit la femme
aimablement. Il va y avoir de l’orage.
Il attaqua aussitôt :
— Ça vous fait peur, vous, l’orage ? Elle éclata de rire :
— L’orage, vous voulez rire. Nous, c’est des impôts qu’on a peur.
Elle allait développer ce sujet mais devant l’air déconfit de Gilles, poussée par une bonté instinctive et cette divination merveilleuse qu’ont si souvent les dames des cafés, à force de laisser errer leur regard sur des visages de solitaires, heureux ou décomposés, elle ajouta :
— Remarquez, ma nièce qui est du Morvan, pourtant, où il y en a de terribles, elle n’a jamais pu s’habituer. Elle peut être en train de dîner, si ça tonne, elle passe sous son lit. C’est les nerfs.
— Oui, dit Gilles enchanté, c’est «les nerfs », songeant que jusque-là Nathalie s’était beaucoup plus préoccupée de ses nerfs à lui que des siens propres et qu’il était peut-être juste que l’inverse se produisît. Il entama une longue conversation, offrit et se fit offrir quelques portos, vin qu’il exécrait d’habitude mais qui lui rappelait les cocktails de son beau-frère et, un peu grisé, sortit plus optimiste de son café. A présent, il lui fallait parler à Éloïse. Demain il passerait au journal, essayerait de leur emprunter un peu d’argent et demain soir, au fond, il pouvait très bien repartir. Déjà il imaginait les cent kilomètres de voiture avec Nathalie, ces cent kilomètres nocturnes et enchantés, ces cent kilomètres de mots d’amour. Pourquoi lui avait-il parlé d’une semaine ou de deux de séparation ? Par défense, sans doute, pour se persuader, en la persuadant, que huit jours sans elle étaient possibles, supportables, pour se persuader aussi que Paris existait, et l’ambition et les amis, idée parfaitement fausse d’ailleurs puisque tout cela était irréel depuis deux jours, qu’il ne voyait rien, ne ressentait rien et que seuls vivaient en lui les collines du Limousin et le visage de Nathalie. Mais que penserait-elle à le voir revenir si vite, à le savoir enchaîné ? N’en prendrait-elle pas cette assurance fatale et un peu lasse que l’on éprouve devant quelqu’un dont on est trop sûr ? Ou serait-elle folle de joie ? Il se rappelait successivement ses yeux pleins de larmes à la gare, sa voix sèche de tout à l’heure, il en concluait à deux femmes différentes, et en la multipliant, en la compliquant, en embrouillant Nathalie, se donnait ainsi, involontairement, la possibilité d’un grand amour.
Eloïse regardait la télévision quand il rentra mais elle se leva d’un bond, et se jeta à son cou. Il se rappela une scène analogue, longtemps avant, et avec surprise se rendit compte que ce temps se réduisait à un mois, à peine. Il lui semblait qu’il s’était passé tant de choses depuis — Mais que s’était-il passé au fond ? Il avait passé quinze jours d’ennui interminables chez sa sœur puis avait fait l’amour dix jours ensuite avec une femme, l’après-midi. Cela se résumait de la sorte, si on voulait. Mais il ne le voulait plus, c’est tout.
— Alors, ça s’est bien passé ? Tu as vu Fairmont ?
— Oui, dit-il, je l’ai vu, c’est d’accord.
Il n’avait pas envie de lui expliquer, de lui raconter l’affaire Garnier. Il n’avait envie d’en parler qu’à Nathalie. Peut-être que l’amour pouvait se résumer ainsi parfois : l’envie de ne rien raconter qu’à une seule personne. Il marmonna :
— Tu n’as pas de porto ? et aussitôt il regretta ses mots : il se conduisait en visiteur.
— Du porto ? mais tu as toujours eu horreur de ça...
— J’en ai déjà bu trois et je n’aime pas changer et... dit-il en s’éclaircissant la voix, j’ai besoin de prendre un verre.
Voilà. Il avait posé un jalon. Elle allait dire «pourquoi » et il répondrait «parce qu’il faut que je te parle ». Mais elle était trop loin de tout ça, elle s’écria :
— Je te comprends ; quelle journée, mon pauvre chou... Je fais un saut chez l’épicier, en bas, j’en ai pour une minute.
— Ce n’est pas la peine, dit-il, désolé, mais déjà elle claquait la porte.
Il alla à la fenêtre, la regarda traverser la rue de son pas dansant de mannequin, entrer chez l’épicier. Il jeta un coup d’œil traqué autour de lui : il y avait ses cigarettes préférées sur la table basse, son journal du soir, bien plié, des fleurs fraîches dans un vase. Il savait, sans même les regarder, que sa chemise blanche et son costume gris, le plus léger, étaient posés sur le lit à côté. Et même l’ours, l’affreux ours en peluche dont il ne lui avait rien dit, avait disparu. Elle avait dû attribuer son silence à sa gentillesse alors qu’il ne relevait que d’une indifférence totale. Et lui, comme un beau goujat, insouciant et ivre, lui avait fait l’amour. Il se haïssait. Tout cela aussi, il le raconterait à Nathalie, il ne lui cacherait rien. Il s’enorgueillissait déjà de sa franchise à venir, de sa propre humiliation, il ne se demandait pas quelle part il entrerait, dans cette confession du désir de diminuer sa honte, en l’avouant, et de donner ainsi plus de prix, aux yeux de Nathalie, à sa rupture.
Il but donc mélancoliquement un verre de porto et décida de parler à Éloïse après le journal télévisé. Mais elle mourait d’envie, ensuite, de suivre un feuilleton qui la passionnait comme il passionnait d’ailleurs depuis un mois sa sœur Odile. Il bénéficia ainsi, contre son gré, de cinquante minutes de répit, qui ne firent qu’augmenter son désarroi. Il avait grande envie de l’entraîner ailleurs, au Club par exemple et de lui expliquer tout là, au milieu de la musique et des gens ; ce serait moins dur. Mais c’était trop inélégant.
— Tu n’as pas faim ? dit-elle en éteignant le poste.
— Non. Éloïse... je voudrais te dire... Je... J’ai rencontré une autre femme, à la campagne et je... je...
Il bafouillait horriblement. Éloïse s’était immobilisée, pâle, elle le regardait :
— Elle m’a beaucoup aidé, ajouta-t-il précipitamment. En fait, c’est grâce à elle que je tiens debout. Je te demande pardon pour ça et pour hier soir. Je n’aurais pas dû.
Éloïse se rassit lentement. Elle ne disait rien.
— Je vais repartir là-bas. Bien sûr, tu restes ici tant que tu veux... tu sais bien que toi et moi, on est amis pour la vie...
«On ne peut pas être plus niais que je ne suis, pensait-il, ni plus maladroit. C’est la rupture dans tout son conformisme, toute sa cruauté. Mais je n’ai rien d’autre à dire. » Il se sentait glacé.
— Tu l’aimes ? dit Éloïse. Elle avait l’air incrédule.
— Oui. Du moins je le crois. Et elle m’aime, ajouta-t-il très vite.
— Alors pourquoi... pourquoi hier soir... ?
Elle ne le regardait même pas. Elle ne pleurait pas, elle regardait le poste fixement comme si un film invisible s’y déroulait pour elle.
— Je... j’avais envie de toi, je suppose, dit-il. Je te demande pardon, j’aurais dû tout te dire tout de suite.
— Oui, dit-elle. Tu aurais dû.
Elle se tut. Ce silence devenait insupportable. Mais qu’elle crie, qu’elle pose des questions, qu’elle fasse n’importe quoi d’outré qui lui permette de respirer, lui ! Il passa la main dans ses cheveux, il était trempé de sueur. Mais elle ne disait toujours rien. Il se leva, fit trois pas dans la pièce :
— Veux-tu boire quelque chose ?
Elle releva la tête. Elle pleurait et il fit un mouvement vers elle, instinctivement, mais elle se rejeta en arrière, la main devant les yeux :
— Va-t’en, dit-elle, je t’en prie, Gilles, va-t’en tout de suite... je partirai demain. Non, je t’en prie, va-t’en.
Il dégringola l’escalier, courut dans la rue, le cœur battant. Essoufflé, il s’appuya contre un arbre, l’enlaça. Il était à demi mort de honte et de tristesse.
— Je suis content que ce soit vous, dit Garnier.
Ils étaient dans le bar de l’Hôtel Pont-Royal, un bar souterrain où les lumières ne changeaient jamais l’hiver ou l’été. Gilles avait dormi à l’hôtel, il était mal rasé, sa chemise était sale, il avait fait des cauchemars. Curieusement Garnier, qui était grand et fort, avec des yeux gris, des cheveux gris, quelque chose de très doux dans le visage, semblait plus à l’aise que lui.
— Ce... cette place vous revenait, dit Gilles. Je n’aime pas vous la prendre.
— Vous n’y êtes pour rien. Fairmont n’aime pas mes mauvaises mœurs, c’est tout.
— Voyez-vous, reprit Garnier avec douceur, ce n’est pas si grave. «Tout est perdu fors l’honneur. » J’aime vraiment ce garçon. Qu’il m’ait dit qu’il avait dix-neuf ans au lieu de dix-sept et que, quand on l’a raflé, il ait fini par dire de quoi il vivait ou plutôt de qui, tout cela est normal. J’aurais très bien pu nier. Ils n’avaient pas de preuves. Mais c’est là que j’aurais perdu mon honneur : en le reniant et en sauvant ma réputation. Comique, n’est-ce pas ?
— Qu’allez-vous faire ? dit Gilles.
— Il sortira dans six mois. Il aura dix-huit ans. Et il sera libre, de me revoir ou pas.
Gilles le regardait avec admiration.
— Mais s’il ne vous revient pas, dit-il, vous aurez tout perdu pour rien...
— Je n’ai jamais rien perdu de ce que j’ai donné, dit Garnier paisiblement. C’est ce qu’on vole aux gens qui vous coûte cher, mon bon, rappelez-vous ça... — Il éclata de rire :
— ... Je dois vous paraître bien moral pour un inverti. Mais croyez-moi : le jour où vous aurez honte de ce que vous aimez, vous serez fichu. Fichu pour vous-même. Maintenant parlons travail.
Il donna plusieurs conseils à Gilles qui l’écouta à peine. Il pensait à ce qu’il avait volé à Éloïse, il pensait qu’il n’aurait jamais honte de Nathalie, il pensait qu’il l’aimerait avec autant de tendresse, d’honneur que Garnier aimait son petit jeune homme. Il lui dirait tout cela, il lui parlerait de Garnier, il mourait d’envie de la revoir. Dans une demi-heure, il passerait au journal, réglerait au plus vite la question d’argent, déjeunerait avec Jean, lui confierait Éloïse, ferait ses bagages et sauterait dans le train à 5 heures. Il allait téléphoner à Limoges d’ici même.
Nathalie avait une voix gaie, tendre et il sentit un grand bonheur l’inonder :
— Je suis désolée pour hier, dit-elle aussitôt. J’avais vraiment très peur, c’est nerveux.
— Je sais, dit-il. Nathalie, que dirais-tu si je revenais ce soir ?
Il y eut un silence :
— Ce soir ? dit-elle. Non, c’est trop beau, Gilles. Tu peux ?
— Oui. J’en ai assez de cette ville. Et tu me manques, ajouta-t-il avec modération. Je vais prendre le train. Tu viens me chercher à Vierzon ?
— Mon Dieu, dit-elle consternée, nous dînons chez les Couderc ! Qu’est-ce que je vais faire ?
La véritable détresse de sa voix consolait Gilles. Il fit l’homme fort :
— J’irai jusqu’à Limoges, je prendrai un taxi et je te verrai demain. Tu peux déjeuner avec moi ? Tu n’as pas la Croix-Rouge ?
— Oh ! Gilles, dit-elle... Gilles, tu te rends compte : déjeuner avec toi demain... quel bonheur... Je m’ennuyais affreusement.
— Tu viens me chercher chez ma sœur à midi ? Tu peux la prévenir ?
Il se sentait tout à coup organisé, décidé, viril. Il émergeait de ce chaos confus qu’était Paris. Il revivait.
— Je vais y passer tout à l’heure, dit-elle. Et demain à midi, je serai là. Tout va bien pour toi ?
— J’ai eu quelques complications, beaucoup même, mais je... j’ai tout arrangé, conclut-il avec fermeté.
«C’était beaucoup dire, pensa-t-il brusquement, j’ai accepté la place d’un type et fait pleurer une femme. » Mais il ne pouvait empêcher cette euphorie en lui, cette bonne conscience cruelle, irrémédiable que donne le bonheur.
— A demain, dit-elle, je t’aime. Il n’eut pas la tentation de dire «moi aussi ». Elle avait raccroché.