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La nouvelle lune

La première chose que Patricia a faite, en prenant possession de ma chambre, a été d’ouvrir la fenêtre pour faire entrer le chat qui miaulait sur le rebord. Le matou avait pris l’habitude de jouer la bête égarée qui cherche asile quelque part. Patricia n’arrêtait pas de sourire. Les chats ne sourient pas. Moi, j’observais. Je ne disais rien. Pour une des rares occasions de ma vie, je pouvais deviner ce qui allait se passer. Et je ne me suis pas trompé.

Une fois la fenêtre ouverte, les chats sont entrés un par un. Huit en tout. Des gris, des noirs, des blancs mouchetés, des café au lait. Il ne manquait qu’un chat à carreaux pour obtenir l’assortiment complet.

Les chats aiment bien prendre leurs aises. Il ne leur faut pas beaucoup de temps pour organiser un endroit à leur façon. Ceux-ci semblaient hésiter. Ils ne reconnaissaient plus l’appartement de Nathalie. Ils cherchaient. D’habitude, M. Crevier ne les laissait pas sortir à cette heure-là. Maintenant ils devaient se demander pourquoi le monde modifiait ainsi ses habitudes. En fait, les chats ne se posaient peut-être aucune question. C’est moi qui leur inventais des inquiétudes.

Quand M. Crevier a ouvert sa porte et s’est mis à crier :

— Ti-mine ! Ti-mine ! Ti-mine !

Les chats ont hésité. Pendant un moment, ils sont demeurés interdits, peut-être déchirés. Puis ils ont choisi de retourner à leur sécurité. Ils devinaient qu’ici nous n’avions que l’aventure à offrir. Ils avaient déjà été échaudés par l’affaire Nathalie. Et comme on dit : chat échaudé…

C’est vrai ! De notre côté, nous n’avons que l’aventure. Mais quelle aventure ! Pour la première fois depuis deux mois, elle prend une couleur que j’aime.

Bien sûr, Patricia a protesté.

— Je ne veux pas te voler ta chambre.

— Je te la donne.

Qu’est-ce que ça peut bien me faire de partager la chambre de Luc ? Depuis le départ de son cousin, Luc Robert a repris les manières du Luc Robert que je connais depuis des années. Un soir, il m’a même regardé en plein dans les yeux et m’a dit :

— J’ai pensé à tout ça, Woody !

Que Luc pense était déjà un exploit en soi assez inquiétant. Et qu’il pense à tout ça, ce qui pouvait englober plusieurs choses à la fois, tenait de l’acrobatie. Première grande affirmation, Luc a déclaré :

— Entre Andréa et moi, c’est pris pour longtemps.

Il doit avoir raison. Malgré leurs ennuis, leurs accrochages, leurs contradictions, Luc et Andréa tiennent le coup. Parfois, ils ressemblent à un vieux couple. Moi, j’ai déjà rangé dans mes souvenirs mes poèmes les plus déchirants pour Anik Vincent, mes amours-balançoires avec Caroline Corbeil, même les jambes et les dents parfaites de Mélissa ne me disent plus rien. J’entre dans un autre monde, je respire la fin de l’automne.

Pour me convaincre ou, mieux, pour se convaincre lui-même, Luc Robert a répété :

— Oui, Woody. Andréa et moi, c’est pris pour longtemps. C’est pour ça que j’ai décidé de laisser mes cours.

Depuis septembre, il était clair que le cégep et Luc Robert ne faisaient pas bon ménage. Mais je n’imaginais pas la situation aussi catastrophique. Il faut dire que je ne m’étais pas beaucoup informé au sujet de ses études. Son cousin me causait assez de soucis. Mais Luc éprouvait de sérieuses difficultés. Il était en panne d’apprentissage.

— Je te le dis, Woody, c’est comme si plus rien ne voulait entrer dans ma cervelle. Au cégep, chaque fois qu’un prof ouvre la bouche, j’ai l’impression qu’il parle chinois ou qu’il radote. Je ne comprends rien. Je ne veux rien savoir. Je vais t’avouer une chose : dans ma tête, il y a juste Andréa. Je la sais loin et ça me tracasse. Ça me fait mal, François, tu ne peux pas savoir comment ça me fait mal.

Inutile de me faire un dessin, je savais ce qu’il pouvait ressentir. Je le lui ai dit. La chose a dû l’encourager. Et c’est certainement pour ça qu’il m’a fait part de ses décisions :

— Je lâche le cégep. Je continue à travailler au restaurant. La restauration, j’aime ça. L’an prochain ou dans deux ans, je vais m’inscrire à l’Institut d’hôtellerie.

« Dans deux ans, ai-je pensé, le temps qu’Andréa finisse son cégep. » Avec Luc, il y a plein de décisions que l’on peut prévoir cent ans à l’avance. Il fonctionne par à-coups… comme son ancienne moto, comme sa BMW. Mais elle, je ne m’attendais pas à ce qu’elle revienne à la surface.

— Et puis je vais remettre ma BM sur la route.

— Tu voulais la laisser dormir pour l’hiver.

— J’ai changé d’idée.

— Mais on est tout près du métro.

— Je sais, a avoué Luc. Le métro, c’est bien beau. Mais il ne se rend pas encore jusqu’à Saint-Jérôme.

Et c’est ainsi que la vie à l’appartement a pris une nouvelle allure. Pour Luc, il devenait un pied-à-terre, comme disent les gens occupés. Le plus souvent, il venait y dormir l’après-midi avant de se rendre au restaurant. Le soir, il partait du restaurant et montait directement à Saint-Jérôme. J’aurais bien aimé savoir quand Andréa trouvait le temps de dormir. Elle devait être soulagée les soirs où la BMW tombait en panne. Ainsi, Luc a fréquemment dormi le long de l’autoroute des Laurentides. Je ne sais pas si sa BMW cancéreuse passera l’hiver. Ça ne me concerne pas. Le jour où Luc rejoindra trop facilement Andréa, sa vie n’aura plus de goût.

Oui, la vie a changé. Le ventre de Patricia grossit à vue d’œil. Elle travaille dans une agence où elle effectue toutes sortes d’enquêtes téléphoniques :

— Quel détersif utilisez-vous ?

Bien entendu, elle dérange les gens en les appelant aux moments les moins opportuns.

— Bonsoir, monsieur, nous aimerions savoir si vous êtes fumeur ?

— Non, je ne fume plus.

— Vous avez donc déjà fumé ?

— Oui. Mais j’ai arrêté.

— Est-ce à cause des avertissements sur les paquets de cigarettes, des publicités anti-tabagistes ou des…

— Non, c’est à cause du feu.

— À cause du feu ?

— Oui, du feu qui commence à prendre. J’ai une casserole sur le poêle, et ça colle, et je trouve vos questions imbéciles.

Bang ! Patricia se fait engueuler. Mais elle gagne des sous et, en attendant son bébé, elle trouve que ça reste un travail qui n’est pas trop éreintant.

Il suffit de trois gouttes de pluie pour qu’elle mette son chapeau d’Indiana Jones et qu’elle enfile son grand imperméable pour sortir. Elle aime marcher sous la pluie. C’est comme si elle avançait au milieu d’une musique.

— Tout à coup, sous la pluie, j’ai compris.

— Qu’est-ce que tu as compris, Patricia ?

Elle étale un grand rire. Elle aime rire pour tout et pour rien comme si la vie était parsemée de grosses blagues. C’est ce qui la garde en santé.

— J’ai compris que, chez nous, on avait décidé d’arranger ma vie. Bien oui, c’était simple. Ils s’imaginaient que, parce que j’étais enceinte, j’étais devenue toute faible. Et quelqu’un de faible, on peut plus facilement l’organiser. Tu comprends ?

Mais ils se trompaient. C’est avant, quand elle jouait la tête dure, quand elle faisait crever le monde, qu’elle était faible et fragile. Maintenant, avec son bébé dans le ventre, Patricia est forte.

— Je sais mieux où je vais. En tout cas, je sais que je peux avancer pour quelqu’un.

Elle caresse son ventre comme si c’était un trésor qu’elle déballera bientôt.

— Les gens rient quand je dis que je vais chanter. Moi je sais que c’est possible.

Quand elle joue de la guitare, elle devient sourde. On dirait qu’elle se replie sur l’instrument et que ses bras ne lui appartiennent plus. Ils ressemblent à des serpents qui voyagent sur le manche et la boîte de résonance. Comme une sauterelle, elle reste repliée, sa tête touchant presque le bois. Dans son ventre, son bébé doit nager en pleine musique.

La vie a changé.

Les voyages de Luc me laissent seul dans notre chambre. S’il n’y avait pas une de ses chemises ou une paire de bas qui traîne de temps à autre, je jugerais qu’il n’existe plus. Ah oui ! Il y a aussi sa voix endormie et gueularde quand, mon avant-midi libre, j’écoute ma « maudite musique » tout en travaillant.

Là aussi, les choses ont changé. Je suis redevenu l’élève modèle que j’étais.

 

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Luc et moi, nous n’avons presque jamais congé en même temps. C’est pourtant arrivé le premier mercredi de décembre. Nous avons invité mes parents à souper. Ils ont amené grand-mère dont Pauline doit continuellement s’occuper depuis la mort d’Omer.

Luc a joué son rôle de serveur à la perfection. J’ai fait le chef avec un peu moins de talent. Longtemps la bouteille de vin s’est impatientée. Omer n’était évidemment pas là pour lui faire honneur.

Ils me donnaient l’impression d’avoir vieilli de dix ans. Grand-mère n’avait plus la force de critiquer. Elle qui multipliait les remontrances à son mari, elle qui semblait toujours la plus solide, maintenant, elle n’avait plus personne sur qui se tenir. Vraiment Omer avait creusé un immense trou entre eux tous. Et je me suis dit que moi aussi j’avais peut-être vieilli de dix ans.

Et puis Patricia est entrée. Je n’avais jamais parlé d’elle à ma mère. Ils auraient pu mourir là. Comment avais-je pu leur cacher une chose pareille depuis aussi longtemps ?

Mais Patricia a éclaté de son grand rire et ils ont compris. Ils ont rajeuni de vingt ans d’un seul coup. Eux aussi, ils avaient soudainement le rire facile.

 

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J’ai beaucoup moins ri deux semaines plus tard. Je dormais… assez mal, dois-je dire. Je m’étais endormi devant le vide le plus complet. Qu’est-ce que j’allais acheter à mes parents pour Noël ? Ils ont tout. Qu’est-ce qu’ils pouvaient encore désirer de la vie ? Je naviguais dans un cauchemar terrible. Dans le salon, je leur donnais un spectacle de magie. Je sortais de ma manche les choses les plus énormes : un bateau pour partir en croisière dans les îles grecques… un cerf-volant multicolore et inutile – un jeu de parchési… une cave à vin… un hydravion… des combinaisons d’astronautes unisexes… un sac de bonbons clairs. Quoi que je fasse, ma mère me répétait toujours :

— Tu fais ça pour rien, François. Tu en fais trop. Contente-toi donc de réussir tes études.

Et moi de m’ingénier à répondre :

— Je les réussis déjà. C’est pas un cadeau, ça.

— Ça y est, François !

Ma mère avait soudainement changé de voix. Elle avait emprunté celle de Patricia. Elle pouvait même imiter son grand rire nerveux en me répétant :

— Ça y est, François. Les eaux ont crevé.

— Quelles eaux ?

J’ai ouvert les yeux. Patricia me secouait. Elle avait déjà enfilé sa robe, son manteau. Elle avait même pris le temps de se coiffer. Elle était belle comme jamais. Je me suis redressé.

— Ça y est ?

Elle a fait oui de la tête en riant, ce qui était la réponse la plus parfaite qu’elle pouvait donner. J’ai voulu me dépêcher.

— Panique pas, François. Je vais t’attendre.

Comment ne pas paniquer quand on veut enfiler une paire de bas et qu’on n'en trouve pas deux de la même couleur ?

— Prends ton temps, je vais appeler le taxi.

Appeler le taxi. C’est moi qui voulais le faire. Mais je ne m’étais pas brossé les dents. Et je déteste parler au téléphone avec mon haleine du matin… disons, mon haleine du milieu de la nuit pour la circonstance.

Je me suis donc brossé les dents. J’ai boutonné ma chemise, mais les deux pans n’arrivaient pas à égalité. La nervosité et l’art de boutonner une chemise ne jouent pas toujours dans la même équipe.

Finalement nous sommes arrivés à l’hôpital et je n’étais pas trop mal en point. L’infirmière de service m’a d’abord pris pour le père. J’ai protesté, je n’aurais pas dû. J’ai eu l’impression qu’on me dévisageait comme on regarde un cocu ou un gars qui s’est fait jouer un sacré tour. Des idées tout à fait stupides vous traversent la cervelle quand vous êtes nerveux.

À sept heures du matin, j’ai pu voir Napoléon. Moi, j’aurais bien aimé que Patricia l’appelle Jean-Sébastien, Wolfgang Amadeus ou Gustav, mais elle a balayé mes prénoms du revers de la main. Elle trouvait que Napoléon faisait plus… faisait plus… je ne me souviens pas quoi. Mais je sais qu’elle a une foutue tête dure et que Napoléon possède une voix à commander des armées et à ébranler les pyramides.

 

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Souvent on se trompe. Il paraît qu’il faut apprendre à le faire avec élégance. Ainsi, la vie reste moins déchirante.

Luc a eu une idée de génie. Il a acheté quelques bouteilles de mousseux et a invité tout le voisinage à faire la connaissance de Napoléon. C’est ainsi que j’ai vu Nap se pelotonner voluptueusement entre les gros seins de Macha. Elle a regardé son ami. Je m’attendais à rencontrer un motard. Mais il est jeune, pas tellement beau, effroyablement maigre et déjà chauve. Macha avait le regard fiévreux quand elle lui a murmuré :

— J’ai hâte, moi aussi.

Le gars avait l’air gêné. Il nous a regardé, s’est touché le nez comme s’il avait voulu disparaître derrière sa main, et il a ajouté :

— Nous, c’est pour le mois de mai.

J’aurais aimé comprendre comment une fille peut avoir le goût de donner un enfant à un gars qui la bat. Plus tard, quand j’en ai parlé à Patricia, elle a éclaté de son grand rire.

— Où est-ce que tu as pris ça, commère ?

— Je l’ai entendue, la nuit.

— Tu as déjà entendu des chattes aussi ?

— Oui, mais, chez les chats, ce n’est pas pareil.

Je croyais tout savoir. Je me trompais. Macha est une chatte. Michel, son chauve, un matou. Un matou jaloux mais doux qui ne peut pas passer une heure à son bureau sans téléphoner. Et elle, elle attend son appel… un peu malheureuse mais ainsi confiante d’être aimée.

M. Crevier a offert un chat en peluche. Napoléon a immédiatement essayé de lui arracher un œil… pas à M. Crevier mais au chat. En fait, Napoléon tendait certainement les mains vers n’importe quoi. Cela a quand même fait rire notre voisin. Le bonhomme était en pied de bas. Il a pris un verre et a eu le temps de me dire qu’il aimait beaucoup la musique classique, lui aussi.

— Quand vous êtes là, je ne bouge pas de mon côté. J’écoute ce que vous faites jouer.

Ses chats l’appelaient. Il est parti bien vite. La propriétaire n’a pas voulu monter. Je crois qu’elle a été surprise quand je lui ai descendu un verre de mousseux.

Puis la délégation de Bon-Pasteur-des-Laurentides s’est amenée. Grand-mère a trouvé que j’avais l’air fatigué… et que Napoléon me ressemblait. La nouvelle lune changeait la vie.

Ma mère a voulu me montrer comment changer les couches. Je le savais déjà. C’est même moi qui lui ai appris comment faire avec les nouvelles sortes de couches. Et puis grand-mère s’est mis à parler des lavages de couches de son époque héroïque. J’ai appris que mon père était un « pisse-minute ». Il ne passait pas une heure sans être mouillé jusqu’aux oreilles. Il est devenu rouge comme une tomate et les oreilles en feu.

Grand-mère riait. Pauline, ma mère, aussi. Mon père ne pouvait pas faire autrement que de les accompagner. Au fin fond de ma mémoire, j’ai même entendu Omer rigoler et s’étouffer dans son gin.

Finalement, c’est assez tard ce soir-là que Roger est venu faire son tour. Il avait attendu que tout le monde soit parti.

Il regardait son fils avec une certaine fierté. Je l’aurais étranglé. Je trouvais Patricia beaucoup trop gentille avec lui. Moi, j’avais les dents et les poings serrés. J’aurais espéré qu’elle l’engueule, ou n’importe quoi. Patricia demeurait douce comme de la soie. À un moment donné, je me suis même demandé si elle ne lui chuchotait pas des choses.

Il s’est mis à étaler les trois quarts de ses connaissances sur Napoléon Bonaparte.

En sciences po, je ne sais pas si Napoléon a encore beaucoup d’importance, mais, dans ma vie, bébé Napoléon qui cherche à saisir n’importe quoi de ses petites mains tendues commence à en avoir joliment. Il m’a déjà tordu le nez deux ou trois fois, et je savais qu’il n’était pas né pour lâcher prise.

Roger a conclu son exposé sur un ton très assuré :

— Napoléon, c’est bien. Napoléon qui ?

Patricia a répondu :

— Napoléon D’Amour.

Roger Boily a ri niaiseusement.

— Avec un nom comme ça, il va réussir en n’importe quoi.

Confiante, Patricia lui a répondu :

— Il va réussir.

Je souhaite que Roger ait compris qu’il ne verra pas Napoléon très souvent.