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Les doigts dans le nez

— Est-ce que je sens la graisse de frites ?

Anik n’a pas besoin de me renifler longtemps.

— Un peu ! Pourquoi ?

— Parce que j’haïs ça !

Anik se met à rire. Elle me frictionne les cheveux comme le font les athlètes contents pour féliciter un coéquipier. Je me sens mal. Dans mes rêves les plus déments, avant qu’elle ne s’intéresse à moi, combien de fois l’ai-je imaginée m’ébouriffant ainsi les cheveux ? C’était du rêve. J’avais les yeux fermés, je flottais entre deux pensées, cent désirs et quelques images de moi absolument incroyables. Quand je me secouais, je me disais que tout cela ne serait jamais réel. Maintenant, elle le fait et je suis coincé. D’un côté, une armée de frissons tissent des toiles d’araignée dans mon cou. De l’autre, je ne veux pas qu’elle respire mon odeur.

— T’es obsédé. J’ai déjà senti ça, la graisse de patates frites. Si tu continues avec tes niaiseries, je viendrai plus te chercher.

Non ! Je crie non dans ma tête ! Mais elle a raison.

Je me souviens d’un matin de septembre. Je commençais mon secondaire. Dans l’autobus qui nous menait à la polyvalente, j’aimais écouter ceux que je considérais alors comme les « grands de secondaire V ». C’était Larocque qui parlait, un de ceux-là. Il racontait son été. Il avait travaillé pour la municipalité. Avec son père, il avait effectué des travaux de voirie. Et il disait combien le marteau-piqueur l’avait obsédé :

— Au début de l’été, j’pouvais pas dormir. Toutes les nuits, je me réveillais le corps secoué par les vibrations de la maudite drill. Je l’avais dans les oreilles, la drill… dans les oreilles, les épaules, jusque dans les os de mon crâne. Une chance, ç’a fini par passer.

Moi, je suis obsédé. Mais ce n’est pas le hurlement plaintif du hot-dog que l’on va croquer qui me réveille en pleine nuit. C’est mon odeur. Je vais certainement m’y habituer. Ça aussi, ça me fait peur. S’il fallait que j’en arrive à ne plus la sentir… mais que, pour les autres, elle devienne insupportable. Misère ! Et puis, il n’y a pas que l’odeur des frites. Une boulette de viande hachée, quand ça grille sur la plaque, ça pétille toujours. Le gros ventilateur a beau ronronner, mes lunettes n’attrapent pas moins des quantités de gouttelettes graisseuses. Je nettoie mes verres toutes les vingt minutes. Une autre obsession ! Sans oublier mon tic affreux de remonter mes lunettes sur mon nez. Le soir, quand j’accroche mon tablier, je suis crevé. Non seulement par mon travail, mais aussi par mes tics.

Je suis aussi obsédé par les cheveux d’Anik, si courts qu’ils vous glissent entre les doigts comme s’ils étaient du sable fin et doré.

— C’est mes cheveux d’été !

Je suis enfin obsédé par les jambes d’Anik. Elles sont déjà bronzées, douces comme de la soie… de la soie musclée ! Anik a commencé ses leçons de tennis, elle aussi. Jusqu’à ce que les cours soient finis, elle travaille les fins de semaine. Quand elle vient me chercher, comme ce soir, c’est une fête. Une fête déchirante. Je voudrais sentir le savon et la lotion après-rasage qu’elle m’a offerte. Preuve qu’elle doit être plus sensible aux odeurs qu’elle veut me le faire croire.

Elle est derrière le volant de l’auto de son père. Elle a coupé le moteur mais continue à regarder devant comme si elle m’emmenait dans un coin perdu, loin devant. Je suis mal couché, replié, la tête sur ses cuisses. Et sa main dans mes cheveux… Je ne peux pas résister à la tentation. Sa peau sent tellement bon. Je la mords juste au-dessus du genou.

— Aouch ! Qu’est-ce qui te prend ? Tu m’as fait mal.

— Je suis obsédé, Anik. Obsédé par tes jambes !

— Pas besoin de les manger, grand fou !

— Tu veux pas me laisser les grignoter un peu ? Tu veux vraiment pas que j’en garde une bouchée ?

— J’ai besoin de mes jambes, O.K. ?

C’est presque une menace. J’abdique. Je suis un cannibale aussi docile qu’amoureux.

— O.K.

Je l’embrasse. Les grillons crissent dans les herbes au bord de la route. Ils vivent des insomnies, eux aussi. Les miennes sentent la patate, les hot-dogs, l’odeur affolante des jambes d’Anik qui ont couru après les balles, bu du soleil. Mes insomnies sentent aussi les examens. Avant, je prenais tout le temps qu’il me fallait pour étudier. Même plus qu’il m’en fallait. Maintenant, ce n’est plus possible.

Pendant la période des examens, on distingue deux catégories d’élèves : les énervés qui se rongent les ongles jusqu’au coude et ceux qui ne s’en font pas du tout. Les énervés peuvent aussi être divisés en deux groupes : les « bollés » qui s’inquiètent parce qu’ils sont trop perfectionnistes et les « tartes » qui, depuis toujours, sont sur le point de couler leur année. Ceux qui ne s’en font pas se divisent aussi en deux groupes : les « pas nerveux » naturels, une espèce rare, et ceux qui sont certains d’échouer… et à qui ça ne fait pas un pli sur le nombril… ou qui font semblant parce que, dans la vie, si on ne faisait pas semblant une fois de temps en temps, ça deviendrait trop cruel. Là, je fais semblant d’être beau et ça me rend quasiment heureux, même si je fais partie des« bollés » inquiets et perfectionnistes. Plus jeune, à l’approche des examens, j’avais des poussées d’eczéma. Maintenant, quelques boutons me suffisent. Cette année, avec le travail en plus, j’ai les nerfs en boule.

J’ai appris trop vite à faire des hot-dogs. M. Grimard ne veut plus me lâcher. Il voudrait que je travaille à plein temps.

— Faut que je finisse mon année.

— Viens tout de suite après la classe.

C’est comme ça que, même certains soirs de semaine, je descends de l’autobus jaune juste devant Le Fou du hot-dog. Je passe d’un autobus à l’autre, de quoi devenir cinglé.

— C’est la faute du beau temps, me répète le bonhomme Grimard.

J’aimerais lui conseiller d’engager quelqu’un d’autre. Je n’ose pas. Je ne veux pas qu’il me laisse tomber. Je cours après les sous, mon indépendance.

Pas besoin d’être Picasso, Beethoven, Léonard de Vinci ou Mozart pour faire des hot-dogs. Il faut simplement savoir la différence entre une saucisse et une balle de tennis. Je pense que M. Grimard est satisfait de moi. Il ne me le dit pas. Il ne veut pas trop m’envoyer de fleurs de peur que je lui demande une augmentation. Il a un grand principe : à un débutant, il ne faut jamais donner plus que le salaire minimum. Il ne m’a pas dit combien de temps on reste débutant.

Anik est donc venue me chercher. J’aurais dû être heureux. Avec nos emplois d’été, nous nous voyons déjà moins. Nous nous sommes quelque peu attardés dans le petit chemin aux herbes hautes que je commence à connaître. Pas longtemps, juste le temps de quelques baisers, d’une dizaine de caresses… le temps de lui mordre le genou. Ensuite, elle m’a laissé à ma porte.

Dans le salon, j’ai retrouvé ma mère devant le talk-show qu’elle dit détester mais qu’elle regarde toujours. C’est une manière comme une autre de m’attendre.

— Je gage que tu as encore vu Anik !

— J’m’en cache pas.

Ma mère glisse un coup d’œil à mon père qui, cantonné dans son fauteuil, regrette d’être éveillé.

— J’en parlais justement avec ton père. On pense que, pour la période des examens, vous devriez pas vous voir le soir. Il y a déjà assez que tu travailles. Pas vrai, Marcel ?

Elle quête une complicité. Mon père approuve sans grande éloquence :

— Ouais… ouais…

— Inquiétez-vous donc pas pour mes examens. Ça va très bien !

Et je fuis vers ma chambre. J’entends Pauline Lacoste-Gougeon secouer son époux. Lui, il se défend à peine. Il vit une période creuse. Ma mère en profite pour l’enfoncer davantage. Devant mon cahier de chimie, je me demande si les amours aboutissent toutes à un tel point mort. Si je leur disais que ce n’est pas Anik qui me déconcentre, mais eux, ils m’en voudraient pour mourir… et je ne pourrais pas mettre la main sur l’auto de ma mère avant belle lurette. Ils se contredisent, ils se cachent l’un de l’autre. Je ne peux pas imaginer Anik et moi à leur âge. Ils n’ont jamais été jeunes. Ils étaient déjà vieux avant même de commencer. Ils sont nés vieux, ils ont vécu de vieilles amours et ils restent vieux, inconfortables, tranquilles dans leurs rôles, convaincus qu’ils doivent me chercher des puces.

 

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Je suis dans les patates. Cela ne signifie pas que je suis complètement idiot. Cela veut dire que j’épluche et coupe les patates pour qu’elles deviennent des frites ventrues. M. Grimard, peut-être parce qu’il veut se reconnaître dans ses produits, déteste les grandes frites minces qui sèchent dans la graisse. C’est son droit de penser comme ça ; après tout, Le Fou du hot-dog, c’est lui. Nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde. Par exemple, au sujet du nom de son commerce, je lui ai fait une blague trop subtile à son goût. Je lui ai demandé :

— Est-ce que vous avez choisi le nom de Fou du hot-dog pour faire échec au Roi de la patate ?

Il m’a regardé, complètement hébété.

— Qu’est-ce que tu m’racontes là, ti-gars ?

— Rien. C’était juste de l’humour. Le « fou »… le « roi »… les « échecs »… vous comprenez pas ?

Il a froncé les sourcils.

— C’est vrai ! J’avais oublié que t’aimais ça, faire des farces, toi. En attendant, fais donc les patates.

Voilà ! Pour faire les patates, on ne s’installe pas dans un coin, une pyramide de patates d’un côté et un chaudron de l’autre. Nous ne sommes plus au temps des corvées de l’armée. Aujourd’hui, ça veut surtout dire alimenter la machine à patates. Y mettre les patates avec la pelure, y faire couler de l’eau.

— Parce qu’il faut toujours de l’eau, m’a averti Gilbert Grimard.

La machine est en marche. Pendant qu’elle tourne, les patates s’épluchent. Ensuite, avec un couteau, il faut arracher les yeux. La machine ne fait pas ça et les clients n’aiment pas les gros morceaux de pelure sur leurs patates.

Couper les patates dans le sens de la longueur, c’est plus facile et moins bruyant.

On place la patate pelée à l’intérieur d’un ingénieux appareil dont il suffit de rabattre la manette. Les longs et larges morceaux sortent du dessous. Ce sont des patates « Chicago style », comme le proclame fièrement M. Grimard. Et il me promet :

— Quand l’été va commencer pour vrai, Sébastien va faire ça.

Il voit bien que je me démène, mais je reconnais là une menace. Sébastien, c’est son fils de onze ans. Il a autant de taches de rousseur qu’il est haïssable. Un collant de la pire espèce ! Avec lui dans les jambes, l’été s’annonce chaud et humide.

M. Grimard veut que son commerce fonctionne rondement, mais il ne s’essouffle pas pour autant. Au moindre moment creux, il s’installe à une table de pique-nique. Il devient un touriste. Moi, je m’occupe du ménage. Prendre un chiffon humide, nettoyer le comptoir, remplir les salières, poivrières, contenants de vinaigre et de ketchup, gratter la plaque chauffante, tout ça pourrait passer si je n’avais eu le malheur, en entrant un samedi matin, de lui dire que je trouvais les toilettes sales. Parce que Le Fou du hot-dog, ne reculant devant rien, offre à ses clients le luxe suprême d’une toilette, salle qui ressemble à un cabanon agrippé comme une verrue à l’ancien autobus.

— T’as raison. C’est à t’couper l’envie de pisser quand tu vois ça.

Il m’approuvait, mais il avait l’œil sournois.

— Tu sais ce qu’il faut faire, dans ce temps-là ?

Innocemment, je lui ai répondu :

— Non.

— C’est pas compliqué. Tu prends un seau, une couple de vieilles guenilles, la brosse à toilette…

Et, depuis ce jour-là, je nettoie les toilettes et torche le plancher. Avant de servir les clients, je prends toujours soin de me laver les mains. C’est la moindre des choses.

Pendant que je frotte, Gilbert Grimard plonge le nez dans Le Journal de Montréal. Au bout de la journée, à force de le feuilleter, il doit le savoir par cœur. Mais mon patron va plus loin. Il ne perd pas une minute. En parcourant le journal, il se récure consciencieusement le nez. C’est son grand ménage à lui, ça tient du jardinage. Plus tard, quand je le vois tripoter les boulettes de viande hachée, les saucisses et les pains, le cœur me lève. Les gens ont raison : quand on avale un hot-dog, on ne sait pas trop ce qu’on mange.

 

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Il faut de tout pour faire un monde. En quelques semaines de travail à mi-temps, j’ai pu m’en rendre compte. Le Fou du hot-dog jouit d’une renommée régionale extraordinaire. Je ne pensais jamais connaître autant de gens. À croire que tous les habitants de Bon-Pasteur-des-Laurentides et des villages environnants viennent manger là. Tout le monde s’y arrête, du touriste le plus snob jusqu’au plus timide des passants. Il n’y a que mon père, ma mère et ma grand-mère qui ne s’y montrent pas le nez. Mon grand-père Omer est venu faire son tour. Il portait son costume noir des grandes funérailles. Mais il souriait comme il ne le fait jamais dans son salon funéraire. Il a pris un hot-dog grillé, moutarde seulement.

— Les hot-dogs steamés me restent trop longtemps sur l’estomac.

Comme il ne veut pas devenir son propre client trop vite, il préfère s’en passer. Il a dégusté son hot-dog en faisant bien attention à ne pas se salir. Je jurerais qu’il l’a trouvé bon et qu’il était fier de moi.

Il faut vraiment de tout pour faire un monde. Il y a les impatients, ceux qu’on devrait servir avant qu’ils aient commandé. En les voyant sortir de leur voiture, simplement à leur démarche, il faudrait deviner qu’ils désirent un hamburger moutarde-oignons ou un cheeseburger all dressed. Il y a ceux qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Pendant qu’ils hésitent, les pressés s’impatientent. Et ceux qui changent d’idée comme Madonna change de bikini.

— Dans mon cheeseburger, mets donc une tranche de tomate… Non, laisse faire, j’vais prendre du ketchup à la place… Ah ! j’pense que j’vais plutôt prendre une poutine et un steamé oignons seulement.

Il y a ceux qui me surveillent pendant que je prépare leur commande. Ils sont persuadés que je vais me tromper. Il y a ceux qui ne savent pas compter et qui s’imaginent que je ne leur remets pas leur monnaie au complet. Il y a aussi les clients ordinaires desquels il n’y a rien à dire. Il y a enfin ceux que je ne m’attendais jamais à voir là. Comme Moins-Cinq, qui est venue avec ses deux filles. Moins-Cinq, c’est Mme Labelle, mon prof de français, dont le cou a l’allure de la tour de Pise.

— Ah bien ! François, quelle surprise !

J’étais tellement étonné de voir sa robe de soleil sans bretelles ni soutien-gorge, ni rien. J’étais tellement hypnotisé par ses épaules nues que j’ai bafouillé :

— Ah ! Madame…

Et là, j’ai eu un blanc. Son nom ne voulait plus sortir. Elle m’a aidé :

— Appelle-moi Moins-Cinq !

Mon visage a brutalement pris la couleur du ketchup. Et quand j’ai voulu compter mentalement combien elle me devait, les chiffres se sont mélangés et j’ai dû utiliser une feuille de papier comme le dernier des imbéciles.

— C’est ici que tu vas travailler cet été ?

— On dirait bien, oui. On a beau être en amour par-dessus la tête, il y a des petits côtés pratiques qu’il faut pas oublier.

— Dans tes temps libres, tu devrais lire Salut Galarneau ! C’est un roman de Jacques Godbout. Son personnage fait des hot-dogs, lui aussi.

— Ah bon !

— T’es drôle avec ton p’tit calot.

Elle connaissait le nom exact de mon chapeau. J’aurais aimé lui répondre quelque chose d’amusant. Rien n’effleurait mon esprit. Je piétinais dans la salade de chou. J’étais au désespoir, rien d’autre… et, surtout, pas drôle pour deux sous.

Parlant de mon calot, si M. Grimard n’avait pas été là quand j’ai vu arriver Patrick Ferland sur une bicyclette, je l’aurais bien mis à la poubelle. Mais je n’ai pas pu, j’étais coincé. Patrick Ferland, il m’en veut à mort depuis que je lui ai fauché Anik Vincent. Parfois, dans mes moments de déprime – c’est-à-dire quand je vois le reflet de ma face dans la porte du frigo –, je me demande encore comment Anik peut s’intéresser à moi. Il a tout, Patrick Ferland. Je soutiens qu’il n’est pas une cent-watts… mais qu’est-ce que j’en sais, au fond ? Je ne lui ai jamais parlé pour la peine. En le voyant descendre de son vélo et s’amener vers le comptoir, je sentais qu’il allait m’agacer avec quelque chose comme :

— Ah ! tiens ! Salut, ti-casque !

Ou bien :

— Bonjour, casseau !

Il ne l’a pas fait. Il m’a simplement dit :

— Tu travailles ici ?

— Comme tu le vois. Je suis même là pour te servir.

Je n’ai rien trouvé de plus brillant à lui répondre. Je volais bas, j’avais même l’air d’une soixante-watts, pas plus.

— Donne-moi donc une frite et un Coke, dans ce cas-là.

J’ai jeté une petite pelletée de frites, qui reposaient depuis une bonne vingtaine de minutes, dans un panier que j’ai plongé dans l’huile bouillante. Le temps que tout cela se réchauffe, je me suis mis à astiquer le comptoir. Je cherchais l’inspiration, une phrase pas trop banale pour lui prouver que je n’étais pas aussi cave que mon calot pouvait le laisser croire.

La tête tournée vers la 117, il avait l’air de compter les roues des autos qui passaient. Je lui ai dit, comme ça :

— As-tu perdu ton permis de conduire ?

Il m’a regardé, a plissé les yeux comme si je venais de le ramener sur terre. Peut-être n’avait-il pas compris ? Alors, en donnant un coup de tête vers sa bicyclette, j’ai répété ma phrase. Il a souri :

— Non, non. Je fais de l’exercice.

De l’exercice sous le soleil ! Un gars dont le père est le concessionnaire GM du coin ! Un gars qui n’a pas pédalé depuis le jour de ses seize ans ! Vraiment, ça ne collait pas. Patrick Ferland n’était pas dans son assiette. Il a mangé sa frite sans appétit. Il a avalé son Coke comme on se débarrasse de quelque chose, en fixant la 117, en jonglant à n’importe quoi. Puis il a enfourché son vélo.

— Salut, François !

J’aurais pu croire qu’il roulait enveloppé d’un banc de brouillard. Son sourire s’y noyait. S’il avait ri, je suis certain qu’il aurait ri jaune. Mais il n’avait visiblement pas le cœur à rire. Naïvement, je me suis dit : « Il pense encore à Anik. Je suis certain qu’il ne reviendra plus m’affronter, maintenant qu’il sait que je travaille ici. »

Je me suis dit cela. Je me trompais.

Le soir, à la maison, j’ai su que ses parents venaient de se séparer. C’est par hasard que ma mère en a parlé. Je sentais qu’elle éprouvait une certaine jouissance à tripoter le sujet. Depuis quelques années, elle se plaît à marquer chaque séparation d’un coup de crayon gras. Dans sa tête, elle tient des comptes, dresse des bilans. Secrètement, elle doit souhaiter que Marcel Gougeon et elle finissent par former le seul couple uni au monde. Uni est un grand mot, disons : le seul couple qui vive encore ensemble. Elle voit déjà son nom dans le célèbre Livre Guinness des records. Mon père est moins enthousiaste. Sans me mêler à leur conversation, je l’observais du coin de l’œil. Se pourrait-il que Marcel Gougeon, fidèle notaire de Bon-Pasteur-des-Laurentides, ait une maîtresse ? Lui, avec son air de brosse à dents, dans les bras d’une autre femme ? Non. Impossible. À moins que mon père ne soit un champion de poker, ce qu’il n’est pas.

Par contre, au village, tout le monde savait que M. Ferland passait des nuits à jouer aux cartes et multipliait ses blondes. On finit par s’habituer à ces choses-là. On ne pense jamais que ça va craquer.

Le lendemain, en venant faire son tour, Anik m’a appris que je ne verrais pas Patrick Ferland en voiture de sitôt.

— Son père lui a coupé les vivres. C’est la grosse merde chez lui. Sa mère fait une dépression et son père lui coupe les vivres. Mets-toi à sa place.

Comme lui, j’aurais pourtant aimé donner des leçons de tennis, travailler auprès d’Anik et me faire bronzer sur les courts. Mais je ne pouvais pas faire ça. Et puis, moi aussi, mes parents me coupaient les vivres. Mais c’était d’une autre manière et ça durait depuis longtemps. En fait, je pensais que mes parents m’empêchaient de vivre comme du monde. C’est ce que j’avais toujours trouvé en enviant les succès de Patrick Ferland. Maintenant, je n’étais pas fâché de ne pas être dans ses runnings.