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Les plans d’un
playboy-à-lunettes
Dans la cohue de septembre, moi François Gougeon, j’ai décidé de tout mettre en œuvre pour séduire Anik Vincent. La grande question que je me posais était celle-ci : un intellectuel-à-lunettes a-t-il autant de chances de séduire une fille qu’un playboy-à-raquette ? Dans cette question très officielle et inquiétante, j’utilisais des mots un peu forts. Je suis un intellectuel de petits chemins. J’aime assez lire, seul dans ma chambre, les écouteurs de mon baladeur sur les oreilles. Bon ! Et j’écoute un groupe de musiciens farfelus qui s’appellent Mozart, Bach, Chopin, Beethoven et quelques autres. D’accord, c’est moins courant que Michael Jackson, Prince, Madonna ou les Rolling Stones. Mais on me traite d’intellectuel surtout à cause de mes lunettes et de mon physique. Le sport et moi, nous sommes comme le carré de l’hypoténuse et l’haleine du matin. Nous avons très peu de choses en commun. Il suffit que je fasse deux enjambées de jogging pour que je m’enfarge dans mes running shoes. J’aurais dû me poser aussi une série d’autres questions secondaires et infiniment plus utiles. Mais j’étais aveuglé. Je voulais qu’Anik Vincent s’intéresse à moi.
Le jour des photos, je suis rentré à la maison content de m’être enfin débarrassé de Luc. J’avais besoin d’un peu de solitude, je voulais comprendre ce qui m’arrivait. Le chemin du retour avait été long et pénible. Il avait fallu que j’enfourche encore la Yamaha RD 350. Cette fois-ci, j’avais su me fermer la bouche et je n’avais pas avalé de mouche. Mais la moto s’était étouffée six ou sept fois. Tout cela m’avait empêché de réfléchir.
À la maison, ma mère était avec sa meilleure amie, sa belle-mère. C’est rare, je le sais. On dit qu’habituellement les belles-mères ne sont pas comme les deux doigts de la main avec leurs brus. Chez nous, c’est différent. Ma mère et ma grand-mère s’entendent à merveille. Malgré les vingt-cinq ans qui les séparent, elles sont de la même génération. N’allez pas croire que ma grand-mère soit avant-gardiste, c’est ma mère qui est quelque peu en retard. Pour cette raison et plusieurs autres, ma grand-mère l’a choisie comme épouse de son fils. Pauline Lacoste était une jeune fille tranquille qui avait aussi l’avantage d’être la fille d’un avocat. Pour ma grand-mère, qui a toujours les yeux pétillants quand il est question d’argent, de placements, d’héritage et tout le reste, c’était la candidate parfaite.
Elle, elle est bien placée pour parler d’héritage puisqu’elle est propriétaire du salon mortuaire situé à côté de chez nous. C’est le seul salon funéraire de Bon-Pasteur-des-Laurentides, ce grand et stupide village où rien ne se passe, qui devient un dortoir dès que tombe la noirceur. Mon père en est l’unique notaire. Nous sommes donc connus, très connus. Les gens font leur testament devant mon père, se font embaumer et exposer chez mon grand-père. Le commerce va bien. Ma mère reste à peu près la seule fille que mon père ait fréquentée. Il est tombé sur le bon numéro en partant. Je devrais me poser une autre question essentielle : la séduction a-t-elle quelque chose à voir avec l’hérédité ? Si oui, je ne suis pas choyé.
L’hérédité ! Mon grand-père paternel, Omer Gougeon, est embaumeur. Pourtant je hais les morts. Le même grand-père est alcoolique. Il a toujours sa bouteille de gin à la portée de la main. Moi, je déteste le gin. Ça coûte cher et ça me tombe sur le cœur. Mon grand-père a le nez qui va avec le gin. Une mailloche comme on n’en voit pas souvent. J’aurais beau me débattre, me tenir loin des morts et du gin, j’ai déjà moi aussi une mailloche pas possible. Elle m’est venue avec mes treize ans. Et elle progresse. Mon grand-père est fier. On lui raconte que j’ai des airs de famille. C’est décourageant.
Marcel Gougeon, mon père, a l’air d’une brosse à dents qui n’aurait plus beaucoup de cheveux sur le caillou. Il est parfait. Il ressemble à sa mère. Il ne boit pas, ne fume pas. La perfection ! Il aimerait bien que je lui ressemble… mais, tout compte fait, j’aime mieux être de la race de grand-père. Si ce n’était pas de son nez. Le pire aussi, c’est que, quand quelque chose m’énerve, il me pousse un bouton sur le nez. Un gros bouton rouge, luisant. La lumière dans le milieu de la face.
Tout ça, pour vous donner une idée du climat dans lequel j’ai germé. Quand je suis revenu de la polyvalente, ma grand-mère était donc à la maison. Elle vient y passer toutes ses fins d’après-midi. Ma mère et elle choisissent ce moment-là pour boire du café instantané et décaféiné et pour papoter un peu.
Ma mère m’a dit que j’arrivais tard. Elle pensait que je n’allais que prendre possession de ma case et montrer ma tête au photographe. Je lui ai dit que j’avais rencontré des gars et que nous avions jasé un peu. Les pannes de moto, je les ai gardées pour moi. Ça l’aurait rendue malade.
Je me suis ensuite réfugié dans ma chambre pour écouter Mozart, réfléchir et planifier. Le cœur cabossé, la cervelle en bouillon de poulet, j’ai tenté de reconstituer le nouveau visage d’Anik Vincent. Son visage, son allure, ses yeux, tout… j’étais en train de fondre comme un popsicle sur le trottoir. Avant d’enfiler mes écouteurs, j’ai entendu ma mère dire qu’elle n’était pas fâchée que l’école reprenne.
— Il a passé l’été à lire dans sa chambre. Son seul copain, Luc Robert, travaillait dans un autobus à patate sur la 117. Ils se sont presque pas vus. Oh ! je me plains pas ! Luc Robert, je lui donnerais pas le bon Dieu sans confession. Au moins, quand il va à l’école, il sort de la maison.
Ma grand-mère lui a répondu que grand-père trouvait que je lisais peut-être trop.
— J’aime mieux le voir le nez dans un livre que de l’imaginer en train de courir la galipote, a répliqué ma mère.
Ma grand-mère, je le sais, a approuvé de la tête. La galipote, pour elles, ce sont les filles.
— Les filles, y a rien de pire pour les études.
Voilà une phrase de ma grand-mère ! Ma mère était d’accord. Et moi, devant les poèmes de Rimbaud que je tenais à l’envers dans ma chambre, j’avais le mal de mer, le mal des filles, ce mal dont on ne revient jamais tout à fait.
Je me suis enfoui les oreilles dans mes écouteurs et, rapidement, comme une série de flashes, j’ai fait le bilan de notre passé. Je parle évidemment du passé d’Anik et moi. C’était maigre comme mes deux grandes jambes blanches quand je porte des shorts, mais ça restait quelque chose de palpable. De toute façon, j’aime assez dresser des bilans.
Quand nous étions en quatrième, cinquième et sixième année, je suis certain qu’elle me haïssait. C’est connu : tout le monde déteste les brillants qui répondent aux questions du prof avant les autres. Bien sûr, elle n’a jamais eu l’occasion de me l’avouer, mais elle m’aurait fait la grimace, si elle m’avait regardé. Est-ce qu’elle me déteste encore ?
Et, à la fin de notre sixième année, qui est-ce qui a eu la brillante idée d’inventer des olympiades à l’école ? La compétition, la compétition, toujours la compétition ! Je me souviens de cette longue course folle où j’ai sué pour me maintenir dans le peloton. J’avais un point au côté. Soudainement, une grande fille m’a dépassé. Une grande fille-à-lunettes avec un bandeau de tennis pour retenir ses cheveux. Elle semblait voler. Elle était passée à côté de moi et j’aurais pu jurer que j’étais à l’arrêt. C’est là que j’ai commencé à ralentir. Je n’étais pas le seul. Elle avait gagné comme une gazelle. Tous les gars avaient eu l’air d’une série de jambons incapables de mettre un pied devant l’autre. Le plus insultant, c’est qu’elle avait effectué un tour de piste de plus que les autres. Une athlète naturelle.
Déjà, elle faisait bonne figure dans le tennis organisé. L’été précédent, elle avait remporté le championnat dans la catégorie des moins de douze ans. Elle ne m’intéressait pas pour autant. Moi, j’ai toujours haï le sport en général et le tennis en particulier, malgré mon père qui aurait voulu que j’apprenne. Peut-être à cause de lui aussi. Il dit qu’il a été champion dans le temps. Champion de quoi ? Avec le temps, les vieux se trouvent toujours cinquante-six championnats. Moi, les champions me tombent sur la rate. De toute façon, les seuls domaines où mon père n’a pas été champion, ce sont ceux qu’il a soigneusement évités. Je devrais dire qu’il les a fuis.
Pour en revenir à Anik Vincent : autant, à cette époque-là, elle se distinguait en éducation physique, autant je brillais dans la classe. J’étais une bolle, un chouchou tout disposé à répéter les explications des professeurs. Il suffit qu’on me raconte une histoire, elle se grave dans ma mémoire.
Admettons que je suis un peu moins brillant en ce qui concerne la mémoire visuelle. Je ne reconnais pas toujours les gens. Ma myopie est certainement responsable de la chose. Je suis un auditif, pas un visuel. Une fille change de coiffure ou enlève ses lunettes, je ne la reconnais plus. Et puis, l’allure garçonne d’Anik Vincent me laissait froid. Plus encore quand, au début de l’année dernière, elle nous est arrivée affublée de broches. D’accord, il fallait corriger ses longues dents qui avaient des tendances plutôt anarchiques, mais les broches ne donnent pas tout de suite une tête à la Brigitte Bardot ou à la Jane Fonda.
Luc, qui préfère les broches de bicycle, a dit : « C’est pas des broches qu’elle a, c’est des barbelés ! » Qui aurait bien pu rêver d’embrasser des barbelés ? Pas moi. L’an dernier, Anik Vincent aurait pu faire du strip-tease que j’aurais fermé les yeux. Je préférais mes livres, mes études, mes beaux bulletins, demeurer l’honneur de mes parents. Pourtant, en classe, je ne travaillais jamais en pensant à eux. Je lisais et j’étudiais parce que j’aimais ça. C’est cave, mais il faut de tout pour faire un monde. Moi, je suis comme je suis.
Les filles ne m’intéressaient pas. Il y en avait une qui s’intéressait à moi : Caroline Corbeil. La plus laide des plus laides. Je n’étais quand même pas pour tomber dans le panneau.
Loin des potinages de ma mère et de son « amie », j’aurais aimé, cet après-midi-là, connaître tous les secrets de la séduction. J’avais déjà lu, dans des revues spécialisées comme Playboy ou Penthouse, qu’il existe une foule de moyens et surtout un tas de livres sur le phénomène. Selon certaines sources, un peu d’hypnose permet au pire des crapauds de faire fondre les plus belles filles du monde. Il paraît qu’elles vous tombent dans les bras en prenant soin de dégrafer leur soutien-gorge pour vous faciliter la tâche.
Les seules choses que je connaissais, c’étaient les phrases toutes faites que j’avais lues dans les livres ou entendues dans les films. Mais je ne voulais pas passer pour un copieur en amour. J’ai donc décidé d’y aller plus rondement.
Le mardi suivant, 2 septembre, premier jour de vrais cours, Luc eut beau se lamenter, me supplier, me faire son sermon le plus agressif contre les autobus tape-culs, j’ai refusé son invitation. Je voulais prendre l’autobus scolaire. Je n’avais pas l’intention d’avaler une autre mouche ou de tomber en panne et d’arriver en retard à la polyvalente. Mais ce n’était pas tout. J’avais un plan derrière la tête.
Depuis notre quatrième année, Anik Vincent a toujours été dans la même classe que moi, mais aussi dans le même autobus scolaire. Elle habite à l’autre bout du village. Avant je m’en balançais royalement, ce jour-là, c’était devenu super-important.
L’autobus jaune avait le même chauffeur que l’année dernière, un grand spécialiste des farces plates. Comme je montais, il a presque hurlé :
— Salut, Woody !
Il m’a toujours appelé Woody. Pas parce qu’il trouve que je ressemble à Woody Allen – je suis certain qu’il ne le connaît même pas – mais parce qu’il dit que je ris comme Woody le Pic, ce qui est totalement faux. Je n’ai d’ailleurs jamais ri devant lui, pas plus ce matin-là que les autres fois.
Au milieu de l’autobus, il y avait un siège vide. Mon but : m’en accaparer et inviter Anik, quand elle monterait à son tour, à s’asseoir avec moi comme si de rien n’était. Mais je n’ai pas fait trois pas que j’ai été tiré par mon veston qui en a déjà vu d’autres. C’était Luc, l’étonnant Luc. Je lui ai demandé :
— Qu’est-ce que tu fais dans un autobus tape-cul ?
— Ma moto a jamais voulu partir.
— Tu t’es fait passer un citron !
Je lui ai dit cela sans enthousiasme, presque à regret, en m’assoyant à ses côtés et en surveillant le chemin droit devant.
— C’est peut-être juste une poussière dans le carburateur.
Au coin où, par les années passées, Anik attendait l’autobus, il n’y avait personne. Je devrais plutôt dire seulement quelques nouveaux de première secondaire, encore tout excités d’aller à la polyvalente. Pas d’Anik.
J’ai donc subi le long monologue de Luc. Il avait décidé de réparer lui-même sa moto.
— J’ai passé la fin de semaine à travailler dessus. Je vais finir par trouver le bobo. Faut pas s’attendre à l’impossible quand t’achètes une moto de seconde main.
— Qu’est-ce que tu connais en mécanique ?
— Je vais m’acheter des livres. Je suis pas manchot.
— Et les outils ?
— Des outils aussi.
Et il a continué. Je hochais la tête à intervalles réguliers pour lui faire croire que je suivais tout ce qu’il racontait. Je n’écoutais plus. Je changeais mon plan, tout simplement.
Oui, mon plan de rechange voulait que, dès le premier cours, je me précipite dans la classe et prenne la place à côté d’Anik. Je n’aurais pas dû le faire. Premièrement, je suis certain que j’ai mal joué mon jeu et que j’ai eu l’air d’un énervé. Depuis toujours, je passe pour un somnambule pas trop rapide. Là, en me garrochant, j’ai eu l’air du dernier des imbéciles tout en étonnant tout le monde et Anik la première.
La deuxième étape de mon plan était de lui demander si elle avait déménagé puisqu’elle n’était pas montée dans l’autobus tape-cul. C’est Andréa Paradis qui m’a fourni la réponse sans que j’aie à poser ma question indiscrète. Elle a dit à Anik qu’elle trouvait que Patrick roulait trop vite avec sa voiture. Pas besoin de me faire un dessin. J’ai compris que Patrick Ferland, le costaud, le sportif, le champion, le beau Patrick Ferland dont le père est concessionnaire des produits GM à Bon-Pasteur… bref, le fendant de Patrick Ferland était le chum de mon amour. Maintenant, je devais réviser mes plans pour vrai.
Pour ne pas avoir l’air d’écouter les potinages d’Andréa Paradis, j’ai regardé ailleurs. Luc s’était assis dans le fond de la classe et c’est Caroline Corbeil qui s’était faufilée à côté de moi. Elle me souriait de toutes ses dents. Elle avait quelques boutons fleuris sous un fond de teint en croûte. Son teint maladif habituel, quoi ! Patrick Ferland, Anik Vincent, Andréa Paradis et les autres auraient peut-être trouvé qu’il s’harmonisait bien avec le mien. Pas moi.