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Tour Eiffel, bateaux-mouches, tempête au cœur et au cerveau

Touristes de fin de semaine

 

Samedi 7 mai et dimanche 8 mai

Nous avons l’air d’un groupe de jeunes touristes. Et nous sommes un groupe de jeunes touristes. Les gens prennent ordinairement leurs vacances après avoir travaillé, après les avoir méritées. Nous, à Paris, nous faisons exactement le contraire.

Pourquoi ? Parce que le festival se déroule officiellement du 9 au 15 mai. Les trois premiers jours étant consacrés à des ateliers, les quatre autres aux présentations des pièces des participants. Nous jouissons donc d’une grande fin de semaine de liberté.

— Liberté, comme nous le rappelle Mme Labelle, ne veut pas dire « ne rien faire ».

À Paris, il faut être réellement de mauvaise foi pour réussir à ne rien faire. Il y a tant d’endroits à visiter que le temps file sans qu’on le voit passer.

Nous nous divisons donc en plusieurs groupes. L’important, c’est d’être toujours au moins quatre.

Ce que nous remarquons d’abord, c’est que la capitale de la France fourmille de restaurants, de pâtisseries-boulangeries et de librairies. Les grands lecteurs en ont plein la vue et les gourmands parlent toujours la bouche pleine.

Mais il y a les innombrables lieux que le voyageur doit absolument visiter :

Le Louvre, peut-être le plus important musée du monde.

Notre-Dame de Paris, debout avec ses tours et ses cloches.

La tour Eiffel, symbole métallique de la technologie moderne.

Le Centre Georges-Pompidou, construction transparente dans un vieux quartier.

Nous n’avons que l’embarras du choix. Une fin de semaine, ce n’est jamais assez. 

 

La vadrouille avait insisté pour mettre des noms de lieux. Je trouvais que ça faisait un peu « copiage du guide vert Michelin ». Mais il tenait à la chose.

— C’est pas tout le monde qui est allé à Paris. Oublie pas ça, mon homme. Je suis sûr qu’il n’y a pas le tiers de nos lecteurs qui y a mis les pieds. Et je suis généreux. Mais, quand tu nommes des lieux, tu fais rêver. C’est important de rêver, tu trouves pas ? Si tu donnes à rêver aux gens, ils vont venir manger dans ta main à la première occasion.

Ce n’est pas à moi que Clément Gauthier, l’homme de L’Écho des Pays d’en haut, va apprendre l’importance du rêve. Dans la nuit de samedi à dimanche, j’ai rêvé à… Anik. J’ai rêvé à Anik, moi qui pensais m’être débarrassé à tout jamais de ce rêve-là. Parce qu’il fait mal, parce qu’il est impossible… et aussi parce qu’il est doux, fou. Le rêve, c’est l’envers de tout ce qui rendrait la vie tranquille et sans goût. Anik m’embrasse… ce n’est pas vrai. Ce n’est plus vrai.

La tour Eiffel est un peu snob. Nous l’avons choisie pour étrenner notre samedi. La tour Eiffel est une grande snob. Et elle fait des promesses qu’elle ne tient pas. Il suffisait de monter en haut de la tour pour voir Paris au complet. Allez-y voir ! Le ciel est couvert, le temps humide. Il ne pleut pas tout à fait, il bruine. Une bruine tenace, confortablement installée pour la journée.

Avant d’y monter, il a fallu attendre presque une heure. Le temps que l’humidité assiège tranquillement nos vêtements et se faufile jusqu’à nos corps. Bon. Ça va, nous sommes des touristes. Il faut accepter les inconvénients du métier. Même si nous nous sentons plus Français que tous ces Anglais, Asiatiques, Hollandais, Allemands ou Africains qui nous entourent et qui sont même devant nous.

J’émets une opinion :

— Les attractions touristiques françaises devraient aménager une entrée spéciale pour les Québécois. On est cousins ou on l’est pas.

Le temps est trop maussade pour que les autres me trouvent drôle.

Notre tour arrive enfin. L’ascenseur, qui n’a rien à voir avec les ascenseurs des édifices modernes, nous transporte en craquant vers le premier étage… puis le second. C’est normal que ça bouge comme ça ? Oui. Il ne faut surtout pas avoir le vertige. Je regarde ailleurs. Je pense à autre chose. Au sous-marin qui m’emportera un jour vers Honolulu ou le canal de Suez. Je ne connais pas grand-chose en géographie et je m’en moque. Je me perds sur les mappemondes.

Par contre, je saurais où trouver Paris sur la carte. Les yeux fermés, je pourrais planter une queue d’âne sur le derrière de la capitale de la France. Nous en avons tellement parlé en classe. Nous avons multiplié les recherches sur Paris. Nous avons vu des films tournés à Paris. Nous avons récité de la poésie d’Apollinaire :

 

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Et nos amours

Faut-il qu’il m’en souvienne

La joie venait toujours après la peine

 

De Jacques Prévert :

 

Je suis allé au marché aux oiseaux

Et j’ai acheté des oiseaux

Pour toi mon amour

 

de tant d’autres aussi qui ont aimé Paris. Nous avons lu des romans qui se passaient à Paris. Paris est devenu le fond de notre poche. Sauf que mes poches, comme celles de ce foutu Rimbaud, sont percées. Il me semble que j’ai tout oublié et que ce n’est pas moi qui visite Paris, mais bien Paris qui m’entraîne partout.

Tel que je l’avais promis, le soir de notre premier jour ici, même si j’étais complètement fourbu, même si je reniflais parce qu’une grippe me tenaillait – par chance, elle n’a pas vraiment pris racine –, j’ai téléphoné à la maison. Ma mère a décroché au premier coup. Elle s’est mise à pleurer comme si le fait de m’être rendu sain et sauf à Paris était la chose la plus émouvante du monde.

Moi aussi, j’ai senti mes yeux s’embuer. Je me suis tourné vers le mur. J’ai dit que tout était O.K. et qu’elle n’avait pas à s’en faire. J’ai ajouté que j’étais dans la même chambre que Luc et les deux autres. Bon. Je ne voulais pas brailler devant eux. J’ai réussi à me contenir. J’ai raccroché, soulagé, nerveux, tremblant. Je me suis écrasé sur mon lit. J’aurais voulu m’endormir instantanément. Je n’ai pas pu. J’étais trop crevé. Il m’a fallu une bonne heure pour revenir à la normale, si la normale existe.

À quatre heures du matin, je me suis réveillé. Les yeux ronds comme des pleines lunes égarées, je me suis demandé où j’étais, ce que je faisais ici, tout et tout. Je me suis posé beaucoup trop de questions. Deux heures plus tard, je creusais encore dans mon lit à chercher le sommeil qui n’était pas plus sous mon oreiller que dans la poche de mon pyjama tout neuf que ma mère m’a acheté pour le voyage. C’est là que j’ai compris qu’il y avait une chose qui me manquerait vraiment ici. Quoi ? La musique, voyons !

D’accord, j’ai mon baladeur. Mais un baladeur ne remplace pas la liberté. Je ne me souvenais d’ailleurs plus où je l’avais fourré. Et puis je ne voulais pas allumer. Je n’étais quand même pas pour commencer à emmerder tout le monde. Je me suis promis que la prochaine fois, je ferais plus attention. Il me fallait Chopin ou Bach ou Beethoven ou Schubert ou Mahler. Sans eux, j’étais un étranger. N’importe où dans le monde, je devenais un étranger. Les oreilles sont importantes pour l’équilibre, dit-on. Quand les miennes n’ont pas leur part de musique, je ne sais plus où je suis et ce que je deviens.

Caroline, Pierre-Paul, Luc, Anik, Andréa et moi parvenons enfin au deuxième palier de la célèbre tour. Là, nous attendons Stéphanie Lachapelle qui a tellement chialé contre l’attente qu’elle a décidé d’emprunter l’escalier. Les genoux en compote, quand elle nous rejoint, elle rumine encore.

— Tu vas finir par me faire penser au Schtroumpf grognon, lui lance Luc qui décidément connaît ses classiques sur le bout de ses doigts.

— Toi, ti-kid kodak, ta yeule, O.K. !?

Nous comprenons immédiatement que l’heure n’est pas à la blague, mais idéale pour profiter du superbe point de vue qu’offre la tour Eiffel. Nous regardons de tous les côtés. Nous en faisons le tour. Le tour de la Tour, ça c’est étourdissant. On voit à peu près aussi loin que le fin fond de la brume. Les Français peuvent bien rire des Anglais et de leur brouillard. Devant nous, il y a du brouillard derrière lequel grouillent les merveilleux arrondissements de Paris. Mais les arrondissements, il faut les deviner.

Bon, on regarde les verrières nous montrant le célèbre Eiffel en action, du temps qu’il avait son bureau dans la tour. Et puis, il y a un petit film qui nous raconte son histoire. C’est bien. C’est parfait. Luc laisse sa caméra et commence à bécoter Andréa. Pendant une minute, nous respirons en paix. Il devient énervant à nous filmer partout. Mais le calme ne dure pas. Andréa n’est pas d’humeur aux embrassades. Dommage !

Tous les sept, nous descendons. En bas, tout près du pont d’Iéna patientent les bateaux-mouches. Des vedettes toutes vitrées qui offrent des visites commentées. C’est un moyen de visiter Paris par la Seine. On passe sous les ponts. Chacun a son histoire.

Une grande femme blonde au rouge à lèvres excessif commente le tout. En français, en anglais et en allemand. Dommage pour les Japonais. Ils sont pourtant nombreux. Ils forment des petits groupes nerveux, pleins de sourires, des petits groupes au langage incompréhensible. Et ils n’arrêtent jamais de jouer du kodak. Des maniaques !

Clic ! clic ! par-ci, clic ! clic ! par-là ! Et la photo de famille. Et le pont numéro 1. Et la deuxième photo de famille assise dans le bateau-mouche. Et la photo reprise avec celui qui a photographié la première. Et ça continue. Des souvenirs, en voulez-vous, en v’là. Et une photo de chaque pont. Le pont Neuf qui est le plus vieux, celui de Napoléon. Et une photo de la blonde au rouge à lèvres qui a une anecdote pertinente pour tout. Sa voix résonne dans son porte-voix. Son rouge à lèvres me met les deux yeux au beurre noir.

Puisqu’il est question de couleur, je souligne que la Seine est brune. De l’eau vaseuse, la Seine. La rivière du Nord a l’air d’un ange intouché à ses côtés. Mais ça ne se compare pas. Il n’y a pas de bateaux-mouches sur la rivière du Nord, mais les mouches noires ne manquent pas. La Seine est vaseuse, mais qu’est-ce que ça fait ? C’est la Seine. La Seine où les amours reviennent. Si j’étais Prévert, Anik, je t’achèterais des oiseaux. Je me parle tout seul, au creux de ma tête. De l’extérieur, je suis touriste. Je regarde.

Je me demande quelle langue les Japonais préfèrent : le français, l’anglais ou l’allemand ? Je suis cave. Je me pose des questions inutiles. J’aime réfléchir pour rien. Les Japonais préfèrent sans aucun doute l’anglais. L’anglais, c’est la clé pour le monde entier. Ce n’est pas une raison pour ne pas parler le français, me direz-vous ? Pour nous, oui, mais pour les Japonais…

Mon père m’a étonné au sujet des langues. J’avais toujours cru qu’il mettait les anglophones sur un piédestal. Il aime tellement la langue de Shakespeare. De temps en temps, dans le salon, il lit Hamlet ou Romeo and Juliet dans le texte. Il mastique les répliques à la Oxford. Un jour, il m’a dit :

— Ce sont juste des exercices de diction.

Je ne l’ai pas cru. Parfois je joue l’avocat du diable farci aux petites crevettes. Quand j’ai vu qu’il allait bel et bien tremper dans la politique municipale, je me suis dit : « C’est le moment de mettre son nationalisme à l’épreuve. » J’ai voulu vérifier si mon père avait des couilles. Une façon de parler. Sans elles, je ne serais pas de ce monde.

Il y a des conflits linguistiques dans les écoles du Québec. En France, les conflits linguistiques n’en sont encore qu’à l’étape des juke-box. S’ils ne font pas attention, ils finiront bien comme nous autres. J’ai donc demandé à Marcel Gougeon, notaire qui a l’allure d’une brosse à dents :

— Pourquoi est-ce qu’on va pas à l’école en anglais ? Pourquoi on apprend pas tous l’anglais ? Me semble que ça serait beaucoup mieux. Il n’y aurait pas de problème. C’est vrai, plus de problèmes ! Tout le monde serait anglais et c’est tout. Hein, pourquoi on devient pas anglais ? Après tout, c’est juste une question de temps.

Mon père m’a regardé. Il a souri. Un moment, j’ai cru qu’il allait approuver tout ce que je venais de dire. Et je savais, moi, que j’étais le salaud qui lui avait tendu un piège. Un salaud qui voulait savoir si son père valait le coup. Mais Marcel Gougeon a souri. Puis il a dit d’une voix presque chantante, une voix calme que je ne lui connaissais pas :

— Pourquoi on vit pas complètement en anglais ? C’est simple, François. Pour moi, en tout cas, c’est très simple. On baisse pas pavillon parce qu’on rêve en français. Moi, je rêve en français. Toi, François, est-ce que tu rêves en français ?

J’ai baissé les yeux. J’avais un peu honte sur le coup.

— Oui, je rêve en français. Mais tu m’étonnes, papa.

— Qu’est-ce qui t’étonne ? Que je rêve ?

— Oui, c’est en plein ça. Je pensais pas que tu rêvais, toi aussi.

Et les Japonais sur les bateaux-mouches ou aux Folies Bergère… entre leurs clic ! clic !, les Japonais, à Paris ou ailleurs dans le monde, ils doivent rêver en japonais. Parce que maintenant je pense que tout le monde rêve d’une manière ou d’une autre.

Mais nous, sur notre bateau-mouche ou ailleurs, on a encore la caméra de Luc qui nous tourne autour.

Et puis, devant moi, sur le petit banc de fibre de verre moulé, Anik est plus belle que jamais. Elle aussi écoute les commentaires de la fille au rouge à lèvres. Elle aussi, elle suit les manèges de Luc et les clic ! clic ! des Japonais.

Caroline appuie sa tête sur mon épaule. Pas pour longtemps. Quelques secondes à peine. Mais ça me gêne. J’ai peur qu’Anik se retourne et nous voit.

Caroline me serre la main.

— T’es plus le même depuis qu’on est ici.

Je hausse les épaules.

— Bien non. Tout est pareil. Y a juste que j’ai un peu le trac. Pas toi ?

— Un peu. Mais j’ai pas un aussi grand rôle que toi.

Mon rôle. Il me revenait à l’esprit. C’est vrai que j’avais des répliques. Et la pièce ? Qu’est-ce qu’ils en penseraient de la pièce, ces Français qui se croient nos cousins et qui imaginent des Indiens folkloriques à tous nos coins de rue et la neige éternelle sur nos montagnes ?

 

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D’abord, Moins-Cinq avait proposé un brainstorming. Un brainstorming ça se traduit très mal. « Une tempête de cerveaux », ça fait plutôt dur. Certains appellent cela un remue-méninges. C’est mieux. Mais Diane Labelle n’a toujours parlé que de brainstorming. Il reste qu’il fallait unir nos vingt-cinq cerveaux pour penser sur la même longueur d’onde et inventer une pièce qui se tienne. Quelque chose qui soit montrable. Présentable. Que des gens seraient en mesure de comprendre, qu’ils vivent à Paris ou ailleurs. Et, en même temps, quelque chose qui nous représente vraiment, qui soit nous avec tout ce qu’on a dans la tête et sur la patate.

Nos débuts ont été cafouilleux. Personne n’osait trop parler de peur de se faire dire qu’il est complètement hors du sujet ou, plus cruellement, que ses idées sont inintéressantes. Ou encore pire, passées de mode.

Il fallait que quelqu’un d’expérience prenne la parole. C’est pour ça que Pierre-Paul Bernier, lui qui s’occupe de la ligue d’improvisation, a décidé de se lancer tête première, ce qui est une façon de parler évidemment, dans le brainstorming.

— Pourquoi on se trouve pas un titre ? Quelque chose qui fasse image ! Quelque chose qui nous inspire !

Mollement, on a tous approuvé. En tout cas, on n’avait rien contre. Quelques-uns ont même murmuré :

— Moi, ça me dérange pas.

Une phrase qui prend parfois des allures de tic. Diane Labelle a sursauté.

— Quand même ! On demande des opinions, pas des approbations à tout ce qui passe. Si ça vous dérange pas de jouer n’importe quoi, si ça vous dérange pas d’aller à un festival de théâtre étudiant à Paris, si y a rien qui vous dérange, on est aussi bien de rien faire du tout.

Là, j’ai cru que je pouvais sauver les meubles :

— Je trouve que Pierre-Paul a une bonne idée. Si on commence par un titre, on va pouvoir se donner un élan et…

— Je suis pas certaine du tout que ce soit la meilleure façon de commencer, a dit Mme Labelle en me coupant la parole.

Si quelqu’un était enthousiaste, c’était bien elle.

— Ça sent un peu la ligue d’impro, vous trouvez pas ? S’obliger à partir d’un sujet, ça peut devenir limitatif, non ?

Les cinquante yeux se sont regardés. Les vingt-cinq cerveaux se sont mis en branle.

Simone Rouillard a dit :

— C’est vrai qu’on est mieux de pas se limiter à un titre. Il faudrait creuser plus loin, plus profondément et…

Stéphanie Lachapelle a profité de l’occasion pour dire à Simone qu’elle était pas mal heavy et qu’on n’arriverait à rien. Heavy, c’est une autre expression de la même famille que brainstorming. Ça devient boiteux quand on se mêle de la traduire.

Luc en avait déjà assez entendu :

— Si on creuse trop profond on peut finir sérieux comme des papes. Je trouve qu’il faut rire. Faut faire un show drôle.

— Ça empêche pas de dire des vérités, ça.

C’est Andréa Paradis qui lui répondait. Ils commençaient à peine à se réconcilier. Mais c’était encore fragile. L’accident de moto et le côté Ti-Jos-Connaissant de Luc tapait souvent sur les nerfs d’Andréa.

Encore une fois, en vrai héros, j’ai voulu sauver les meubles.

— Reste que, si on prend le temps de trouver un titre, c’est une façon de creuser et de trouver le sujet et ses limites en même temps.

Là, il y a un silence qui s’est abattu comme un chêne qui tombe de toute sa hauteur. On m’a regardé. Qu’est-ce que je voulais dire exactement ? Moi-même j’aurais été en mal de l’expliquer clairement tant leurs yeux de poissons morts me tombaient sur le cœur.

— Bon, O.K., laissez faire, j’ai dit.

— Au contraire, c’est vrai qu’un titre le fun, ça part bien une histoire.

Anik m’approuvait. Bon, j’étais aux as. Pierre-Paul et moi nous n’étions plus seuls.

Nous nous sommes donc mis à nous lancer des titres par la tête. Tout ce qui nous traversait le citron, on le mettait sur la table, quitte à se faire démolir, à se reprendre, à recommencer. Nous cherchions « quelque chose » qui ait de l’effet, « quelque chose » qui crée un impact, « quelque chose » qui nous ressemble et qui dise « quelque chose ». Luc a proposé le titre : Est-ce qu’il nous reste encore quelque chose à faire ?

— Trop long ! a répliqué la majorité.

D’autres ont enchaîné. Il y avait des titres quétaines, des titres timides (Laissez-nous une chance), des titres baveux (Ma cour et mes belles bébelles), des titres poético-rose bonbon (Tendre Jeunesse), le titre de Stéphanie Lachapelle (Ça mène à rien). Des clichés qui ressemblaient à des titres qui existaient déjà. J’ai même proposé :

— Pourquoi on appelle pas notre pièce Le Dernier des raisins ?

— Ça serait bon pour un monologue, ça.

— Pourquoi on demande pas à Woody de faire un monologue et puis qu’on l’accompagne pas en France pour l’applaudir ? a ajouté Luc qui est toujours génial comme une tranche de bacon ratatinée.

— Non, mais on pourrait raconter le voyage d’un paquet de jeunes. Ça pourrait s’appeler Y a-t-il un jeune dans cet avion ?

— Bien non, ça poignerait pas. Faut quelque chose de plus punché.

À force de mêler les titres et les flashes, nous avons fini par avoir mal au cœur. C’est toujours ce qui arrive quand il y a trop de crème fouettée. Je ne sais même plus qui a crié :

— Pourquoi on appelle pas ça Crise de cœur ?

C’était trop vieux. Alors Crise de cœur est devenue Crise de cœur junior… Crise de cœur en la mineur… et puis, ça s’est transformé en Cris du cœur pour aboutir à Christ de cœur.

Nous défoulions. Les titres s’alignaient et résonnaient comme des tambours qui roulent entre les pattes d’une foule.

Le plus drôle était peut-être de constater que tout ce qui nous sortait de la tête parlait du cœur. Nous étions devenus les spécialistes des affaires de cœur. C’est peut-être pour ça que quelqu’un a dit :

— J’ai un bon titre : Trucs de cœur.

— Non. Trac de cœur…

— C’est ça, pour qu’on change de track de temps en temps.

La tête me tournait. J’ai annoncé comme un joueur de cartes :

— Craque au cœur.

La Craque au cœur. Ça faisait image. Ça satisfaisait tout le monde. Les sérieux imaginaient un gros cœur craqué. Les drôles voyaient une craque, comme on dit pour une joke, une farce ou un gag. La gueule fendue jusqu’aux oreilles… tellement que le cœur craque.

Une craque qu’il fallait maintenant remplir d’idées, de scènes, de jeux, de drames, d’imagination. De tout ce qui fait notre vie. De tout ce qui nous différencie du monde des adultes.

Une craque qui ne s’est pas remplie très rapidement. Chacun voulait peut-être mettre du cœur à l’ouvrage, mais nous n’étions vraiment pas capables d’inventer un show en chœur. Nous nous cherchions.

 

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Nous cherchons Le Petit Prince. C’est un restaurant, pas le garçon au long foulard qui, dans le livre de Saint-Exupéry, tente d’apprivoiser un renard. Le Petit Prince est caché, rue Lanneau, dans le Quartier latin. Ma mère m’a griffonné le nom de ce restaurant sur un bout de papier. Elle l’avait beaucoup aimé. Mais, le dimanche, le Petit Prince doit s’ennuyer de sa rose. Il ferme boutique. Et puis, le menu à la porte nous fait dresser les cheveux sur la tête. Ce n’est pas tout à fait un restaurant pour des étudiants. Ma mère ne fait pas les nuances. Pour elle, les francs, ça doit être des pinottes.

Nous nous ramassons plus loin, dans un restaurant qui n’a rien de princier. À part ses garçons qui se prennent pour des rois. Ils n’aiment pas travailler le dimanche. Ils n’aiment pas servir une table de sept où chacun calcule ce qu’il a les moyens de manger. Ils n’aiment pas transporter des assiettes pleines de nourriture. Andréa demande à celui qui nous bouscule à sa manière :

— Vous aimez pas les Québécois, je pense ?

— Mais non, répond le garçon d’une voix brève et haute. Nous aimons votre accent. Nous vous adorons.

Et il nous lance presque nos assiettes par la tête. C’est à peine s’il ne les dépose pas pêle-mêle au milieu de la table en nous disant :

— Débrouillez-vous, bande de caves !

Quoi que l’on fasse, on n’est jamais assez rapides pour attraper son rythme. Quand le garçon demande :

— Potage parmentier ?

Ce n’est pas le temps de se demander qui était Parmentier et si c’est vraiment la soupe qu’on a commandée. Il faut lever le doigt et vite. Sinon c’est la gueule de bois. Un garçon ici n’a pas le temps de niaiser.

Finalement, notre garçon n’aime pas rédiger sept additions. Il en fait une seule pour la table au complet et nous convie à nous arranger avec nos troubles. Pierre-Paul Bernier sort sa calculatrice.

— Quinze pour cent de service divisés par sept…

À Paris, le dimanche est tranquille, le Louvre est gratuit et les amoureux vont deux par deux. Nous sommes sept. Dans le Louvre, par exemple, qu’il faudrait des semaines pour visiter vraiment, nous sommes sept à regarder La Joconde de Léonard de Vinci sourire derrière son écran de verre.

Plus loin, Pierre-Paul, qui joue à rêver d’être comédien mais fait des dessins fabuleux dont il ne parle jamais, me dit :

— On se sent petits, tu trouves pas ?

— C’est vrai.

Je rentre la tête dans les épaules. J’imagine par bribes tous ces gens qui nous ont précédés sur la planète. L’histoire nous écrase. La peinture, c’est la couleur de l’histoire. Nous sommes bien petits mais, au fond, comme ceux qui ont passé ici avant nous, on a un cœur qui bat. Un cœur qui bataille. Le mien qui laisse grandir des rêves dans mon sommeil, qui me pousse encore vers Anik et qui repousse Caroline, doucement… comme si je devenais indifférent. On est petits, tout petits.