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De Mirabel à Charles-de-Gaulle sans fermer l’œil

La troupe de la Poly à Paris

 

Nos jeunes nous font honneur

 

Ce n’est pas tous les jours qu’une troupe de théâtre étudiant va jouer en France. C’est pourtant ce qui est arrivé à un groupe de jeunes de notre polyvalente.

Je ne reviendrai pas sur les efforts remarquables qu’ont déployés ces adolescents pour se payer cet enrichissant voyage au pays de nos ancêtres. Pendant toute l’année, L’Écho a annoncé chaque étape de ces préparatifs.

Je m’en voudrais cependant de ne pas féliciter encore Mme Diane Labelle, professeur de français et de théâtre, qui a eu l’idée d’un projet aussi merveilleux. Mme Labelle est un professeur comme on n’en rencontre pas beaucoup. Soyons heureux qu’elle communique son savoir à nos jeunes. Si elle avait été là dans mon temps, j’aurais voulu doubler ma douzième année trois ou quatre fois.

Trêve de plaisanteries ! Le voyage, maintenant terminé, a été couronné d’un franc succès. L’Écho des Pays d’en haut ne reculant devant rien, j’ai demandé à un fier représentant de nos voyageurs de nous livrer son journal de bord. Ce jeune s’appelle François Gougeon et est le fils de notre maire nouvellement élu, Me Marcel Gougeon. Je vous laisse donc entre ses mains.

 

L’énervement du départ

 

Jeudi, 5 mai

Quand on travaille depuis longtemps pour atteindre un but, on a beaucoup de mal à croire qu’on le touche enfin. C’est pourtant ce que nous vivons en ce soir de mai. Nos parents et nos amis sont venus nous souhaiter un bon voyage. Déjà, nous avons le trac en nous demandant si tout cela est possible.

Nous avons hâte de partir. En même temps, nous avons peur. Il est bon d’être entouré des gens que l’on aime lors des grands événements de notre vie. 

 

Le rouge me brûle les joues. J’ai de la peine à avaler ma salive. Je cherche mon souffle. Sous mes yeux, dans le populaire Écho des Pays d’en haut, Clément Gauthier a réinventé notre départ qu’il ne trouvait vraiment pas « assez positif » à son goût.

C’est vrai, pourtant ! Nous sommes excités. Nous sommes morts d’énervement en cette fin d’après-midi de mai. Il est cinq heures. L’avion décolle à sept heures et demie. Et nous sommes là, présents à l’aéroport international de Mirabel. Bon-Pasteur-des-Laurentides, Sainte-Angèle et les environs au grand complet.

J’exagère. Mais à peine.

À un moment donné, ce matin, ma valise ne fermait plus. J’avais trop de bagages. Plus tard, ma mère s’est rendu compte que j’oubliais mes bas. J’aurais pu oublier mes pieds, mon nez ou ma tête, je ne m’en serais même pas aperçu. Nous étions trois autour de ma valise : ma grand-mère, ma mère et moi, et on se serait cru une foule. Comme ici… comme dans cette longue file qui n’en finissait plus. Nous y avons pris place avec nos bagages. Devant, une préposée souriante – elle en avait certainement vu d’autres – pitonnait sur son ordinateur. Nous avons obtenu nos sièges. Tout le groupe sera ensemble.

Maintenant, il ne reste qu’à attendre. Une éternité concentrée.

Il y a Anik. Mon ancienne blonde. Anik Vincent porte une espèce de petite pastille de métal derrière l’oreille. Elle ne s’en vante pas. On l’a toujours prise pour une dure, une brave. Maintenant tout le monde sait qu’en avion, elle a mal au cœur.

Anik est accompagnée de ses parents, bien sûr, mais surtout de Patrick Ferland. Lui, il ne part pas. C’est normal, il étudie au cégep. Et puis le théâtre ne l’a jamais intéressé. Il ne vit que pour le sport. Le sport et Anik. Il devrait s’arrêter de l’embrasser.

— Il va s’user le kisser, comme me le marmonne Luc Robert dans le tuyau de l’oreille.

Je ne réponds rien. Je le laisse poursuivre sa route avec sa caméra vidéo devant la figure. Il se prend déjà pour l’œil du voyage. Si je répliquais quoi que ce soit, il s’imaginerait qu’Anik m’intéresse encore. Il se tromperait. Anik ne m’intéresse plus du tout. Si je la regarde de travers, c’est parce que Patrick Ferland m’énerve. Pourquoi ne s’occupe-t-il pas à autre chose ? Je ne sais pas, moi. Lire son horoscope ? Raconter une histoire d’avion qui s’écrase ? Jouer au tic-tac-toe ? Compter le nombre de jours qu’ils vont passer sans se voir ? N’importe quoi plutôt que de s’embrasser à pleine bouche comme ça pour que tout le monde sache qu’ils sont en amour par-dessus la tête.

Moi, je suis étourdi. Pas étourdi comme les gens qui choisissent la foule pour avoir une faiblesse. Pas étourdi comme les raisins qui ne peuvent supporter que leur ancienne amoureuse embrasse un autre type. Je suis un phénomène de discrétion. Non, je suis étourdi parce que je n’ai pas assez de mes deux yeux avec mes lunettes pour suivre tout ce qui se passe. Je n’ai pas assez de mes deux oreilles pour entendre tout ce qui se dit. La musique de fond perdue dans les heures d’attente, les voix de filles d’un autre monde qui appellent les départs ou les retardataires, les babillages, les pleurnicheries, les « fais attention à… », les « méfie-toi de… », les ci, les ça. C’est complètement dément. À Mirabel, il y a pourtant amplement de place pour souffler. Pour moi, c’est comme si l’aéroport débordait de monde, de mots, d’images…

Il y a ma mère. Elle n’a pas dormi, la nuit dernière. Aujourd’hui, elle a multiplié les cafés. On croirait que c’est elle qui part. Elle marche comme une poule qui ne sait plus sur quelle patte se tenir.

Il y a mon père. Il est certainement nerveux, lui aussi. Il cache mieux son jeu. Pas d’extravagances, pas de sueurs inutiles. Ça, c’est mon père. Raide comme une brosse à dents. Il regarde partout. Il sourit surtout. Il parle à tout le monde et tend la main dès que l’occasion se présente. Ça, c’est la grande nouveauté. Depuis qu’il est officiellement candidat à la mairie, il a acquis de l’entregent. Oui, dans un peu plus d’une semaine, Bon-Pasteur-des-Laurentides élira un nouveau maire. Et ce sera peut-être Marcel Gougeon, notaire de profession et maire d’ambition. Il parviendra à ses fins au grand honneur de ma mère et de ma grand-mère.

Elle est là, elle aussi. Comme si elle venait aux noces. Elle porte une robe de printemps, un chapeau, du rouge à lèvres trop foncé et son parfum qui empeste. Et puis elle garde l’œil sur Omer. Parce que mon grand-père frétille. L’avenir des Gougeon prend l’avion. Et un rien de nervosité l’entraîne invariablement vers le bar. Il s’éclipse, prétexte qu’il doit aller aux toilettes. Il n’a pas fait trois pas en direction du bar de l’aéroport que grand-mère l’apostrophe.

— Voyons, Omer, des toilettes, il y en a là. Tu vois pas le petit bonhomme sur la pancarte.

— Oui, mais j’en connais des plus tranquilles.

Et il s’éloigne. Ma grand-mère conserve sa dignité. Elle ne courra pas derrière lui, mais, dans l’auto, en retournant à la maison, Omer va se faire parler dans le casque. C’est garanti.

Ah ! la famille ! Je donnerais tout ce que j’ai, excepté peut-être mes lunettes sans lesquelles je ne verrais plus rien, pour qu’elle déguerpisse. Oui, si tout le monde me donnait son petit bec et me disait :

— Au revoir, François. Fais un bon voyage. Et puis, écris-nous souvent.

Je me sentirais soulagé.

Mais ils restent, s’accrochent. Je sais qu’ils vont tenir le coup jusqu’à la dernière des dernières minutes. Et ils sont plusieurs dans le même cas. Nous sommes tous accompagnés de nos parents. Seul Luc est venu avec les parents d’Andréa Paradis, sa blonde. Cela confirme peut-être ce que ma mère me répète quotidiennement : les parents de Luc ne s’occupent pas de lui. Des fois, moi, ça me soulagerait tellement si les miens m’oubliaient pendant deux ou trois semaines. Mais non. Ils sont de trop bons parents.

Nous sommes en train – drôle d’expression dans un endroit où il n’est question que d’avion – de constituer la plus grosse foule d’énervés à avoir envahi l’aéroport international de Mirabel. Ce n’est pas tous les jours qu’une troupe de théâtre étudiant s’en va en France.

Caroline me fixe de loin. Moi, je ne la regarde pas. Je sens ses yeux sur ma nuque, ses yeux qui me demandent de lui sourire. Mais je n’ose pas me retourner. Sa mère la bourre de recommandations.

Pendant les onze prochains jours, Mme Corbeil ne connaîtra pas une minute de tranquillité. Pour elle, la France est un lieu de perdition où les hommes n’attendent que sa fille pour lui sauter dessus. Pourtant je suis là. Je pourrais la défendre. Ou, du moins, essayer de faire peur à un achalant. Il me semble qu’à nous voir, même un Français très don Juan comprendrait que cette fille-là est avec moi. Mais c’est inutile. Mme Corbeil ne m’estime pas du tout. Dans son esprit, je suis pire que les Français. Depuis qu’elle sait que sa fille et moi avons fait l’amour de temps à autre, elle me tient pour le dernier des crétins.

Et voilà Clément Gauthier. Selon son veston blanc, il a mangé un spaghetti aux tomates et a bu du vin rouge. Il a emmené le curé Fortin dans sa voiture. Un autre qui ne voulait pas manquer notre départ. Il espérait peut-être qu’à la dernière minute, Moins-Cinq lui demande de nous bénir. (Moins-Cinq, c’est le nom que j’avais trouvé à Diane Labelle, l’an dernier. Maintenant, on oublie qu’elle a le cou croche. On l’appelle Diane les trois quarts du temps.) Et le curé s’est foutu un doigt dans l’œil. On ne lui demandera rien et il se défilera. Il finira bien par accompagner Omer au bar.

Clément Gauthier joue son rôle. En se plaignant de la chaleur insupportable, il questionne vaguement Diane au sujet du voyage. Il se doute bien qu’il n’arrivera rien d’inattendu. Il se fout un doigt dans l’œil, lui aussi. C’est visible, Diane le trouve casse-pieds. La vadrouille ne prend même plus la peine de chercher des questions intelligentes. Il entretient ceux qui veulent l’écouter de ses propres expériences personnelles : Notre-Dame de Paris, la tour Eiffel, les Champs-Élysées, le Lido et ses danseuses aux seins nus… Il devient lourd comme son propre poids. Je l’imagine levant les jambes aux Folies Bergère. Moins-Cinq me le refile.

— Oublie pas de prendre des notes.

J’acquiesce.

— Et des photos.

— Les photos, c’est Luc Robert qui s’en occupe.

— Ah oui, c’est vrai !

Il oublie tout, comme il doit oublier l’anniversaire de sa femme, sa cigarette sur le bord d’une table de bois et son dentier au fond d’un verre d’eau.

— Prends des notes, me conseille-t-il. Après on a moins de chances d’oublier. C’est la base du journalisme, les notes.

Et lui, il ne prend rien. Il n’écrit pas un traître mot. Encore une fois, L’Écho aura droit à un article de son cru. Des propos inventés, des salutations, des félicitations et le vide total dans le fond. Je ne m’en fais pas pour autant. Je serai loin. Dans quelques heures, j’atterrirai dans la vieille Europe.

Ma mère veut que nous allions prendre une bouchée à l’affreuse cafétéria. Je n’ai pas faim. Ni soif. Je suis engourdi. Je ne peux pas leur dire d’aller manger à la maison. Ils sont tellement excités. Je pars à la découverte du vaste monde.

Mme Corbeil salue enfin ma mère. Elles ne se saluaient plus depuis un certain temps. Des bouderies de parents.

Enfin, je dis enfin. Oh joie ! Bonheur ! Incroyable ! Une voix douce prie les voyageurs en partance pour Paris par le vol AC170 de se présenter à la barrière 26. Nous y courons, ventre à terre.

Il faut d’abord embrasser tout le monde. Mon père me tend la main et me tape un clin d’œil. Il doit être ému, ce n’est pas dans ses habitudes. Ma grand-mère m’embrasse en me disant de faire attention aux sièges de toilettes. Puis ma mère m’embrasse. Elle pleure. Comme si je partais pour toujours. Elle pleure. Comme Omer qui sent le gin. Nerveux, il me met la main sur l’épaule. C’est sa manière de me bénir. Son autre main serre la mienne à la casser. Je sens une boule de papier. Sur la route du bar, il a dû s’arrêter au comptoir d’échange de monnaie. Il me chuchote :

— Tu boiras quelque chose de bon à ma santé.

Ils me regardent partir. Je me sens mal. C’est la première fois que je m’éloigne d’eux, que je serai à l’autre bout du monde. C’est la première fois aussi que je me rends compte que je suis peut-être leur avenir. C’est fou, c’est bête comme la lune. Depuis deux heures, je souhaitais qu’ils foutent le camp. Maintenant, j’ai l’impression de les aimer.

Je me dépêche, je ne veux pas les regarder longtemps. Je leur envoie la main et je passe rapidement de l’autre côté des portes vitrées.

À la fouille des bagages à main, j’ai la chance de ne pas faire sonner le détecteur de métal. Ce n’est pas comme Luc qui est bourré de chaînes. Il a l’allure d’un vrai contrebandier.

Caroline Corbeil s’approche de moi. Elle me dit :

— Enfin…

Je souffle :

— Oui.

Elle serre mon bras très fort.

Une fois dans l’immense salle d’attente où les boutiques hors taxes nous invitent, je lève les yeux. La famille est là-haut, sur la mezzanine, à agiter la main dans un dernier bye-bye. Je les imite.

Enfin, nous sommes appelés. Il faut présenter nos cartes d’embarquement.

À l’intérieur du 747, c’est la pagaille. Comme si nous nous étions retenus. Comme si, depuis des heures, nous avions joué sagement notre rôle. On se crie après. On dérange vraiment les habitués. Chacun gagne son siège.

Nous y voilà ! On ne peut plus retourner. Il est trop tard.

Une musique affreuse tente d’accompagner l’événement. C’est censé être du classique. Mais la bande est étirée et ressemble à n’importe quelle plainte sauf à la vraie musique.

Nous décollons. Adieu Mirabel. Adieu famille. Adieu Québec.

 

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En septembre, la première fois que Moins-Cinq a parlé du projet, toute la classe s’est tue. Même les plus durs que rien, à part les exploits de Rambo, n’intéresse. Même les plus bavards qui parlent pour rien et n’osent même plus s’écouter. Même les plus épais que rien ne changera. Mais, allez savoir pourquoi, quand le moment est important, on dirait que ça se sent.

Imaginer une bande de jeunes de cinquième secondaire à Paris, c’était incroyable. Personne n’ouvrait la bouche. Moi, encore moins que les autres. Un silence de mort. Tellement que Moins-Cinq a dû nous secouer :

— Réveillez-vous ! Est-ce que ça vous intéresserait de voir Paris ou si je laisse tomber ?

En même temps que les autres, je me suis réveillé pour crier :

— Ouiiiiiii.

Nous ressemblions à des ti-culs de quatrième année à qui on promet la Ronde ou un film le vendredi après-midi.

— Je vous ai pas demandé de vous exciter comme ça. Je voulais simplement savoir si vous étiez réveillés.

Là-dessus, Pierre-Paul Bernier, le responsable de la ligue d’improvisation, s’est levé. Il a dit comme ça :

— Mme Labelle m’a parlé du projet il y a deux jours. En mai, il y a un petit festival de théâtre étudiant à Paris. Si on montait une pièce qui a du bon sens, on pourrait peut-être s’y présenter.

Monter une pièce de théâtre. Il proposait cela comme s’il avait parlé de tapisser la classe ou d’aller faire une visite au Jardin botanique. Mais, au lieu de poser des questions utiles, tout le monde a hoché la tête. Nous étions déjà dans le bateau. Nous étions prêts à tout pour aller à Paris.

Voyager nous intéresse toujours. Moins-Cinq aurait parlé de Bruxelles, de Lima, de Séoul ou d’Istanbul que nous aurions été d’accord. Nous devenions déjà des voyageurs, des aventuriers fabuleux. D’accord nous n’avions pas encore sorti un orteil de nos pantoufles, mais nous avions notre petite idée là-dessus. L’avenir, le monde entier nous attendent. Il suffisait de nous donner un coup de pouce pour que nous prenions notre envol. Il a été décidé que nous discuterions de la façon de gagner notre voyage dès le prochain cours de français.

Parce qu’il faut bien le dire, ce voyage-là ne nous tomberait pas du ciel comme une assiette de frites. Il faudrait le payer. Stéphanie Lachapelle, qui devient critiqueuse avec le temps, déclarait avec une moue que c’était impossible de gagner un voyage. De monter une pièce aussi.

Moi, je me disais que ma mère et mon père trouveraient le projet cinglé.

Je me trompais.

En rentrant à la maison en ce beau soir de septembre, quand j’ai simplement laissé tomber :

— Paraît qu’on pourrait aller en France.

Pauline Lacoste, ma mère, a relevé la tête de la revue de mode qu’elle était en train de feuilleter, même si elle n’est jamais à la mode.

— Qui ça « on » ?

— Nous autres, j’ai répondu. Les élèves de secondaire 5. Un petit groupe en tout cas. La classe de théâtre.

À mon plus grand étonnement, elle a souri :

— Toi, tu irais en France ? C’est merveilleux, François.

— Tu… tu trouves ?

— Bien sûr, pour une fois qu’il y a un projet intéressant à ton école.

Elle a toujours désapprouvé l’enseignement public. Il y a cinq ans, ma mère souhaitait que mon père m’inscrive dans le privé. Mais, comme il n’y a pas de collège dans les Laurentides, ma mère a finalement accepté que j’aille à la polyvalente où, selon elle, je perdrais mon temps. Et voilà que la même polyvalente nous proposait la France. C’était extraordinaire.

Énervée, elle a sorti des photos du voyage qu’ils ont effectué, mon père et elle, il y a sept ans. Elle voulait que je m’intéresse à tout cela.

Bon. D’accord. Moi, je voulais bien aller à Paris. Je voulais bien connaître la France. Mais à quel prix ? Je ne pensais évidemment pas à l’argent. Je pensais à la pièce qu’il faudrait monter et aux travaux qu’il faudrait exécuter pour amasser l’argent.

 

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Sur l’écran devant, Sylvester Stallone, qui pour la quatrième fois s’appelle Rocky, s’entraîne pour battre un méchant Russe.

Dans mes écouteurs, Charles Dutoit dirige l’Orchestre symphonique de Montréal dans Le Boléro de Ravel.

Dans mon esprit, les éléments cherchent à prendre leur place comme dans les casse-tête de mes douze ans.

Dans l’avion, ceux qui vont en Europe pour la cent trente-huitième fois sont sérieux, détendus. Ils dorment ou font semblant. Moi, je ne peux pas.

Je suis contre un hublot. Quelques minutes après le décollage, j’ai eu l’impression de saisir un morceau de rêve bleu. Dans la clarté, nous avons atteint cette altitude où les nuages forment un tapis et où rien ne vient contrarier le bleu du ciel. J’étais quelqu’un comme un oiseau.

J’aimerais lire. Je ne peux pas. Il y a trop de choses pour me distraire. Ce film qui défile à l’écran, complètement absurde sur Le Boléro. Il y a Luc, qui de temps à autre, quand une idée de génie le prend, arpente l’allée, la caméra vidéo sur l’œil. Depuis qu’il fait noir, il s’est calmé. À part Anik – mais on raconte que c’est à cause de la pastille derrière son oreille – personne ne ferme l’œil de Mirabel à Charles-de-Gaulle. La vie devrait prendre un raccourci du Québec à Paris.