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Seul ou avec les autres

Anik Vincent avec Patrick Ferland ! J’étais ébranlé. La vie parfois n’a aucun bon sens. J’ai eu un mal fou à m’en remettre. Un samedi après-midi, à la télé, j’ai vu un boxeur encaisser un méchant coup de poing sur le museau. De quoi assommer un bœuf ! Dès qu’il a touché le tapis et malgré ses yeux qui avaient l’air de fouiller le beurre d’une autre planète, il a eu un sursaut. Son instinct, en forme de ressort, l’a tout de suite remis sur pied. Trois fois, il s’est relevé en titubant. Trois fois, il a encaissé une taloche à vous décoiffer pour un mois. Une histoire de fou ! Du courage ? Je ne le sais pas.

Moi, j’étais découragé. Mon histoire d’amour – que je restais le seul à connaître – m’avait complètement sonné. Anik Vincent et Patrick Ferland ! Les voir, main dans la main, me jetait par terre. Je ne trouvais aucun ressort pour me relever. Je ne me suis pas réfugié dans les bras de Caroline Corbeil pour autant. J’ai dévoré les poésies complètes d’Émile Nelligan, un recueil de contes de Guy de Maupassant, Le Grand Meaulnes, Le Matou de Beauchemin et La Grosse Femme de Tremblay en écoutant mille fois le Requiem de Mozart dans ma chambre. Je n’étais plus l’ombre de moi-même.

Les semaines ont passé. Octobre est arrivé. J’avais le teint triste, ça allait très bien avec l’automne. Oh ! Certains matins, je trouvais encore l’énergie d’élaborer quelques plans. Dans l’autobus, je n’écoutais presque plus Luc qui, d’un jour à l’autre, découvrait un nouveau problème de moto. Un jour, son moteur s’est mis à couler… et puis, ce fut le tour de son oreille. Il s’est aperçu qu’il avait le lobe de l’oreille infecté. Ça changeait son mal de place. Je ne l’écoutais plus.

Invariablement, Anik ne montait jamais dans l’autobus tape-cul. Elle se rendait à l’école dans l’auto de Ferland. Un matin, j’eus l’idée de lui dire que… enfin, que j’éprouvais quelque chose… Et puis, j’ai changé d’avis. Il y avait toujours les autres autour de nous. Jamais moyen d’être seuls, d’échanger trois ou quatre phrases à l’abri des oreilles indiscrètes. Évidemment, je n’aurais pas parlé de mon amour à Luc. Des plans pour qu’il répète la chose. De quoi j’aurais eu l’air, moi ?

Tout aurait été tellement plus simple si nous avions pu nous rencontrer sur une île déserte… ou encore en attendant l’autobus dans le fin fond de la jungle d’un pays perdu. J’imagine le sable doux, le grand cocotier, Anik toute nue et moi, dernier fils du roi des singes, vêtu de mes seules lunettes qui me redescendent sur le nez dans cette chaleur impossible. Sur une île déserte, nous ne passerions pas le plus clair de notre temps à nous demander que faire de nos dix doigts. Oh ! Quand, de temps à autre, un bateau passerait, je ferais semblant de ne pas le voir. Et, comme Anik me regarderait toujours dans les yeux, elle ne verrait rien, elle non plus. Je lui taperais des clins d’œil infiniment sensuels, elle se frotterait sur les nombreux muscles qui couvriraient mes côtes et… Et nous pourrions nous aider. Pendant qu’elle ferait cuire le poisson, je ferais ses devoirs de mathématiques. Pendant qu’elle changerait les draps de notre lit commun, je transcrirais au propre ses notes de biologie pour qu’elles se lisent plus facilement et… et je la regarderais faire son jogging ou jongler avec deux ou trois noix de coco.

— Aye ! Coco !

J’ouvre un œil. Je n’ai pas dormi de la nuit et j’ai les yeux comme des trous de suce.

— Aye ! Coco !

C’est Transpirator, le prof de maths, qui s’adresse à moi. Il appelle tout le monde Coco, une mauvaise manie qu’il a empruntée à un annonceur de radio. Il me demande si j’ai bien compris le problème. Je réponds oui, bien sûr. Je ne suis quand même pas pour lui avouer que, depuis septembre, les maths sont devenues du chinois pour moi. Je ne vois rien, je n’entends rien… je rêve à une île déserte où je n’aurais pas besoin d’expliquer les notions dont je n’ai que vaguement eu connaissance. Je balbutie, je bafouille…

— Va falloir que je change les piles de ma calculatrice, elles sont à terre.

— C’est toi qui es plus sur la Terre !

Transpirator ricane. Il est fier de me prendre en défaut. Les profs de son espèce ont parfois peur des élèves trop brillants, ce que j’étais sans aucune vantardise en troisième, deuxième, première secondaire et avant. J’ai passé mon été à lire, je suis jaune comme un citron. Et maintenant j’ai l’attitude du plus vide des cancres.

— Réveille, bonhomme, réveille, mon Coco !

J’aurais le goût de répliquer quelque chose de brillant, mais je n’ai aucune envie de l’affronter. Est-ce que je ferais rire les autres, au moins ? Je les divertirais un moment, ça c’est sûr. Et puis ça les ennuierait. Alors je me tais. Je regarde vers Luc, il semble surpris… puis, de l’autre côté, Anik est en train de faire un dessin absolument inqualifiable sur une feuille. Elle tue le temps.

C’est à cause de tout cela que j’aimerais être sur une île déserte. La mer et ses vagues élimineraient les profs, l’école, les copains et copines et surtout le grand Patrick Ferland. Ce n’est pas une sinécure que d’être amoureux parmi le troupeau. Prenez les cours et leurs profs. Prenons Transpirator, par exemple.

Le lundi matin, quand il entre dans la classe, Transpirator est encore acceptable. Il ne sent pas trop fort et ses cheveux ne sont pas encore trop gras. C’est au long des jours suivants que ça se gâche. On ne l’appelle pas Transpirator pour rien. Il enseigne les maths que je hais et doit conserver un tas de vieilles théories dans sa grosse tête dégarnie. Des théories de ma grand-mère. Celle, par exemple, qui raconte qu’un bon bain, une fois par semaine, ça suffit amplement. Moins que cela, c’est un manque de propreté. Plus, c’est du frottage audacieux.

Il y a l’autre théorie aussi qui veut que plus on se lave les cheveux, plus on les perd et plus ils deviennent gras… Ma grand-mère aime ça parler de son passé et des mille misères qu’ont dû traverser les ancêtres, ceux de sa génération en tout cas. Ma mère, qui n’est pourtant pas de la même génération, trouve toujours moyen d’ajouter quelque chose. Comme si nous étions responsables du haut niveau de vie qu’ils nous ont donné. Ramener le passé sur le tapis, c’est à mon avis une manière de me prouver que, nous les jeunes, nous ne sommes pas les nombrils du monde avec notre avenir. Parce que, pour elle, c’est évident : on a le nez planté dans notre avenir. Moi, des fois, je me demande si c’est pas une façon de nous étouffer.

 

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Rien n’a d’allure. À la polyvalente, tout va tout croche, les cours, les profs, les étudiants, tout ! Luc me dit que c’est moi qui suis de travers, que tout est aussi normal que d’habitude. La seule chose, selon lui, qui ne tourne pas rond, c’est le moteur de sa moto. Il ne perd plus d’huile mais s’étouffe toujours autant Luc ne pense qu’à sa moto.

Moi, j’ai eu un regain de vie quand il a fallu inventer les surnoms des profs. Je suis devenu l’oiseau moqueur, j’ai eu l’air brillant. Les profs me trouvent étonnamment moins brillant que par les années passées. S’ils savaient que je suis le grand responsable de la plupart de leurs surnoms, ils me respecteraient davantage.

Ainsi, en physique, Mme Dupras a tellement l’art de nous mélanger que je l’ai surnommée Blender ; Mister Zee, c’est Gerry Zabitowski, le prof d’anglais qui n’articule jamais ; le Bonhomme Irish est en éducation physique. Il s’appelle Gonthier et n’a rien d’irlandais sauf son petit pinch roux. Jacques Cartier nous enseigne l’histoire, c’est l’histoire du Québec et du Canada. Dans son cas, j’ai trouvé que c’était plus simple qu’il change de surnom à chaque cours. Il est donc à la fois Jacques Cartier, Champlain, Montcalm, Papineau, Chapais et les autres. C’est Moins-Cinq qui nous enseigne le français. Disons que là j’ai joué sur le physique parce que Mme Labelle a le cou un peu croche. Elle doit être une lointaine petite-fille de l’architecte qui a dessiné la tour de Pise. Bon. Les surnoms m’ont procuré une certaine notoriété. Les autres ont trouvé que j’avais l’imagination fertile.

J’avais cru oublier Anik, mais en la revoyant tous les jours mon attirance pour elle n’a fait qu’augmenter. Et puis mon imagination fertile a justement élaboré un nouveau plan. Dans un cours de français, Moins-Cinq a proposé un travail par équipes. Il fallait analyser le contenu d’une annonce publicitaire. Une lumière s’est allumée au-dessus de ma tête. Je venais de trouver le moyen de percer la barrière qui me séparait d’Anik. Je me suis tourné vers elle et je lui ai dit :

— On fait équipe.

Elle m’a répondu :

— O.K.

C’est comme si elle avait accepté que je l’embrasse, je n’en revenais pas. Mais ça ne faisait pas soixante secondes que je planais au-dessus de ce que Moins-Cinq racontait devant la classe que j’ai eu un frisson. Andréa Paradis a demandé à Anik :

— Est-ce qu’on fait le travail ensemble ?

J’attendais la réponse d’Anik. Elle s’est tournée vers Andréa pour lui chuchoter :

— Je vais travailler avec François.

Je me suis mis dans la peau d’un astronaute et j’ai senti un sourire me pousser en dessous du nez. Un grand sourire de clown béat. J’ai remercié le ciel d’avoir fait naître Patrick Ferland un an plus tôt que moi. C’est vrai que, les trois quarts du temps, je trouve agaçant que les filles préfèrent les gars de la classe supérieure. Mais jamais un gars de cinquième secondaire pourra faire un travail sur la publicité dans un cours de quatrième. J’ai dit youppi ! Yahvé est grand, Allah pareillement !

En sortant du cours, il fallait qu’Anik et moi élaborions une stratégie de travail. Je lui ai dit :

— Si on se rencontrait pour chercher une publicité dans des revues ? J’en ai une pile chez moi.

Elle m’a répondu :

— O.K., quand ?

J’ai dit :

— Pourquoi pas ce soir !

— C’est pas possible. Faut que j’aille m’entraîner. Et puis on a une semaine pour faire ce travail-là.

— D’accord ! Mais c’est pas mauvais de prendre un peu d’avance.

Elle a dit :

— Et si on regardait chacun de notre côté dans des revues ? On pourrait se rencontrer à la café, demain, entre les deux premiers cours, pour voir ce qu’on aurait trouvé de bon.

J’ai fait oui de la tête. L’énervement me coupait le souffle, j’étais hypnotisé et je trouvais qu’elle marchait beaucoup trop rapidement vers le laboratoire de physique. Pourtant on avait l’air de suivre le rythme des autres. J’ai conclu :

— Demain, j’aurai quelque chose de bon.

 

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Dans l’autobus, j’ai à peine répondu à Luc quand il m’a demandé si j’allais au superparty de l’Halloween. Je réfléchissais.

— Moi, je veux pas y aller tout seul.

Je l’ai rassuré :

— T’en fais pas. Je vais y aller avec toi.

— C’est pas ça que je veux dire, le cave. Je veux dire que j’aimerais mieux y aller avec une fille. Toi, on dirait que tu penses jamais à ça, les filles.

J’aurais pu lui dire qu’il se trompait royalement. Mais je suis resté dans le vague. Si je m’étais défendu, il aurait pu avoir un soupçon. J’ai seulement sourcillé quand il m’a dit :

— Tu devrais y penser plus souvent parce qu’il y en a une qui s’intéresse pas mal à toi.

— À moi ?

— Oui. C’est Andréa Paradis qui m’a dit ça.

— Andréa Paradis t’a parlé d’Anik ?

J’étais éberlué.

— Anik ? Qu’est-ce qu’Anik vient faire là-dedans ?

— Je sais pas. J’ai dit ça comme ça.

— C’est Caroline Corbeil. Il serait temps que tu t’aperçoives qu’elle fait tout pour attirer ton attention.

J’étais à cent lieues de Caroline Corbeil.

En entrant à la maison, j’ai ramassé toutes les revues qui pouvaient traîner. Je voulais trouver une publicité-choc… peut-être une annonce qui pourrait nous rapprocher, Anik et moi. J’ai tout éparpillé sur mon lit. J’ai fouillé, j’ai gratté. J’ai même jeté un œil sur le Hustler, le Penthouse et le Playboy que je me suis procurés le mois dernier et que je cache soigneusement entre mon matelas et mon sommier. Je savais bien que ce ne serait pas là-dedans que je trouverais ce qu’il faut pour un travail d’école. J’étais dans un autre monde.

— Tu réponds pas quand on t’appelle.

J’ai sursauté. C’est mon père qui, de la porte de ma chambre, me regardait.

— Je travaillais.

— Ta mère t’appelle pour le souper.

Je suis descendu dans la salle à manger. J’avais oublié que mon grand-père et ma grand-mère étaient invités. Omer m’a tapé un clin d’œil et je me suis demandé combien de gens, comme lui, peuvent mener deux vies de front : une au travail et l’autre à la maison. Omer, à l’œuvre, reste le plus sérieux des croque-morts. Quand il est en famille, ou du moins devant moi, il devient le plus haïssable des bons vivants.

— Et puis quand est-ce que tu vas nous présenter ta petite blonde ?

— Omer ! lui a reproché ma grand-mère comme s’il venait de faire une farce cochonne.

— Ben quoi ! Il serait temps qu’il en ait une.

Pour Omer, c’est là une grande inquiétude.

— Il n’y a rien qui presse, a dit ma mère.

Et mon père, qui somme toute a l’air tellement plus embaumeur que son père, a approuvé.

Puis toute la sainte Famille s’est mise à manger. Il y avait une bouteille de vin. Grand-père remplissait son verre beaucoup plus souvent que les autres. Mon père veillait à ce que je ne boive pas trop. Il a peur que je devienne alcoolique comme son propre père.

C’est vers onze heures, ce soir-là, que j’ai trouvé l’annonce qui nous convenait à Anik et moi et à tout ce qui mijotait entre nous… disons entre moi et elle.

 

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« Coup de cœur ». C’est la marque de petite culotte que porte la fille aux seins nus. C’est un caleçon boxeur sur lequel un paysage hawaïen est dessiné, léger comme du rhum et audacieux comme des hanches qui se balancent. La fille est bronzée à souhait. Malgré ses bras croisés, on voit bien ses seins fermes et désirables même s’ils sont aussi bronzés que le reste de son corps. Il est vrai que sur les plages de France, les hauts de bikinis sont passés de mode. Sur l’image, il est écrit comme à la main : « Je lui ai tout piqué, même son caleçon. Kim. »

Voilà ! C’était l’annonce des caleçons « Coup de cœur » ! Le mien battait à culbuter pendant qu’Anik la regardait.

— Très bon !

Ouf ! Elle et moi, nous étions sur la même longueur d’onde.

— Certaine que c’est pas trop osé ?

— Pourquoi ça le serait ?

Elle répondait exactement les mots que j’avais désiré entendre. Je lui ai montré la grande feuille sur laquelle j’avais noté ce qui pourrait être le plan de notre travail.

— Je vais regarder ça pendant le cours d’anglais, m’a-t-elle dit en prenant la feuille.

Pendant le cours de Mister Zee, je l’ai donc regardée du coin de l’œil. Au bout de dix minutes, elle s’est penchée vers moi. Sa main touchait mon épaule. J’ai même cru qu’elle pouvait avoir l’idée de me donner un baiser.

— C’est parfait !

J’étais aux oiseaux. J’ai chuchoté :

— Tu veux pas qu’on en discute, ce soir, par exemple ?

— Pas nécessaire ! C’est tout ce que je pense !

— En fin de semaine, on pourrait peut-être rédiger le texte.

— Tu es bien meilleur que moi là-dedans.

— Tu veux vraiment que je l’écrive pour nous deux.

— Je te fais confiance.

— Mais…

Elle m’a fait un clin d’œil.

— En fin de semaine, Patrick m’emmène à New York avec ses parents. C’est fantastique, non ? Je veux pas manquer ça.

— Euh…

— Tu me sauves la vie si tu le fais tout seul.

— D’accord.

Voilà comment au beau milieu du mois d’octobre, j’ai sauvé la vie d’Anik Vincent que j’aimais. Voilà comment elle a pu aller à New York. Et voilà encore comment, même si j’avais le cœur démantibulé, nous avons fait le meilleur travail de la classe. Moins-Cinq nous l’a dit :

— C’est audacieux ! Si vous pensiez me scandaliser, vous vous êtes trompés. J’ai beaucoup aimé.

Je regardais le bout de mes runnings. Anik m’a effleuré le mollet du bout du pied. Je n’osais pas la regarder. C’était un grand moment de complicité. Tous deux, nous avions été brillants… elle certainement plus que moi.