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Sous le vol des charognards

Vous savez ce que sont les charognards ? J’en ai vu des centaines dans les westerns, à la télévision ou dans les bandes dessinées. Dans la vie, ils sont moins visibles. En tout cas, ils paraissent moins fendants. Il est vrai qu’on ne se promène pas toujours le cou cassé vers le ciel pour les chercher. Ce sont des vautours qui attendent le cadavre pour le déchiqueter. Ils fabriquent leur bonheur avec la douleur des autres. Des oiseaux de malheur ! Ils ont l’odorat superdéveloppé. Ils sentent mieux que personne quand il y a un bon snack dans l’air et se mettent à tourner autour de la victime du destin. D’habitude, les charognards n’attaquent pas. Trop brillants pour ça ! Ils attendent que tout soit fini en se léchant les babines. Imaginez pendant deux secondes que les oiseaux ont aussi des babines, ne faites pas la mauvaise tête. La comparaison est certainement boiteuse, mais c’est pourtant la pensée qui m’est venue à l’esprit quand j’ai vu l’indécrottable Caroline Corbeil se pointer.

Il y avait une grosse semaine que je n’avais pas voulu donner signe de vie à Anik. Quant à elle, elle agissait exactement de la même façon. Le mois d’août prenait son élan. M. Grimard se frottait les mains. À l’occasion, il me tapotait même le dos comme si j’avais été son propre fils. Je n’oserais pas dire qu’il me sentait malheureux mais, à certains moments, il m’en donnait l’impression. Chose certaine, il répétait à qui voulait l’entendre que nous vivions l’été du siècle. Il y avait un tel roulement de hot-dogs que nous nous serions crus dans une usine. Les pains ne moisissaient jamais et les saucisses restaient toujours fraîches, tout simplement parce qu’elles ne pouvaient pas faire autrement. Personnellement, je me serais contenté d’un petit été ordinaire. Je ne l’affichais pas tout haut puisque j’étais le seul à manquer d’entrain. C’était le premier été que j’avais commencé avec une blonde à moi… (« Là, tu fais macho en maudit ! » pourraient me murmurer des milliers de filles.) Anik et moi, nous nous entendions donc sur un seul et unique point : ne pas nous donner signe de vie. Cela veut aussi dire qu’on ne se donnait pas signe d’amour, ce qui n’aide pas les relations entre deux êtres qui, selon les normes du grand amour, ne devraient pas pouvoir vivre l’un sans l’autre.

Je constatais malheureusement qu’Anik se débrouillait fort bien sans moi. Dans le journal régional tout comme dans La Presse, aucune fille, ressemblant de près ou de loin à Anik, n’avait tenté de se suicider. Les filles qui lui ressemblent ont d’ailleurs beaucoup plus la tête à s’amuser, à se faire bronzer, à taper sur des balles de tennis, à courir, à rire des blagues de tout le monde et peut-être même à faire l’amour qu’à s’enlever la vie. Le suicide, c’est utile pour une fille complètement foutue, laide à faire peur, sans espoir de croiser l’homme de son cœur. Je philosophe comme un vieux cheval qui ne connaît rien de la vie et des filles. Je suis malheureux comme c’est pas possible, je m’ennuie et je fais des hot-dogs à la chaîne. Je ne mets plus de cœur à l’ouvrage. D’ailleurs, j’ai le cœur comme une poutine qui aurait traîné un jour ou deux sous un comptoir poussiéreux. Et c’est avec des images aussi dégoûtantes dans la tête que j’ai vu Caroline Corbeil arriver.

Comme d’habitude, Caroline avait le chic de son genre. Elle portait ses lunettes, elle avait encore des boutons et elle était habillée comme la chienne à Jacques. Elle me sentait malheureux et elle venait tourner autour de moi. C’est ce que je me suis dit. J’étais prétentieux. Et, surtout, malhonnête.

Elle m’a souri :

— Salut, François !

Je lui ai souri parce que je suis poli. Je lui ai rendu son salut pour la même raison.

Et puis, il y a eu comme un grand vide que j’aurais pu trancher au couteau à patates. Il n’y a rien de plus lourd, de plus épais qu’un silence comme celui-là quand il s’installe entre un gars et une fille. Par chance, l’après-midi était mou et humide et M. Grimard m’avait laissé seul. Il n’y avait pas d’autres clients. Il n’y avait que Caroline Corbeil, souriante devant moi. C’est elle qui a fendu le silence avec deux mots tellement quotidiens que les bras m’en sont tombés :

— Et puis ? m’a-t-elle soufflé.

— Et puis quoi ? ai-je répondu sur la défensive.

— Tu me demandes pas ce que je veux ?

Là, les idées se sont bousculées dans mon cerveau débordant de soupe aux huîtres. « Qu’est-ce qu’elle voulait ? » Voilà ce que je me demandais en m’imaginant le pire. Je craignais tellement qu’elle me réponde : « Toi ! » qu’une certaine agressivité a percé dans ma voix quand, pour en avoir le cœur net, j’ai prononcé :

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Je prendrais un cheeseburger relish-moutarde.

— Un cheeseburger relish-moutarde ? ai-je répété comme un perroquet.

— J’suis bien au Fou du hot-dog, non ?

J’avais l’air totalement ridicule. Pour retomber sur mes pieds – comme un chat retombe sur ses quatre pattes, ce qui est beaucoup plus facile –, je lui ai demandé :

— Veux-tu une frite ? un Coke ?

— Non, merci, François.

Et, comme j’avais l’air de ne pas savoir par quel bout commencer son cheeseburger, elle a poursuivi :

— J’ai pris congé aujourd’hui. Je sors de chez le dermatologue (non ! pas possible !) et je veux pas être boutonneuse jusqu’à trente ans. Alors, je coupe la liqueur, les frites et toutes les cochonneries du genre.

Génial ! Caroline Corbeil avait décidé de faire attention à son visage. Était-ce possible ? Bien entendu, je ne voulais pas élaborer sur le sujet. Pourquoi parler de l’acné ? Il y a tellement de choses intéressantes dont on peut discuter. Tellement que je n’ai rien dit. Je me suis affairé inutilement devant la plaque chauffante. Je lui tournais le dos. Je cherchais quelque chose à faire. Quand j’ai déposé son cheeseburger bien enveloppé devant elle, je me sentais presque soulagé. Caroline est allée s’asseoir à une table de pique-nique non loin de la fenêtre de l’autobus. Elle s’est mise à manger.

— Ça fait du bien, une journée de congé !

J’avais presque oublié qu’elle avait encore l’usage de la parole. J’étais resté là à la fixer sans même m’en rendre compte. Maintenant, je devais répondre.

— Oui. Moi, j’peux pas dire que j’en ai beaucoup.

— Qu’est-ce que tu lis de bon ces temps-ci ?

Vraiment, Caroline Corbeil voulait entreprendre une conversation sérieuse.

— Toutes sortes de choses. Je viens de lire Salut Galarneau ! Tu connais ?

— Oui, je l’ai lu. C’est bon, hein ?

— Ouais…

J’ai répondu « ouais » parce que je ne voulais pas trop montrer d’emballement. Avec Caroline, je jouais au chat et à la souris, j’avais une peur bleue de m’engager.

— Tu as dû te reconnaître un peu.

— Tu dis ça à cause des hot-dogs.

— Oui, mais il y a aussi que Galarneau se cherche, comme toi.

J’ai fait bifurquer le fil de la conversation :

— J’ai pas tellement le temps de lire. J’ai presque pas de journées de congé.

— Même chose pour moi. Au début de l’été, j’étais la seule nouvelle au vidéoclub et chacun en profitait pour prendre ses vacances et ses jours de congé accumulés. Moi, je faisais des heures supplémentaires.

— Ça doit être payant ?

— Pas tellement. En tout cas, le patron m’a pas encore payé les heures en plus.

— C’est la même chose pour moi.

Caroline a attendu un moment. À ma grande surprise, je venais de me rendre compte qu’elle et moi, nos lunettes mises à part, nous avions un point commun : un patron qui, mine de rien, nous exploitait. Mais Caroline avait une autre conscience aussi. Elle connaissait le pouvoir des longs silences. Ils donnent tellement plus de poids à ce qu’on ajoute par la suite. J’ai compris cela quand elle a doucement laissé tomber :

— Maintenant qu’Andréa travaille avec moi, j’ai plus de liberté.

J’ai cligné des yeux sous le choc.

Après, des gens sont arrivés. Une voiture pleine d’énervés qui m’ont occupé comme un cave. Caroline m’a salué en partant.

— Si jamais tu passes devant le vidéoclub, arrête. Je suis presque toujours là.

— O.K. !

Et je me suis replongé dans la fabrication de trois poutines qui n’étaient pas piquées des vers. Si Caroline Corbeil faisait partie de la famille des charognards, elle restait quand même plus agréable à côtoyer que des malades de la poutine.

 

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Une nuit, j’ai fait un rêve. Il s’est débattu dans mon cerveau comme une mouche empêtrée dans une toile d’araignée.

Je tombe dans le vide en hurlant. Je ne peux plus m’accrocher à rien, je gesticule inutilement. Et puis, soudain, ma chute ralentit. Je ne tombe plus, je flotte. Je ne suis pas mort ni amoché ; ma colonne vertébrale n’est pas en mille miettes. J’ouvre les yeux. Assis en cow-boy sur le dos d’un hot-dog, je plane dans le ciel. Je le conduis d’une seule main. De l’autre, je dois retenir des lunettes géantes qui menacent constamment de dégringoler. Quand on conduit un hot-dog, il faut avoir les yeux en face des trous. Je ne sais pas quel gourou m’a inculqué ce principe, mais il me semble naturel. En cherchant à m’orienter, je manque d’emboutir le clocher de l’église de Bon-Pasteur-des-Laurentides. Je trouve presque sans transition la maison d’Anik autour de laquelle je me mets à tourner. Quand je vole en rase-mottes, j’effleure la haie de cèdres. Quand je remonte plus haut, mon ombre se dessine devant la pleine lune. J’ai le style chauve-souris.

À force de passer et de repasser en murmurant « Anik ! Anik ! » chaque fois plus fort… à force de faire rugir le moteur de mon hot-dog volant, je finis par la réveiller. Sa tête apparaît à la fenêtre de sa chambre, elle me voit. Au lieu de lui envoyer un petit coup de chapeau pour la saluer, je retire mes lunettes géantes et les agite au-dessus de ma tête. Manœuvre audacieuse puisque je ne vois plus rien. Je pourrais déchirer mon hot-dog contre l’antenne de télévision.

Anik ne semble pas étonnée de me voir là. À mon grand désarroi, malgré l’impatience et les vrombissements du moteur de mon hot-dog, j’entends parfaitement sa voix. Je regrette de l’entendre si bien parce qu’elle ne me dit pas du tout ce que je voudrais entendre.

— Prends-toi pas pour un autre, me crie-t-elle. C’est pas parce qu’on pilote un hot-dog de luxe qu’il faut faire le frais et se croire supérieur aux autres. Un jour, tu vas le perdre, ton beau hot-dog, et tu vas te retrouver tout nu. Peut-être que t’auras même pas un bicycle entre les deux jambes.

Je suis déçu. J’espérais l’enlever, l’entraîner dans un grand voyage, lui montrer des pays, lui raconter des histoires. J’osais croire qu’elle apprécierait le confort d’un bon pain steamé, sa douceur, sa chaleur. J’ai échoué, je ne réussis qu’à passer pour un méchant vantard, un péteux de broue. Je crie :

— Est-ce que c’est de ma faute, moi, si Patrick Ferland a perdu son auto ? Est-ce que c’est de ma faute, moi, si ses parents se sont séparés ? Est-ce que c’est de ma faute s’il a été obligé de vendre sa planche à voile ?

— Mets pas de moutarde sur le malheur des autres, François Gougeon.

Je bafouille quelques mots :

— Excuse-moi, Anik. Dis-moi quelque chose qui a du bon sens.

Je suis déréglé. Alors que je veux murmurer, ma voix est hachée comme si je lui lançais des injures. Anik n’a jamais eu peur des injures.

— Je souhaite que ça t’arrive jamais.

Et voilà que le tonnerre éclate. Et voilà que la famille d’Anik au grand complet, son père, sa mère, son frère et sa sœur, apparaît aux fenêtres.

— As-tu fini d’achaler ma fille ? me crie le père. Et puis, va parader ailleurs avec ton crime de gros hot-dog.

Et Anik ajoute :

— Et puis, tu sens la patate.

Voilà tout ce qu’il faut pour écrabouiller le meilleur des hot-dogs. Il se met à pleuvoir et mon gros hot-dog devient mou et sans vie. Il fond. Je me remets à tourbillonner dans le vide, je tombe…

Je me suis réveillé en sueur, les draps collés contre mon corps. Je ne me souvenais pas d’avoir dormi aussi profondément de toute ma vie. Quelques minutes plus tard, je me suis installé à ma table, sous le rond éclairé de ma petite lampe d’étudiant. Je me suis enfoncé les oreilles dans les écouteurs de mon baladeur et j’ai écouté de nouveau Nocturnes de Chopin. Et là, je me suis mis à écrire :

 

« Anik,

Voilà maintenant deux semaines que l’on ne se voit plus. J’évite tous les endroits où tu pourrais te trouver. Tu dois faire la même chose puisque je ne te vois pas rôder autour du Fou du hot-dog.

D’accord, je suis peut-être un maudit jaloux. Mais avoue que j’ai raison de l’être.

Bon. Je te propose qu’on enterre tout cela. Mercredi prochain, je vais exiger un congé. Fais la même chose, toi aussi. Je t’invite à pique-niquer sur le bord du lac, à Sainte-Angèle.

Je t’emmènerai au bout du monde… ou aussi loin qu’un pédalo voudra bien nous transporter.

J’attends ta réponse. Donne signe de vie.

François, dit Woody. »

 

J’ai posté ma lettre. Je savais qu’elle n’avait pas long à parcourir et qu’Anik la recevrait très rapidement.

Ensuite, je me suis mis à attendre… en regardant passer les jours, d’un hot-dog à l’autre.

 

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Je ne suis pas sourd. J’ai tout entendu. Quand j’ai ouvert les yeux, ce matin-là, il flottait une odeur de pain aux bananes. J’ai toujours été un gros mangeur de bananes. Cet été, parce que je travaille, j’en mange moins. Alors, ma mère reste avec un tas de bananes trop mûres, brunes, sur le comptoir de la cuisine. Elle braille.

— Si tu n’aimes plus les bananes, dis-le. J’en achèterai moins.

— J’ai plus le temps.

Elle bougonne et poursuit son brasse-camarade. Ma mère ne changera jamais. Elle se plaint du gaspillage et, toujours, elle considérera que, avec tout le talent et surtout le nom que je porte – moi, Gougeon, fils de notaire et petit-fils d’entrepreneur de pompes funèbres –, je ne devrais pas me mêler de servir des hot-dogs. Elle se répète, j’en ai l’habitude. Et, pour éviter le gaspillage qu’elle peut contrôler, elle fait des pains aux bananes. J’ai toujours aimé l’odeur du pain aux bananes. Mais, peut-être parce que je n’étais pas tellement heureux qu’Anik n’ait pas répondu à ma lettre, je trouvais, ce matin-là, cette odeur assez écœurante, merci !

Et c’est là, au lit, à fouiller du museau sous l’oreiller pour y trouver encore quelques bribes de sommeil oubliées, que j’ai entendu ma mère. Son pain aux bananes dans le four, elle pépiait comme d’habitude avec ma grand-mère dans la cour. Elle a dit, ma mère… elle a dit, et j’ai parfaitement bien entendu :

— Finalement, c’est pas une si mauvaise chose que François travaille au Fou du hot-dog.

Ma grand-mère s’est montrée très étonnée. Elle devait se demander si ma mère ne lui faisait pas une blague. Et, comme les blagues ne sont pas dans les habitudes de ma mère, grand-maman devait être déculottée, ce qui est évidemment une façon de parler ou une figure de style, comme on dit.

— Qu’est-ce que tu veux dire, Pauline ?

La face de ma grand-mère devait en dire long puisque ma mère s’est tout de suite défendue :

— Allez pas croire que je suis fière que François travaille là. Au contraire, je trouve toujours ça effrayant. Mais c’est bien qu’il ait un emploi d’été. Comme ça, il voit la p’tite Anik beaucoup moins souvent. Même qu’il n’en parle plus.

Grand-maman, qui croit connaître les hommes et surtout leurs défauts, a ajouté :

— Je savais bien aussi que tu t’en faisais pour rien. Ça finit toujours par passer.

Et toutes deux de conclure :

— C’est mieux comme ça.

Dans mon lit, je rageais. L’odeur de pain aux bananes achevait de m’écœurer tout à fait. Non, il n’y avait pas de morceaux de sommeil oubliés sous mon oreiller. Je me suis levé. Je suis descendu déjeuner.

Quand ma mère est rentrée, j’étais devant mes toasts. Je me suis mis à les tremper dans mon café parce que je savais que ça la fait sortir de ses gonds. Elle trouve cela impoli, vulgaire, laid et de mauvais goût. Mais elle n’a rien dit. En venant voir à quoi son pain aux bananes ressemblait, elle m’a tout simplement glissé :

— Ah ! Tu es levé.

Cela se voyait. Je n’ai rien répondu. Je rongeais mon frein. Mais elle a dû croire que j’étais encore trop endormi. Elle a murmuré :

— As-tu un jour de congé prochainement ?

— Demain.

— Ah bon !

Une question lui brûlait les lèvres et, hypocritement, elle l’a posée. Ma mère n’a jamais pu garder longtemps ses questions.

— As-tu quelque chose au programme ?

L’idée de lui faire ravaler ce que je venais d’entendre m’a traversé le crâne :

— Oui. Je pars en pique-nique à Sainte-Angèle. On va aller au lac.

— Ah oui ?

— Ben oui.

Et j’étais assez fier de la suite :

— J’y vais avec Anik. À bicyclette.

Ma mère devait être incroyablement déçue. Elle ne le montrait pas. Elle est tellement forte quand elle le veut. Je dirais même qu’elle avait l’air de bonne humeur quand elle m’a proposé :

— Tiens ! Tu pourras mettre du pain aux bananes dans ton panier.

Du pain aux bananes ! Le pain aux bananes dont l’odeur m’avait réveillé en même temps que ses commérages.

— Non, on n’apporte pas de lunch. On va manger des hot-dogs.

J’ai siphonné le fond de ma tasse de café et j’ai pris le chemin de l’escalier.

Sous la douche, j’aurais pu pleurer comme un veau, mais j’étais trop pressé.

Le lendemain, j’ai joué le jeu. Je me suis levé tôt, je suis parti à bicyclette. Je n’avais toujours pas reçu la réponse d’Anik. Mais je n’aurais voulu, pour rien au monde, que ma mère le sache.

Au lac, j’ai flâné, l’âme en peine, n’importe où. Pinotte Savoie, son gros chum et l’ex-planche de Patrick Ferland étaient là. Pinotte m’a demandé où était Anik. J’ai répondu qu’elle travaillait… et je ne me suis pas attardé autour d’eux.

Le Nord est plein de touristes, de gens qui veulent s’amuser. Moi, je prenais du vent, du soleil. J’étais seul et j’aurais voulu que tout change, que tout soit autrement.

J’ai laissé le soleil se coucher. En rentrant dans le village, j’ai jeté un coup d’œil en passant devant le vidéoclub. C’était tranquille. Toute seule derrière le comptoir, Caroline Corbeil lisait un roman. J’ai poursuivi ma route, heureux qu’elle ne m’ait pas vu.

De retour à la maison, ça bourdonnait d’activité. Omer, ma grand-mère et le curé Fortin jouaient aux cartes avec mes parents. Je ne pouvais pas les éviter. Je suis allé à la cuisine. J’ai pris une tranche de pain aux bananes et un verre de lait. Ma mère m’a dit :

— Tu as eu du beau temps pour ta journée de congé.

Ma mère est la spécialiste des évidences.

J’ai répondu :

— Oui… pour une fois.

Grand-père m’a crié :

— J’espère que t’as pas attrapé un autre coup de soleil sur le nez.

— Pas de danger.

Alors ma mère a dit mollement :

— Anik était en forme.

Je ne savais pas si c’était une question ou une autre évidence.

— Ben oui. En pleine forme.

— J’m’en suis bien aperçue.

Elle a levé les yeux du jeu qu’elle brassait. Et, avec toute l’innocence du monde, elle a conclu :

— Je l’ai croisée chez Picard, cet après-midi. Elle était avec Patrick Ferland. Je te jure qu’ils avaient du fun. À ta place, je surveillerais mes intérêts, François. Pour moi, c’est avec sa sœur jumelle que t’as passé la journée.

Ça, c’est un coup bas comme ma mère aime en donner. Sur le moment, j’ai eu le flash de ma vie. J’ai su que les charognards ne sont pas si terribles. Ils ne s’attaquent qu’aux cadavres. D’autres, plus méchants, se ruent sur les vivants, surtout quand ils sont blessés.

Du regard, j’ai fait le tour de la table. Le curé Fortin, loin de mon histoire, maugréait contre une petite mouche qui se baignait dans son verre de gin. Ma grand-mère, évidemment complice de ma mère, attendait ma réaction. Mon père maintenait son air impuissant. Il n’y a qu’Omer qui semblait triste. Il avait tout compris. Il était trop imbibé de gin pour réagir vraiment, mais il avait tout compris.

J’ai grimpé les marches de l’escalier quatre à quatre.

Je me suis enfermé dans ma chambre. Les oreilles dans je ne sais plus quelle musique, j’ai pleuré… de rage, de soleil ou de n’importe quoi.