Je réponds mal au téléphone.
C’est ce que ma mère a décrété à l’époque de mes treize ans. Ma voix muait, mes cheveux devenaient gras en moins de vingt-quatre heures et mon visage boutonnait à un rythme insensé. Pour Pauline Lacoste-Gougeon, je me décomposais. Je n’étais plus le petit garçon propre qu’elle avait si bien élevé jusque-là. (Entre parenthèses, je note que, depuis que mon notaire de père s’est cassé la gueule en petite politique municipale, ma mère a ressorti son nom de fille des boules à mites. Dans son esprit, cela doit lui permettre de se maintenir à une certaine distance du gouffre dans lequel sombre la carrière de mon père. Les temps changent un peu, mais ma mère pas tellement.) J’allais donc sur mes treize ans et ma mère s’imaginait que n’importe qui pouvait « voir » mes boutons juste en entendant ma voix cahoteuse. Cela ne cadrait pas avec le ton à donner à la résidence d’un notaire, et tout, et tout… Ma mère a le jugement facile, le préjugé entre les dents, et elle divague avec tellement de subtilité qu’on pourrait croire qu’elle détient la vérité.
En ce temps-là, la chose que je détestais le plus au monde, c’était de retrouver ma face dans le miroir le matin. Ma face qui me préparait toujours une surprise bourgeonneuse. Au lieu de me lever pour l’école, j’avais souvent envie de me cacher sous mon lit. Pauline Lacoste-Gougeon n’était pas là pour m’encourager à traverser ma « crise d’adolescence ». Par chance, les choses ont évolué depuis cette époque-là. Ma voix a finalement trouvé un ton grave et plus constant. Ma barbe pousse avec plus de cœur. Tous les jours, elle me permet même de me poser une importante question : devrais-je me raser, oui ou non ? Mes boutons ne refont surface qu’aux grandes périodes d’énervement. Et mes cheveux… bon, ils sont un peu mieux ! Je les garde courts, comme le veut la mode, et les lave tous les jours. Mais, dès que le téléphone sonne, ma mère se précipite toujours pour décrocher avant moi. Ça, ça n’a pas changé. J’ai tout juste le droit de toucher l’appareil quand l’appel m’est destiné.
Avec le temps, j’ai appris à me défendre. Maintenant, à la moindre sonnerie, je plonge, moi aussi. Suit une course malade ! Qui décrochera le premier ? Et un combat farouche ! Mais je reste le plus alerte, un vrai champion du cent dix mètres haies. Quand je suis dans la cuisine, j’attrape le récepteur avant elle. Ma mère me fusille du regard. Pour tourner le fer dans la plaie, je réponds n’importe quoi. Je fais un gag. Elle m’en veut. C’est une de nos batailles, une partie de notre guerre.
L’été, mon été de hot-dogs, a véritablement commencé un samedi avant-midi du milieu de mai. Je portais un short pour la première fois de l’année. J’aime avoir les jambes à l’air… sauf les trois ou quatre premières fois de la saison où, comme tout le monde, je ressemble à un touriste en quête de soleil. Deux longues jambes blanches et moyennement poilues qui sortent d’une culotte courte donnent une allure ridicule à l’individu au complet. Et puis, elles sont maigres, mes jambes, deux manches à balai. Chez les filles, ce n’est pas pareil. Elles ont les jambes faites pour porter des shorts. Pas toutes, d’accord. Celles que je regarde, oui. Quand j’en aperçois une, je remonte mes lunettes qui glissent sur mon nez et je fixe leurs jambes… et le goût de les suivre me prend.
Je ne suis pas obsédé par les jambes de toutes les filles. Celles d’Anik, ma blonde, restent certainement les plus belles. Le tennis lui a modelé des cuisses et des mollets qui me font rêver. Anik a des jambes que je pourrais regarder sans me tanner, à en avoir les yeux croches, les lunettes croches, le cou croche et des fourmis plein la colonne vertébrale. Mes jambes n’ont rien de spécial, sinon qu’elles sont légèrement arquées. Je n’ai pas fait assez de sport et j’ai les genoux par en dedans, comme mon père et comme mon grand-père qui ne sont pas joueurs de tennis ni athlètes mais, respectivement, notaire et entrepreneur de pompes funèbres. Les jambes de ma mère ne sont pas si mal. C’est sa tête qui démolit tout. Je veux dire : ce qu’elle brasse dans sa tête. Elle n’est pas la seule mère de cette espèce-là. Il y en a des tonnes qui veulent organiser la vie des autres à leur manière. Pour le moment, je préfère les filles qui s’occupent de vivre leur vie. Et Anik aime la vie. Moi aussi, malgré mon nez assez plantureux, mes lunettes et mes jambes croches. Ce jour-là, j’espérais du soleil pour m’étendre sur une chaise longue et lire un livre. Un peu de bronzage ferait paraître mes jambes moins moches.
Et voilà que le téléphone a sonné. La course s’est engagée. J’aurais parié que c’était Anik. En décrochant le récepteur, j’ai emprunté ma tonalité la plus grave. Comme les annonceurs de la radio FM, j’ai roucoulé :
— Police provinciale ! Section détournements de mineurs !
Ma mère enrageait. À l’autre bout du fil, une voix, qui ne ressemblait absolument pas à la voix d’Anik, a grogné :
— Excusez-moi, je me suis trompé de numéro.
Le temps que j’essaie de rétablir les choses, clac ! On avait raccroché. Ma mère a bondi :
— Imbécile ! C’était peut-être un appel important pour ton père.
Elle n’a pas sitôt fini sa phrase que le téléphone a sonné encore. Pour prouver à ma mère que je n’avais pas peur de ses remontrances, j’ai décroché :
— Résidence de la famille Gougeon.
La même voix que tout à l’heure, bourrue et enrouée, a résonné dans le récepteur :
— Est-ce que je suis au salon mortuaire ?
— Non, non, vous êtes chez le notaire Gougeon.
— Ah bon !
L’interlocuteur semblait soulagé. Il a poursuivi :
— Est-ce que j’peux parler à François Gougeon ?
Là, je l’avoue, j’ai eu l’air raisin.
— C’est moi.
— C’est toi qui fais des farces au téléphone ?
— Euh… oui…
— Ben, t’es pas drôle, ti-gars.
Je n’ai rien répondu. De toute façon, je n’ai pas eu le temps de m’excuser ou de faire une autre blague, le bonhomme ne m’en a pas laissé la chance.
— Je suis Gilbert Grimard, du Fou du hot-dog.
Le Fou du hot-dog, je le connaissais bien. C’est là que Luc Robert, en travaillant comme un forçat, s’était gagné sa moto, l’été précédent. Et, justement :
— Luc Robert m’a donné ton numéro de téléphone. Paraît que t’as pas d’emploi pour l’été. Est-ce que c’est toujours le cas ?
— Euh… oui…
Le Fou du hot-dog qui venait me relancer. Était-ce possible ? Le bonhomme Grimard n’avait pas l’intention de passer par quatre chemins.
— J’aimerais te voir. J’ai peut-être quelque chose pour toi.
— J’peux passer n’importe quand.
— Viens donc tout de suite. Ça serait aussi bien !
Quand j’ai raccroché, ma mère avait deux bonnes raisons de m’en vouloir. Premièrement, en répondant par une folie, je lui avais encore prouvé que je ne méritais pas sa confiance. Deuxièmement, elle ne voyait pas ce que j’allais faire au Fou du hot-dog où elle n’avait jamais osé mettre les pieds. Il faut dire qu’elle déteste les hot-dogs, ma mère, les hot-dogs et la poutine. Même que, pour la poutine où les patates grasses se gonflent de sauce barbecue et de fromage en crotte fondant, c’est de l’aversion qu’elle éprouve. Le Fou du hot-dog se considère justement comme le sanctuaire de ces deux mets hautement gastronomiques.
— Tu n’as pas l’intention d’aller travailler là ?
— Je vais commencer par aller voir.
Pour la première fois de ma vie, ma mère aurait souhaité que je sois paresseux ou que j’aie soudainement peur d’affronter un patron. Je pense qu’elle m’aurait promis n’importe quoi si je m’étais montré le moindrement faible. Elle aurait tellement aimé que je m’installe pour lire dans ma chaise longue ! J’aurais alors amorcé un été comme les autres. Mais, à mon âge, il était temps que je travaille un peu. J’en avais assez de supplier mes parents pour la moindre sortie, de négocier quand je voulais l’auto de ma mère, de quêter l’essence et les augmentations d’argent de poche.
Je n’avais pas le goût de discuter. J’ai enfilé mes jeans. À bicyclette, je me suis rendu au Fou du hot-dog qui a une fenêtre ouverte sur la 117, l’ancienne route principale des Laurentides. Maintenant, à cause de l’autoroute, les automobilistes l’ont un peu abandonnée. Mais c’est quand même elle qui conserve le monopole des stands à patates, à hot-dogs et à hamburgers. Et puis, si Luc s’était gagné une moto à travailler là l’été dernier, moi, je pouvais bien me gagner assez d’argent de poche pour avoir la paix pendant toute l’année et pour sortir avec Anik à laquelle je pensais continuellement, dont j’étais amoureux par-dessus la tête.
Quand je ne suis pas sûr des prix, je peux toujours jeter un coup d’œil par-dessus mon épaule. Là, je suis certain de ne pas me tromper. Le menu est carrément exposé. M. Grimard l’a lui-même écrit au gros crayon feutre noir sur un carton blanc. Un carton qui, même si la saison commence à peine, a déjà la bordure jaunie par la chaleur qui monte des poêles.
Le carton est soutenu par une punaise verte à chaque coin et plaqué entre la publicité des saucisses Hygrade et le dessin d’un petit garçon qui se lèche les babines tant il aime les pogos, juste au-dessous d’une tablette sur laquelle se maintient une rangée de bouteilles de boisson gazeuse. Pratique, M. Grimard m’a dit :
— Comme ça, les clients te commandent pas cinquante-six boissons que t’as pas en stock. Ils ont juste à regarder pour faire leur choix.
Il a raison. Pourtant, à part ceux qui prennent les populaires Coke, Seven Up ou Pepsi, les clients demandent toujours :
— Avez-vous de l’orangeade ?… Z’avez du cream soda ?… D’la rootbeer ?
S’ils s’ouvraient les yeux, ils verraient bien. Ils s’apercevraient aussi que, derrière le comptoir, on a très peu d’espace pour manœuvrer. Presque rien. À peine quelques mètres de jeu entre la friteuse, la grande plaque chauffante, le comptoir sur lequel on étend nos pains et le steamer. Le steamer, dans lequel il faut verser de l’eau fraîche toutes les deux heures, l’appareil préféré de M. Grimard qui ne jure que par ses hot-dogs steamés. Quand il m’entend dire des « hot-dogs vapeur », il rit.
— C’est pas la même chose, ti-gars.
À son avis, je parle trop bien…
— Mais c’est pas un si grand défaut que ça.
Quand une bordée de gens arrive, on a l’air de fourmis. On se tache partout. Surtout le bonhomme Grimard qui pousse sa bedaine. Le devant de son tablier ramasse tout et devient jaune moutarde, vert relish, rouge ketchup… et finit par tourner au brun indécis quand toutes ces couleurs se mêlent. Proprement dégueulasse. Quand il décide de venir m’aider derrière le comptoir, je pourrais jurer qu’il cache là une troisième main, certainement malhabile, mais capable de pousser les choses. Malgré cela, il aime répéter que, de tous les stands à patates de la 117, Le Fou du hot-dog est celui qui a le plus de classe.
Moi, le calot blanc de travers sur la tête, je me sens parfaitement ridicule. J’aimerais le faire disparaître sous le comptoir. Je ne peux pas. M. Grimard veut que j’aie l’air d’un apprenti cuisinier. Il se trompe. J’ai l’air ridicule. Je n’ai jamais eu une tête à chapeaux. Il suffit de me mettre un casque sur la tête pour que mon nez pousse de dix centimètres. Il est jaloux, mon nez, il déteste qu’on lui vole la vedette. Et puis, je me perds dans le tablier trop grand qui me tombe jusqu’aux genoux. M. Grimard dit que c’est moi qui suis trop maigre. Lui, c’est vrai, il remplit bien son tablier. Le petit chapeau, le tablier, l’allure générale, mon patron y tient. Il trouve que cela a l’air plus propre.
Vous l’avez compris : j’ai accepté de travailler dans l’autobus à patates de Gilbert Grimard. C’est mon emploi d’été. Chacun fait ce qu’il peut pour se trouver une place sous le soleil. Moi, au bord de la 117, je fais des hot-dogs dans un ancien autobus scolaire. Et c’est là qu’il faut que j’aie de la classe. Quand M. Grimard en a parlé, j’aurais dû lui répondre qu’on ne met pas de caviar dans les hot-dogs. La relish, la moutarde, le chou et les oignons suffisent ! Mais je n’avais pas l’intention de rouspéter. Je veux gagner de l’argent. De ce côté-là, même si je travaille au Fou du hot-dog, je ne toucherai pas un salaire de fou. C’est le salaire minimum. Il y a aussi le pot à pourboires. Mais je me suis rapidement rendu compte que les dévoreurs de hot-dogs n’étaient pas des adeptes du pourboire. Sans compter qu’il me faut le partager avec le bonhomme Grimard qui, quand il s’agit de piger dans le pot à pourboires, se considère comme un honnête travailleur. Je comprends que Luc ait trouvé mieux. Il est devenu sauveteur à la piscine de Mont-Bon-Pasteur, là où, l’hiver, il est moniteur de ski.
J’ai officiellement débuté trois minutes après avoir rencontré M. Grimard. J’espérais qu’il m’inviterait à commencer après la fin des classes. Mais non, le mois de mai était devenu fou. À la polyvalente, le mois de mai, c’est celui de la panique. Un peu à cause des examens qui approchent… mais surtout à cause de la ruée vers les emplois d’été.
— Moi, j’vais faire des gazons.
— Moi, j’vais garder les enfants de la voisine.
— Moi, j’vais travailler au dépanneur de mon père.
— Moi, je l’sais pas encore…
Au début, ils ne sont pas nombreux ceux qui peuvent dire où ils vont travailler. Mais, avec le beau temps, ça se précise. Luc Robert, en attendant d’obtenir sa réponse de Mont-Bon-Pasteur, ne disait rien à M. Grimard. Il continuait à lui faire croire que la fabrication des hot-dogs demeurait son activité préférée. Il se garde toujours une porte de sortie, Luc. C’est un débrouillard, une sorte de génie des manigances.
Génie et vantard. Il raconte que c’est grâce à lui que sa blonde, Andréa Paradis, a décroché le poste de vendeuse de billets au cinéma de Sainte-Angèle. Pour Anik, ce n’est pas compliqué. Elle enseignera le tennis, ce qui demande beaucoup de patience parce qu’il n’est pas écrit que tout le monde sait frapper une balle. Et puis, un lundi matin, c’est l’affreuse Caroline Corbeil qui s’est amenée avec la nouvelle de l’année. Elle allait travailler au vidéoclub de Bon-Pasteur-des-Laurentides. J’ai souri. Dans ma tête, je me suis dit : « Les amateurs de films d’horreur vont être bien servis ! » Je m’en suis voulu un peu d’avoir pensé cela. Caroline Corbeil avait l’air tellement heureuse d’avoir décroché un emploi qu’elle semblait plus jolie.
Mai, c’est un beau mois, d’accord. Mais, cette année, on dirait que tout l’été s’est ramassé en petit paquet au mois de mai. Il fait chaud. Et voilà que les touristes envahissent déjà Bon-Pasteur-des-Laurentides. Quand j’étais plus jeune, le village était tranquille, presque mort. Maintenant, il devient à la mode. C’est comme ça. Les gens de la ville cherchent des endroits où promener leurs shorts, où regarder des arbres, du ciel bleu, où plonger leur corps, qu’ils ont déjà commencé à faire cuire au salon de bronzage le plus près de chez eux, dans une piscine. Bon-Pasteur-des-Laurentides a pris du poil de la bête avec ses maisons canadiennes, ses sapins, ses montagnes, ses superglissades et ses restaurants qui ont poussé comme des champignons. Et tous les commerçants se sont donné le mot pour tirer profit de cet engouement, Gilbert Grimard le premier.
C’est aussi à Bon-Pasteur-des-Laurentides que vit la plus belle fille du monde, Anik Vincent, ma blonde. Ça fait trois semaines que je peux enfin la toucher, l’embrasser comme le font tous les amoureux, caresser parfois ses seins durs quand nous nous retrouvons dans un coin tous les deux seuls.
Il fait chaud. Je n’aime pas beaucoup qu’Anik me voie avec mon tablier et mon petit calot blanc.
— J’ai l’air raisin, hein ?
Elle rit.
— Ben non. T’es cute à mort !
Quand je sue au-dessus de la grosse friteuse, quand je secoue un des paniers pleins de patates frites, les lunettes me glissent du nez. Des fois, j’ai peur qu’elles plongent dans la graisse bouillante. Qu’est-ce que je ferais si ça arrivait ? Moi qui suis myope comme une taupe, je serais obligé de me faire frire le nez pour les récupérer. Non, j’aime mieux ne pas penser à ça et les repousser du doigt.
J’étais censé commencer doucement. Je devais apprendre petit à petit. Ça, c’était le plan de Luc. Il avait promis de venir me montrer. Les promesses de Luc, je sais ce que je peux en faire. J’ai tout de suite été jeté dans la cage aux lions. Ce jour-là, Anik devait me donner une leçon de tennis. Quand on est le copain d’une championne, il faut bien améliorer son jeu, sinon on a l’air de quoi ? Mais il a fallu que je travaille.
D’abord, M. Grimard m’a regardé de travers. Il avait l’air de se demander comment un grand gars qui a lui-même l’air d’un hot-dog allait se débrouiller. Je lui ai prouvé que je n’avais pas les deux pieds dans la même bottine. Faire griller des boulettes de viande, les mettre dans un pain à hamburger et y ajouter de la relish, de la moutarde ou des oignons, ou encore des tranches de tomate, ce n’est pas la mort d’un homme. Même chose pour les hot-dogs qui, quand les gens ne veulent pas de pain grillé, sont encore plus faciles à faire. Un hot-dog vapeur, c’est un jeu d’enfant à préparer. Dix secondes et c’est dans le sac. Suffit de sortir le pain mou de la vapeur sans se brûler les doigts, d’y mettre une saucisse mouillée et d’y ajouter ce que le client, grand connaisseur, veut y voir dedans. Le bâton à moutarde ne demande qu’un mouvement, trois petits coups de relish, une cuillerée d’oignons hachés bien répartie et le tour est joué.
Au bout de deux heures, Luc a déclaré à M. Grimard :
— Il va être bon. Vous allez voir, il va être meilleur que moi.
Et il s’est éclipsé sur sa moto en faisant hurler son moteur. Je suis toujours surpris de le voir partir sans s’étouffer. Sa Yamaha RD 350, qui multipliait les pannes, marche comme jamais. Ça tient du miracle ! Il se promet un été du tonnerre. Il est parti rejoindre Andréa… et moi, je suis resté avec mes hot-dogs. Mon apprentissage venait de se terminer.
Les gens adorent les hot-dogs. Quand il fait beau, c’est encore pire. On dirait qu’ils entendent l’appel du hot-dog. Assis à une table de pique-nique, la bedaine à l’air, faut voir les gens ! Ils prennent le soleil par tous les bouts de peau qu’ils peuvent montrer et avalent un ou deux hot-dogs en quelques bouchées entrecoupées de frites bien graisseuses, salées et vinaigrées ou ketchupées, le tout arrosé de longues rasades de Coke, Pepsi, Seven Up, orangeade ou ce que vous voulez.
Le mois de mai est devenu fou, complètement fou.
À la fin de ma première journée, quand je suis rentré à la maison, je n’ai pas été accueilli comme le héros que j’étais devenu. Ma mère regardait un film à la télévision. Elle a à peine levé les yeux. Mais elle a parlé. Il est rare que ma mère ne parle pas.
— Tu sens la vieille patate frite.
Ce n’était pas un compliment. Même que son ton avait un goût de reproche à la moutarde.
— Je sais, ai-je répondu. J’vais prendre ma douche. J’ai les cheveux gras aussi.
— C’est pas une douche qui va empêcher tes jeans de sentir.
Je lui ai expliqué que M. Grimard m’avait dit de m’acheter un pantalon blanc qui, avec un t-shirt également blanc, s’harmoniserait mieux avec mon tablier.
— Tu penses que tu vas faire ça longtemps ?
Le film n’intéressait soudainement plus ma mère. Elle avait grogné un peu quand j’étais parti, le matin. Elle était persuadée que je ne ferais pas de vieux os derrière mon comptoir. Comme j’avais l’air de planifier quelque chose de plus sérieux, elle réagissait.
Mon père était là, lui aussi. Depuis mon arrivée, il faisait mine d’être très très très intéressé par ce maudit film stupide.
— Si vous voulez discuter, pourquoi vous allez pas dans la cuisine ?
Il venait de prononcer une phrase de trop. Il eût mieux valu qu’il aille se cacher sous les coussins du sofa. Ma mère l’a regardé.
— Marcel, fais pas l’innocent, toujours !
— Qu’est-ce que j’ai fait ?
— C’est toi-même qui disais devant ta mère que François aurait pu trouver quelque chose de mieux.
Mon père, selon sa bonne vieille habitude et pour ne pas aggraver le problème, s’est mis à patiner. S’il avait mieux patiné devant ses électeurs, il serait peut-être maire du village maintenant. Mais là, il avait l’air concombre. Ma mère lui a reproché de ne pas avoir assez insisté auprès de son grand ami, Jean-Paul Chamberland, pour qu’il m’engage en qualité de commis dans son bureau d’assurances de Montréal.
— Voyons, Pauline, c’est toi-même qui as dit que c’était mieux que François reste dans le Nord pour l’été.
— C’est vrai. Mais m’semble qu’il pourrait trouver autre chose que de se faire cuire dans un autobus à patates au bord de la 117.
— Y a pas de sots métiers !
— Là, tu parles comme ton père.
Le père de mon père, c’est Omer. Depuis trois semaines, il est très fier de moi. Il dit à tout le monde que je sors avec une fille. C’est un événement. L’autre jour, il m’a même glissé vingt dollars dans la main en me murmurant :
— Rendu à l’âge de sortir avec les filles, il faut avoir le portefeuille à portée de la main… toujours !
Je lui ai expliqué qu’Anik payait ses dépenses. Il a hoché la tête. Pour lui, c’est une chose inconcevable. Il a conclu avec un clin d’œil :
— De toute façon, une fille, c’est une fille.
Je n’ai pas voulu qu’il s’étende sur le sujet. Je sais qu’Omer a des idées bien arrêtées sur les filles. Il n’y a personne comme lui pour les déshabiller des yeux. Parfois, quand je pense que je lui ressemble, mes cheveux se dressent sur ma tête. Il reste qu’une fille nue, c’est loin d’être laid. Moi aussi, j’en déshabille souvent. L’imagination, c’est de famille.
Et pourtant, non. Dans leurs discussions, mon père et ma mère ne font pas preuve d’une imagination débordante. Ils reviennent toujours avec les mêmes phrases. Je les laisse parler. Je n’aurais jamais été travailler à Montréal. Montréal, c’est trop loin d’Anik. Beaucoup trop loin.