3
 
Le décalage horaire et des pinottes

Paris est là

 

Vendredi, 6 mai

Nous passons d’un jour à l’autre sans vraiment avoir vu la nuit. Elle était occupée à se dérouler en sens inverse. Nous l’avons croisée. Pour la plupart d’entre nous, c’est la première fois que cela nous arrive.

L’envolée s’est déroulée sans incident.

À l’aéroport international Charles-de-Gaulle, nous avons passé la douane et récupéré nos bagages sans peine.

Dans l’activité de l’aéroport, nous nous sentons déjà étrangers. Pas tellement parce que nous arrivons d’un autre continent et que nous rencontrons des gens des quatre coins du monde. Mais surtout parce que nous venons d’un autre fuseau horaire. Chez nous, il est deux heures du matin. Ici, les gens commencent leur journée. À huit heures, c’est normal. En fait, nous sommes encore en pleine nuit.

Notre car nous attend. Je ne sais pas pourquoi nous sommes tous surpris de monter à bord d’un véhicule tout à fait moderne. Peut-être certains d’entre nous s’attendaient-ils à prendre place dans un vieil autobus brinquebalant parce que nous arrivons dans un vieux pays ?

Il faut environ une demi-heure pour faire la route de Roissy à Paris. Le temps est chaud, le soleil radieux.

Enfin Paris est là. Nous atteignons notre hôtel. Il s’agit d’un petit hôtel de sept étages situé dans le 6e arrondissement. Plus précisément dans une rue qui est à peine plus longue que son nom, la rue Casimir-Delavigne. Nous logeons quatre par chambre. Mme Labelle partage la sienne avec son mari qui nous accompagne. Mme Langlois, notre professeur de morale, fait aussi partie de l’expédition. Elle est seule dans sa chambre. 

 

Clément Gauthier a dû se sentir très fier du dernier passage. Il a réussi à glisser les noms de nos accompagnateurs. Dans mon texte, je ne leur avais pas consacré beaucoup d’espace. Pas par oubli, mais surtout parce que, sans le vouloir, ils n’ont pas joué un très grand rôle. Gauthier tenait à leur rendre hommage. Heureusement, il n’a pas osé ajouter qu’Irène Langlois couchait seule parce qu’elle est une ancienne religieuse. Avec le délicat Gauthier, on peut s’attendre à ce genre de réflexion.

Il aurait aussi pu noter que, dès le deuxième jour, le décès de son père a forcé madame Langlois à revenir au Québec. Diane Labelle nous a alors fait promettre de nous comporter comme des gens responsables. Nous avons promis, main sur le cœur. Juré craché ! Pour le reste du voyage, Diane et son mari ont joué les bons parents qui laissent beaucoup de corde. On aurait pu croire qu’ils faisaient un deuxième voyage de noces. Personne ne s’est plaint de la chose.

Pour en revenir au jour de notre arrivée, c’est complètement idiot d’avoir parlé du « temps chaud » et du « soleil radieux » qui font très composition française. Le temps était lourd, il avait plu et il pleuvrait encore.

Mais j’avais d’autres préoccupations. Mon estomac.

Je n’aurais pas dû prendre le petit-déjeuner qu’on nous a servi dans l’avion. Je n’aurais pas dû boire tout le café. J’ai l’estomac qui gargouille. Je commence à avoir mal au cœur. Ce n’est pourtant pas le moment, ni l’endroit.

Anik Vincent se réveille. Elle semble à côté de ses souliers. On attend nos bagages. Ça prend une éternité.

Luc a toujours sa caméra en action. Un peu avant l’atterrissage, en voulant nous filmer alors que nous tentions de nous dégourdir, il a donné un coup de coude sur le crâne d’un Anglais. Il s’est fait vertement semoncer dans un français cassé à la torontoise. De quoi mettre sa carrière de cinéaste en berne. Mais il faut plus qu’un Torontois braillard pour ébranler Luc Robert. Il s’est caché pour nous filmer quand nous passions devant les agents de la douane qui ont estampillé nos passeports.

Maintenant, nous attendons nos bagages et sa caméra fonctionne toujours. Andréa le regarde de travers. Elle commence déjà à en avoir soupé d’accompagner un caméraman… et pourtant nous ne sommes que le matin.

Anik a l’air un peu froissé. Elle vit au ralenti. Même que, appuyée à un petit chariot, elle dort debout.

Moi, je suis vert. Je ne me suis pas vu dans un miroir, mais je suis certain d’avoir le teint d’une limette. Vous savez, je me sens comme à la fin d’un party, quand le jour se lève, qu’il est cinq ou six heures du matin et qu’on n’a pas fermé l’œil… et qu’on a un peu bu… et qu’on se sent des tristesses grosses comme la planète.

Et puis tout le monde est énervé encore. J’ai hâte que cette sensation tombe. Caroline, par exemple, ne s’arrête pas de parler. On pourrait croire qu’elle veut faire un discours.

Pour le moment, tout se déroule tel qu’on l’a prévu. C’est mieux ainsi. Parce que, le seul imprévu qui aurait pu arriver, c’est que l’avion s’écrase. Si c’était arrivé, on ne serait plus là personne pour raconter l’aventure. Et nos parents ne recevraient jamais les cartes postales vite remplies de pattes de mouche indéchiffrables.

On est vivants, à moitié morts de fatigue, mais vivants et nerveux, c’est le principal.

Une fois les bagages récupérés, on se rend au car qui nous attendait. Paris. Paris n’est pas loin. Dans une trentaine de minutes, nous aurons son ciel au-dessus de nos têtes, qu’il soit lourd ou pas. Le car roule doucement même si parfois je m’imagine qu’il prend des vagues. Le mal de cœur me reprend. Les croissants me font des misères. Je n’aurais pas dû, je n’aurais pas dû. Je me répète inlassablement la même phrase comme si cela pouvait me faire du bien. Je tente de porter mon attention sur n’importe quoi. Il faut que je détourne mes pensées de mon mal de cœur.

Tiens, la route vers Paris n’est pas aussi belle que je le prévoyais. J’ai mal au c…

Tiens, Diane Labelle raconte ce qu’elle a ressenti la première fois qu’elle est venue ici. J’ai mal…

Moi, quand je rappellerai ma première fois, je parlerai de mon mal de cœur. Mes enfants et petits-enfants me trouveront plat à mourir et… Et je devrais dormir. Reprendre mes rêves où je les ai laissés. Ça fait huit mois que je rêve à ce jour d’aujourd’hui. Nous sommes un paquet de rêveurs. Luc nous assomme avec sa caméra.

Certaines personnes ne vivent vraiment leurs voyages que lorsqu’ils regardent les photos. Moi, je voudrais que ce soit autrement.

Oui, on a rêvé… on a rêvé…

 

img4.png  img4.png  img4.png

 

Le malheur a un moteur. Il s’appelle Luc Robert. On l’a reconnu dès notre première activité pour trouver des fonds. Parce que c’est bien beau rêver, mais il fallait le payer notre voyage.

Diane Labelle l’a dit lors de notre première rencontre :

— Les choses qu’on apprécie le plus, c’est celles que l’on s’est gagnées.

Eh bien ! On a retroussé nos manches. Depuis septembre, le temps a passé comme l’éclair. J’ai l’impression que j’ai maigri de trois ou quatre kilos. Pourtant je n’ai pas de graisse à perdre. Mais ça vaut le coût, quand on a un projet.

Bon. Notre objectif était assez simple. Il fallait trouver 37 000 $. Des pinottes ! Ouais…

Mais ce n’était pas tout. Il fallait aussi trouver une pièce à présenter. La trouver, ce qui demande une foutue recherche. Ou l’inventer, ce qui demande de se creuser le citron. À la majorité, la classe a choisi de se creuser le citron. Ça, c’est une partie de l’aventure. J’en parlerai plus loin.

Le premier problème, comme partout dans le monde, était de trouver les sous. Et c’est là que nous avons connu le vrai visage de Luc Robert. Celui par lequel le malheur arrive. Oui, mais ce qui est encore plus dramatique, c’est que le seul qui n’a pas admis la chose, c’est Luc Robert lui-même.

Luc avait juré :

— Moi, les motos, c’est fini.

Il avait raison. Sa Yamaha RD 350 lui avait coûté les yeux de la tête. Sans compter les soucis. À chaque tournant de la route, la panne le guettait. La panne le poursuivait. La panne finissait toujours par le rejoindre. Il aurait fallu qu’il se cache avec son engin au plus profond d’un grenier pour ne pas tomber en panne. En fait, le seul moment où sa moto n’était pas en panne, c’est quand elle était entreposée. Là, Luc pouvait entretenir des doutes. Il pouvait s’imaginer qu’il n’aurait qu’à la caresser pour qu’elle démarre sans rechigner.

— O.K., c’est vrai. J’avais frappé un citron. Je m’en suis aperçu à mon accident.

Andréa Paradis était d’accord. De toute façon, s’il voulait qu’elle recommence à sortir avec lui, Luc devrait choisir un autre moyen de locomotion. En attendant de se procurer un hélicoptère ou un petit Cessna, il a opté pour l’automobile. La bonne vieille automobile.

Et avant de parader dans une Rolls ou, plus modestement, dans une banale Mercedes, Luc s’est trouvé une BMW. Une BMW usagée, bien sûr. Très usagée. Il a lu les petites annonces de La Presse. C’était l’affaire du siècle. Il a sauté dessus à pieds joints.

Le dernier samedi de septembre, nous tenions notre première activité de fond. Un lave-auto à la main devant le centre de loisirs de Bon-Pasteur. Et ce samedi-là, le premier client a été nul autre que Luc Robert. Il est apparu au volant de sa BMW. Il était content, Luc, très content de nous montrer sa nouvelle acquisition. Le silencieux était crevé, elle faisait un bruit d’enfer. Mais qu’est-ce que c’est, un bruit d’enfer, quand une BMW vous emmène au paradis ? C’est donc comme sur un nuage que Luc, qui était alors aux petits oiseaux, a éteint le moteur « toussoteux » de sa super bagnole devant la porte du chalet.

Elle était d’un beau blanc sale. Blanc et rouille à bien y penser. Pierre Jodoin, qui n’a pas encore pu réussir ses examens de conduite, n’a pas manqué l’occasion de déverser son fiel :

— C’est pas facile, Robert. On dirait qu’on lave une passoire.

— Bien non, c’est plus facile. Il y a moins de carrosserie qu’il y a de trous, ai-je ajouté.

— Vous devriez me charger moitié prix, a conclu Luc qui commençait à en avoir plein son chapeau de nos farces plates.

Bon. On a exécuté notre boulot. Arroser l’auto malgré les plaintes de Stéphanie Lachapelle qui trouvait qu’on la prenait trop souvent pour cible. Il est vrai que son t-shirt mouillé lui collait si bien à la peau qu’à elle seule, elle nous a certainement attiré plus de clients masculins que nos petites pancartes au crayon feutre.

Ensuite, c’était le savonnage à la main. Les filles comme les gars, tout de suite, tout le monde s’est mouillé. Par chance, il faisait chaud. Plusieurs portaient leur maillot de bain. Personne n’était en habit.

Nous avons gaspillé un temps fou sur la BMW de Luc, que nous avons ensuite asséchée en espérant ne pas nous faire mal ou déchirer notre chamois sur les trous.

Il commençait à y avoir une file d’attente. Il avait mouillé toute la semaine et les gens voulaient profiter de notre travail.

Luc est monté dans sa voiture. Paf ! Le moteur n’a jamais voulu démarrer.

Il est ressorti comme une balle. Il a crié :

— Qui est-ce qui m’a joué un tour ?

Nous nous sommes tous regardés.

Personne n’a répondu. J’ai osé dire :

— Dis-moi pas que tu t’es encore fait passer un citron ?

— Je vais t’en faire, moi, un citron. Cette auto-là était en parfait ordre, il y a cinq minutes.

Luc a accusé Pierre Jodoin d’avoir arrosé son moteur. Ils auraient pu en venir aux coups. Finalement, la voiture bloquait la place et nos clients s’impatientaient. Nous n’étions quand même pas pour rater notre voyage en France à cause de la BMW de Luc Robert. Ensemble, nous l’avons poussée. Pendant le reste de la journée, la célèbre auto est restée à côté du chalet, à peine en retrait. Chaque fois qu’il avait un moment libre, Luc essayait de la faire démarrer. Le moteur ne voulait rien savoir. Et il a fini par mettre la batterie à plat. À la fin de l’après-midi, la BMW n’émettait plus le moindre son contrariant. Elle était silencieuse comme une morte.

Une fois de plus, le malheur s’était accroché à la chemise de Luc. Mais ce n’était qu’un début. En cette journée de lave-auto, Luc s’était donné un rôle. C’est lui qui devait déplacer les automobiles. Dans un premier temps, Anik Vincent et Andréa Paradis arrosaient le véhicule. Ensuite, nous étions une dizaine à le savonner. Après un dernier rinçage, Luc devait avancer la voiture plus loin pour que dix autres bipèdes l’assèchent.

Ce qui devait arriver arriva. Luc a accroché l’aile de la Ford Century de M. Picard, le propriétaire de la papeterie-tabagie-etc. Presque rien, en somme. M. Picard a eu plus de peur que sa voiture n’a eu de mal. Mais c’était assez pour que l’on cherche un autre chauffeur. Luc était humilié. Il n’aime pas plus les pannes personnelles que les pannes d’auto. On l’a recyclé dans le rôle d’essuyeur. Il a gueulé, chialé, dit que la France, ça ne l’intéressait pas. Et il a essuyé les autos sans les abîmer, ce qui devient parfois un exploit dans son cas. On n’a pas voulu le mettre sur l’aspirateur. Des plans pour que l’appareil tombe en panne.

Trente-sept mille dollars ! Des pinottes !

Et puis le chocolat a commencé à me sortir par les oreilles. Qu’est-ce que le chocolat vient faire là-dedans ? Simple. En octobre, il fallait vendre des tablettes de chocolat. Des tablettes de chocolat aux amandes.

Ma mère a sursauté.

— Toi, François Gougeon, si tu t’imagines que tu vas faire du porte-à-porte, tu te trompes.

— Comment je vais les vendre, dans ce cas-là ?

Ma grand-mère qui, cet après-midi-là, prenait le thé avec maman, a levé le doigt :

— Ton grand-père et moi, on va acheter la moitié de ta caisse.

Et ma mère de renchérir :

— Et nous, l’autre moitié.

C’est comme ça que je me suis mis à manger du chocolat à ne plus en voir clair. J’avais l’impression d’en avoir dans les oreilles, dans les lunettes, sur le nez. À la maison, personne ne voulait manger de chocolat. La caisse était pour moi en entier. Quand j’ai eu assez mal au cœur, j’ai fini par devenir un distributeur de chocolat gratuit. Je me promenais avec deux ou trois tablettes dans les poches ou dans mon sac d’école. J’en donnais à tout le monde. Luc m’a dit :

— T’es cave. Pourquoi tu les revends pas ?

Moi, faire du porte à porte ? Allons donc. Luc était dans les patates. Et je devais en convenir, j’étais gâté. Toute la famille s’est mise à me donner de l’argent pour mon voyage. On aurait dit que j’avais organisé un concours pour savoir qui m’en donnerait le plus. Je ne le crierais pas sur les toits, mais c’est quand même vrai. Je suis pourri.

Par chance, je n’ai pas hérité des sacs à ordures. Parce que, après les tablettes de chocolat, il a fallu vendre des caisses de sacs à ordures. Encore une fois, le salon mortuaire d’Omer Gougeon, le bureau de notaire de Marcel Gougeon, les maisons privées de ma mère et de ma grand-mère ont fait provision de gros sacs verts pour la prochaine décennie. Des sacs à ordures, nous en avons encore pour les fous comme pour les sages. On pourrait recouvrir la maison au complet et la mettre à la poubelle sans que personne s’en rende compte.

Il y en a d’autres pour qui la vente n’était pas aussi facile. Anik par exemple. Elle n’a jamais pu vendre plus qu’une quinzaine de tablettes de chocolat. Même chose pour les paquets de sacs de polythène verts. Presque rien. Son tennis mangeait tout son temps. Son tennis et Patrick Ferland. Depuis qu’elle lui était revenue, il ne voulait pas la laisser d’une semelle. C’est un gars très possessif, Patrick Ferland. Si j’avais été plus possessif, Anik serait peut-être encore avec moi. Mais nous sommes tellement différents que ça ne pouvait pas marcher comme me le disait ma mère. Ma mère est souvent dans les patates. Même quand elle a raison dans certains cas, elle devient fatigante. On n’a pas le goût de lui donner raison. Elle le dit trop.

Pour en revenir à Anik, Diane Labelle lui a clairement signifié que sa participation aux travaux pour ramasser les fonds laissait à désirer.

— Ceux qui font pas leur part vont rester ici, c’est tout.

Anik avait la face longue. Ce qui lui fait bien quand même. Quel que soit son air, elle est jolie. Patrick Ferland devait jubiler. Il souhaitait certainement qu’Anik reste au Québec. C’est un égoïste de la pire espèce.

Caroline aussi éprouvait de sérieux ennuis. Surtout lors de la campagne des sacs à ordures. Avec son travail au vidéoclub, elle n’avait plus le temps de vendre sa quantité minimale.

— Laisse-moi faire, lui ai-je proposé.

C’est ainsi que j’ai fait du porte-à-porte. C’est ainsi que je suis arrivé face à face avec ma grand-mère. Parce qu’elle était en visite chez une de ses vieilles amies où elle était venue commérer au sujet du maire de Bon-Pasteur. Le maire de Bon-Pasteur-des-Laurentides avait fait une crise cardiaque. Il était mêlé à différents trafics de ventes de terrains… truc illégal. Il faut un bon cœur pour être bandit.

Mon père suivait le dossier de près. La réputation du maire pourrissait de semaine en semaine. Son cœur a fini par lâcher.

La mort du bonhomme apportait deux conséquences joyeuses aux Gougeon. Chacun prend son bonheur où il le peut… Et quand c’est du bonheur, on ne crache pas dessus.

Marcel, mon père, qui a toujours l’air d’une brosse à dents, est ainsi devenu candidat logique à la mairie.

Et mon grand-père, Omer, a fait des sous avec les funérailles. Il y a eu beaucoup de monde. Pas seulement des admirateurs, mais certains politicailleurs se sont présentés là pour vérifier si leur vieil ennemi politique allait être bel et bien enterré. Ils ne tenaient en aucune façon à ce qu’il revienne les asticoter avec ses combines louches.

Je n’avais fait de tort à personne. Même mon père, après la disparition du maire, s’est mis à faire du porte-à-porte. Disons que l’on ne m’en a pas dit davantage.

Trente-sept mille dollars… des pinottes !

Et je me revois le soir du bingo. B-7, I-22, O-73… Quelle idée a bien pu me traverser l’esprit ? Pourquoi me suis-je proposé pour crier les chiffres ? Mais cela aussi a rapporté. Comme la présentation de notre pièce… ah ! mais ça, j’en parlerai plus loin.

Et puis je me revois encore. Le soir du souper au spaghetti. Je mets les pâtes dans les assiettes. Luc y verse une bonne louche de sauce à la viande. Il brasse l’immense chaudron avec un bout de rame. C’est délirant de le voir ramer dans la sauce à spaghetti. Et, pour couronner le tout, exactement comme il déposerait une cerise sur le sommet d’un sundae, il ajoute une petite tour Eiffel. Elle est faite en fromage. Elle fond sur le spaghetti. Les convives ne sont pas nécessairement contents. De quoi se mêle-t-il, ce sacré Luc ? Mettre une tour Eiffel sur du spaghetti ? C’est idiot. Il y a même ma grand-mère qui lui lance son assiette par la tête. Elle n’a pas apprécié qu’il lui glisse un piment fort sous les tomates.

Luc est rouge de sauce. Il fait quand même le clown. Il dit que Paris est une ville extraordinaire malgré ses rues en spaghetti. Grand-mère lui répond qu’il ne connaît rien de la Ville Lumière. Pourquoi parler de la Ville Lumière soudainement ? Ce n’est que dans les livres que les auteurs appellent Paris la Ville Lumière. Dans la vie, les gens l’appellent Paris et c’est tout. Ma grand-mère quand elle se mêle d’utiliser des expressions toutes faites !

La voilà qui s’étouffe. Elle a carrément avalé le piment. Elle a une bombe dans la bouche. Omer la retient. Il veut lui donner du vin. Elle cherche de l’eau. Grand-père ne désire pas qu’elle gâche le souper de spaghetti. Moi, j’espérais simplement que la famille ne participe pas à l’événement. Je trouvais qu’ils en faisaient déjà assez pour mon voyage. Mais mon père avait insisté. Ma mère aussi. Depuis quand voulaient-ils ainsi se mêler au monde ?

J’ai tout compris quand j’ai vu mon père serrer la main de la plupart des personnalités présentes. Il avait décidé de commencer sa campagne électorale sur ce pied-là.

Maintenant, Luc dit des bêtises à ma grand-mère. Il lui crie :

— Réveille-toi, Woody… réveille-toi !

J’ouvre un œil, un autre et un troisième. Notre car avance à pas de tortue dans la circulation des Champs-Élysées.

— Tu t’es endormi ?

— Non, non, Caroline. Je me suis juste assoupi. À peine assoupi.

Luc rigole.

— Menteur ! Tu dormais bien dur. Même que tu gigotais.

— J’avais mal à l’estomac. Mais c’est passé, maintenant.

— Des papillons, dit Luc en connaisseur. C’est le trac, c’est connu. Tous les grands artistes ont un trac fou. Moi, si je ne me retenais pas, je me roulerais par terre. Mais je me tiens tranquille. Je fais comme si rien ne m’énervait. Je suis un grand artiste, moi aussi.

Pour le faire taire, Andréa lui montre des vitrines de magasins, des terrasses, des gens qui prennent le soleil. Il y a une éclaircie aussi soudaine que miraculeuse.

Moi, je trouve que toutes les femmes ont l’air pressé. On dirait qu’elles marchent rapidement vers… vers quoi ? Leur travail ? Leur coiffeur ? Leur auto ? Tout le monde est pressé. Nous, nous sommes pétrifiés dans la circulation. On aurait beau être pressés que nous ne pourrions rien faire. Je suis heureux que mon estomac ait cessé ses folies. Il n’y a rien de pire que quelqu’un qui tombe malade la première journée d’un voyage.

Je sors mon plan de Paris. C’est Pauline, ma mère, qui me l’a prêté. On aurait dit qu’elle me confiait un trésor. Ici, les rues sont vraiment anarchiques. Toutes croches. Elles se rejoignent, font des détours inutiles, tournent en rond. Sans plan, on pourrait se perdre.

Ce qui demeure intéressant dans les embouteillages, c’est qu’ils nous permettent de voir les choses. Autrement, quand on file comme des balles, on ne voit rien. Pas le temps.

— C’est encore loin, l’hôtel ? demande Caroline.

— Normalement, on devrait être là dans une dizaine de minutes.

— Il est quelle heure au Québec ?

C’est encore Diane qui répond :

— Un peu passé trois heures du matin. Il y a six heures de différence avec ici.

Six heures. Chez nous, tout le monde dort. Mon père ronfle un peu. C’est-à-dire qu’il ne ronfle peut-être pas. Il doit se contenter de siffler. Ma mère s’inquiète peut-être. Peut-être qu’elle ne dort pas.

 

img4.png  img4.png  img4.png

 

Une fois à l’hôtel, on se fout éperdument du décalage horaire. Ceux qui ont un peu somnolé comme ceux qui n’ont pas dormi du tout ont les nerfs à fleur de peau. Ce n’est pas le temps de s’écraser quand on a Paris à portée de la main.

Diane Labelle prend la parole dans le hall de l’hôtel.

— Rendez-vous ici à quatre heures, cet après-midi. Pour le moment, vous êtes libres. Essayez de respecter ceux qui veulent dormir. Les autres, prenez vos cartes… et le numéro de téléphone de l’hôtel. Si jamais vous êtes mal pris, téléphonez… ou informez-vous, O.K. ?

Nous sommes quatre par chambre. On voit que des lits ont été ajoutés.

Je partage donc la 504 avec Luc, Pierre-Paul Bernier et Pierre Jodoin. Pierre-Paul est tranquille. Pierre Jodoin est agaçant. Et Luc, vous le connaissez. Il ne change pas.

Je ne sais pas ce qu’ils pensent de moi. Mais, en ce qui concerne le sommeil, nous sommes tous d’accord. Le décalage horaire, nous finirons bien par le rattraper.

Pour l’instant, nous descendons dans le hall de l’hôtel.

En attendant Caroline, Anik et Andréa, je vais prendre l’air. Notre hôtel se trouve dans la petite rue Casimir-Delavigne. Une rue minuscule. En regardant vers la gauche, on voit tout de suite l’Odéon. Ce n’est pas là que nous jouerons. L’Odéon, c’est un grand théâtre.

Je suis aussi émerveillé qu’un bébé à qui on donne du miel pour la première fois.