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La fille au ballon dans l’enfer d’octobre

Certaines semaines ressemblent à des années. Petit, on veut vieillir à tout prix. On se dit que la vraie vie, c’est pour les vieux, les grands. On a l’impression que le temps ne passera jamais, que tout fonctionne au ralenti et qu’on ne sera jamais vraiment grand.

Maintenant que je vis en appartement, avec mes soucis, mes responsabilités, et que mes parents ne sont plus là pour me surveiller ou me protéger, j’ai le sentiment que le temps n’a pas vraiment avancé. Parfois, je ne me sens pas tellement différent du jour de ma première communion. Je suis encore tout petit, presque en culottes courtes, tout fragile dans un grand corps et avec de grands mots.

La timidité est la pire des maladies. Elle vous donne des bras dont vous ne savez plus quoi faire, des pieds pour que vous trébuchiez, des lunettes pour que vous y colliez vos mains, des vertiges, des tremblements dans l’estomac et, surtout, cette fausse patience qui vous empêche de dire les choses telles qu’elles sont. Mais devant soi-même, la timidité a aussi cette faculté d’exagérer ces mêmes choses de telle façon qu’on se sente tout petit, inutile, parfaitement niais et encombrant dans le roulis du monde. Un pou sur la planète.

L’appartement avec sa superliberté dont j’avais rêvé s’est lentement transformé en enfer. L’enfer d’octobre. Et les chaleurs de l’été des Indiens n’ont rien fait pour soigner les choses.

Les grands mots ! Tenez ! Un passage que j’ai griffonné sur une feuille. Une lettre adressée à moi-même pendant que je devais me concentrer sur une dissertation de philo.

 

Cher désespoir,

Tu me prends aux tripes. Pourquoi viens-tu crier au fond de moi ? Il serait tellement simple de prendre la vie calmement. Mais non, tu me bouscules. Tu me fais avancer, reculer, tourner en rond.

Je rêve de fermer les yeux, de dormir cent ans et de t’engourdir. Mais tu veilles, tu me rappelles à l’ordre. Tu ne veux pas que je m’éclipse aussi facilement.

 

Me parler à moi-même. Au moins, me dire ce que je n’arrive pas à dire aux autres.

Depuis mon départ, ma mère m’appelle tous les deux jours. Elle a saisi mon rythme. Elle sait que, vers quatre heures trente, elle me retrouvera à l’appartement. Au bout de la ligne, je niaise, bien sûr. J’ai trop d’orgueil pour avouer un cauchemar.

— Comment ça va ?

— Bien. Tout va bien.

Je mens. Je joue faux dans le téléroman qu’est devenue ma nouvelle existence. Mais je ne suis quand même pas pour brailler dans les jupes de ma maman. Si je lui fournissais le moindre indice de mon désarroi, je serais foutu, foutu pour la vie.

— Et au cégep, tes cours ?

— Oh ! Ça va bien ! J’aime ça.

Je reste dans le vague. Je la laisse dans le flou. Déjà en retard dans tous mes travaux, je ne sais plus comment rattraper le temps perdu. Bien sûr, je reste sympathique aux yeux des profs. Mais on ne joue pas indéfiniment sur la sympathie. Les dates d’échéance s’amènent à grands pas. Les examens aussi. Et moi, je n’ai jamais assez de temps. Chaque fois que je me retrouve devant un livre à étudier ou une page blanche à écrire, je bascule dans mes problèmes.

— Tu es certain que c’est une bonne chose, cet emploi ?

— Au cinéma ? Bien sûr. Comme ça, je peux voir des tonnes de films. Le cinéma, c’est la vraie communication du vingtième siècle.

Je m’éclabousse de mensonges. Au fond de moi, j’ai encore et toujours le sentiment que la vraie communication, la plus raffinée des communications, c’est la musique. Franz Schubert avec sa douleur, Mozart et sa jeunesse… Mais on raconte n’importe quoi pour se justifier, on est prêt à dessiner des châteaux de rêve sur des panneaux de bois pour masquer des chiottes en démolition. Ça, c’est une des grandes subtilités que la ville m’a apprises, cette ville où je suis en plein blues de la solitude.

Je ne sais pas si elle me croit toujours, mais je fournis à ma mère des nouvelles truquées. De son côté, elle me répète quelques banalités : à la mairie, l’opposition critique cruellement mon père et cela lui donne des brûlures d’estomac ; ma grand-mère organise des bingos pour les pauvres de la paroisse ; et Omer semble filer un mauvais coton. Je devrais peut-être prendre ce détail plus au sérieux. J’ai suspendu les jumelles qu’il m’a données près de la fenêtre. Parfois, je les décroche, mais je ne sais pas encore dans quelle direction regarder.

— Tu sais, François, il ne le dit pas, mais je pense qu’Omer s’ennuie de toi.

— Moi aussi, je m’ennuie de lui.

— Ton départ l’a affecté. Il trouve que tu ne viens pas souvent.

Quand elle me parle ainsi, ma mère me trouble jusqu’au fond des os. Mais on ne pleure pas quand on s’en va sur ses dix-huit ans. Je me sens comme une dent de lait qui bouge, qui va tomber d’un instant à l’autre.

— Tu le sais, maman. Je n’ai pas le temps.

— Mais tu avais promis de revenir toutes les fins de semaine.

— À ce moment-là, je ne savais pas que mes études me demanderaient autant de temps. Je ne savais pas comment ça allait se passer.

Non, je n’imaginais surtout pas que ma timidité allait me figer devant mon nouveau monde. Je pataugeais.

Un jour, il y a un certain temps, j’avais parlé à Omer de cette difficulté de s’exprimer vraiment devant les autres. Surtout quand on ne se trouve pas champion, quand on aimerait tant avoir un autre visage, projeter une autre allure, une autre image. Grand-père m’avait regardé un moment. Après avoir avalé une gorgée de son gin caché, il m’avait dit :

— C’est pas toujours facile de dire ce qu’on pense. Des fois, on garde tout en dedans et on attend que ça passe. J’étais comme toi, moi aussi, avant…

Avant quoi ? Je n’avais évidemment pas posé la question à Omer. Mais je savais quand même qu’aujourd’hui encore il n’exprimait pas toujours tout ce qui le déchirait en dedans. Il préférait se taire et noyer son silence dans le gin.

Moi, je n’aime pas le gin. J’endure.

Luc arbore sa face de carême. Il ne parle plus. Il grogne. Il émet un murmure permanent. J’aimerais qu’il parle de son cousin, que l’on décide ensemble d’organiser la vie. Mais non, Luc se transforme en une lente lamentation. Il se traîne les pieds.

— Andréa ! Andréa ! Andréa !

Il s’ennuie. Luc a vraiment la tragédie dans le sang.

— Et toi, tu n’es pas mieux.

— Au moins, je me secoue.

Moi, j’ai le mensonge dans le sang. Mais je ne vois jamais plus loin que le bout de mon nez.

Ce soir, au terminus d’une journée chaude de l’été des Indiens, je suis enfin décidé à faire crever l’abcès. Je rentre à l’appartement, je m’installe avec mes livres et mes papiers sur la table de la salle à manger. Demain, je dois remettre un commentaire intelligent sur le roman La Vie devant soi d’Émile Ajar-Romain Gary. Je ne suis rendu qu’au chapitre qui commence par : « Le plus grand ami que j’avais à l’époque était un parapluie nommé Arthur que j’avais habillé des pieds à la tête. Je lui avais fait une tête avec un chiffon vert que j’ai roulé en boule autour du manche et un visage sympa, avec un sourire et des yeux ronds, avec le rouge à lèvres de Madame Rosa. » Et je dois dire que je me sens plutôt seul, sans parapluie ni rien. Je travaillerai une partie de la nuit s’il le faut. Toute la nuit, mais avant je veux apostropher Roger Boily et lui dire ma façon de penser.

Luc entre. En me voyant, il me raconte qu’il a mal à la tête et que, avec Andréa à l’autre bout du monde, il va couler son année de cégep. Sans attendre un mot d’encouragement ou quoi que ce soit, il téléphone au restaurant où il travaille pour annoncer qu’ils devront se passer de lui.

Je n’ai pas le temps de lui dire que c’est le soir des comptes. Roger s’amène à son tour avec la blonde que j’ai vue nue dans la salle de bains, une nuit de démence. Cette fois-ci, elle est habillée. Une robe légère, rose phosphorescent, sans soutien-gorge, de quoi me jeter par terre, K.-O. jusqu’au compte de 212.

Déjà je suis mortellement touché. Le malheur avec le cousin de l’autre, c’est qu’il est aussi imprévisible qu’un ver de terre qui fait de la peinture à l’huile. Vous pensez qu’il va se jeter à droite et il se met en boule. Vous vous attendez à un raidissement soudain et il vous fait un pied de nez et se tord comme un mal de ventre.

En cette fin d’après-midi, avec cette blonde qui ne nous regarde pas trop et qui répond au joli nom de Martine, Roger porte un sac sous son bras. Il me le met sous le nez au milieu de la table.

— Tiens, Woody ! Tu dis que je ne fournis jamais rien ! Moi, je suis pour le luxe.

Les yeux de Luc s’arrondissent. Il plonge dans le sac et en ressort deux bouteilles de champagne. Son mal de tête s’envole instantanément et, pour la première fois depuis des semaines, je le sens très fier de son grand cousin. Je peux laisser dormir la liste de mes récriminations dans le fond de ma poche. Si je la sortais, elle se noierait dans une bouteille de champagne frappé.

Après le pop ! des grandes circonstances, en nous servant dans des verres de Coke le pétillant liquide, Roger raconte qu’il a fait une bonne affaire. Il a l’œil mystérieux des initiés. Nous trinquons aux bonnes et mystérieuses affaires de Roger, aux joies de la vie dans l’appartement, à notre différence d’âge. Je commence à être rond comme une bille. Le midi, je ne dîne presque pas. J’avale une banane et un yogourt et, comme chacun le sait, ce n’est pas un vrai repas. Je suis donc légèrement soûl et mou. Le champagne s’évapore. J’en ai pris plus que ma part et je ris pour rien.

Je voudrais lever mon verre aux bonnes et mystérieuses affaires de Martine, la blonde qui fait de la plongée sous-marine dans le lavabo de la salle de bains. Mais déjà elle s’éloigne dans les bras de Roger. Ils titubent vers ma chambre.

Je n’ai plus la force de défendre mon territoire. Ils s’éclipsent derrière la porte sur laquelle j’ai eu l’audace de poser une pancarte où il est écrit en jaune sur noir : PROPRIÉTÉ PRIVÉE. Ma propriété privée se ferme donc sur mon nez. Devant moi, Martine a à peine frissonné.

Le champagne donne un courage fou à Luc. Il me déclare, l’air parfaitement décidé :

— Ça ne peut plus durer, je vais faire quelque chose !

Pendant un instant, mon imagination me fait croire qu’il va foncer comme un bélier dans ma porte de chambre pour en faire sortir son cousin flambant nu, cul par-dessus tête. Mais non, il se précipite dans l’autre chambre pour revenir aussitôt avec un coton ouaté marqué à l’effigie de Bon-Pasteur-des-Laurentides.

— Je prends l’autobus pour Saint-Jérôme. Je reviens demain matin… ou après-demain, je ne sais plus.

C’est ainsi que je reste seul, sonné, figé, éberlué, La Vie devant soi presque inaccessible au milieu de la table.

Dix minutes plus tard, je fixe encore le livre comme si je m’attendais à ce qu’il marche tout seul quand on sonne à la porte. Je me lève pour aller ouvrir comme doivent le faire tous les somnambules de la vie.

C’est une grande fille, mince comme un fil, avec des cheveux en bataille qui sortent à la va comme je te pousse de son chapeau à la Indiana Jones. Je suis en haut de l’escalier, elle en bas. Elle sourit comme si elle était soulagée qu’on lui ouvre.

— Bonjour.

Elle dit bonjour et monte l’escalier puant. Une fois à mon niveau, les chats, alertés par une présence féminine, je suppose, se mettent à miauler pour la saluer. J’explique :

— C’est les chats du voisin.

Je me sens parfaitement et invinciblement stupide.

Elle me tend la main.

— Je m’appelle Patricia D’Amour.

— Moi, c’est François Gougeon.

Et je la laisse entrer, sûr et certain qu’elle n’est ni un témoin de Jéhovah ni une vendeuse d’assurances ou d’aspirateurs.

Une fois dans la salle à manger, elle examine les murs nus en souriant. Puis elle attrape mes jumelles et se met à me fixer. En gros plan, mon nez doit lui paraître monstrueux. Je suis gêné. Je ne sais pas si je dois lui offrir une chaise. Le champagne ébranle sérieusement mon savoir-vivre.

— Comme il ne venait pas, j’ai décidé de lui jouer un tour. Il y a un bout à tout, non ?

J’aimerais comprendre, mais c’est trop difficile. Et je ne me sens pas d’attaque à fournir le moindre effort. Elle éclaire ma lanterne.

— Je parle de Roger Boily.

— Ah ! Parce que vous connaissez Roger ?

J’ai l’air du dernier des petits cochons qui débarque sur la planète. Qu’est-ce qu’une fille peut bien venir faire ici, sinon pour voir Roger ? J’aurais dû m’en douter. Mais je suis vraiment lent, beaucoup trop lent.

— Bien oui, me répond-elle. Je viens de Drummondville exprès pour le voir. C’est ici qu’il habite, non ?

J’acquiesce et je me rassois devant mes paperasses.

— Il est ici ?

Encore une fois, je fais oui de la tête… et, une fraction de seconde plus tard, j’ajoute :

— Non.

Mais c’est trop tard ou trop faible. De toute façon, les événements se déroulent à un tel rythme que j’aurais un mal fou à piloter quoi que ce soit. L’été des Indiens et le champagne m’ont assommé. Le temps que cette grande fille me regarde, certaine que je mens, Martine sort de ma chambre aussi nue que la nuit de mon délire. Elle s’engouffre dans la salle de bains, peut-être pour aller faire un peu de plongée, et la voix de Roger lui crie :

— Attends. Va-t’en pas comme ça !

Plantée dans la porte de la chambre, j’ignore ce que Patricia voit mais je devine que Roger doit être aussi nu que le ver de terre qu’il est toujours. Il dit :

— Pat !

Sa voix est étonnée. Patricia répond :

— Roger !

Sa voix est détonante.

— Patricia !

La voix de Roger ne veut plus rien dire. Pour lui aussi, les choses voguent beaucoup trop vite. Patricia fait demi-tour et, d’un pas entêté, elle traverse déjà la porte et dévale l’escalier et l’odeur des chats.

Quand elle est passée devant moi, j’ai à peine eu le temps de remarquer qu’elle avait le ventre comme un ballon. Cela me dégrise complètement.

Je ramasse mon veston et je cours derrière elle. Je ne saurais pas dire si les chats miaulent.

 

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La ville est immense et parfois aussi triste qu’une bouteille vide. Patricia ne court pas. Mais sa démarche est rapide, aveugle. Je pense qu’elle ne voit rien. Elle a les yeux en pluie. Elle fonce droit devant elle comme si elle voulait se désintégrer contre le mur d’une maison ou se faire renverser par un autobus. Elle pleure. Elle n’entend rien.

Devant les grands chagrins, on a l’air tellement innocent, tellement nul. Je m’essouffle derrière elle et je cherche mes mots tant et si bien que je ne trouve rien de mieux que de répéter son nom à l’infini :

— Patricia ! Patricia ! Patricia !

Son nom dans ma voix je le traîne comme une queue derrière ces avions qui portent des messages. Il faut je ne sais plus combien de coins de rue, combien de regards de gens sur le trottoir ou sur leur perron… de ces gens dont les yeux imaginent que, encore une fois, un amour fout le camp. Je suis à bout de souffle mais de plus en plus certain que je ne lâcherai jamais cette fille en pluie, cette fille que je ne veux pas laisser se perdre dans la ville.

Brusquement, elle se retourne. Tellement brusquement que je n’ose plus avancer.

— Toi, tu diras à ton ami Roger que…

Sa voix se casse. Tout de suite, je crie comme si, au fond de moi, elle venait de mettre une blessure à vif :

— C’est pas mon ami !

— Tu habites avec lui !

— Oui, mais il est en train de foutre ma vie en l’air.

Je hurle. Je ne suis pas sûr que les mots de ma phrase se placent dans le bon ordre. Je me libère enfin d’un poids qui m’écrabouille le cœur. Je ne joue pas. Je ne me cache pas. Je tremble de sincérité. Je tends la main vers cette fille que je ne connais même pas. Tout mon sang vient battre en électricité au bout de mes doigts. D’un seul élan, Patricia se blottit contre moi. Je voudrais avoir des bras de trois mètres chacun pour faire des dizaines de fois le tour d’elle, pour l’entourer comme dans une grosse et chaude couverture de laine, pour consoler sa peine et me convaincre que la mienne est bien mince.

— Veux-tu manger quelque chose ?

Est-ce que je suis en train de lui proposer un bonbon pour la calmer ? Elle fait non de la tête.

— Je n’ai pas faim.

Moi, dans ces occasions-là, il faut que je mange. Ça me soulage. Je l’entraîne dans un magasin de fruits tenu par une famille de Chinois. J’achète des bananes. Nous repartons.

Nous marchons des heures et des heures comme si nous avions besoin de nous épuiser, de n’être plus que de la guenille pour nous sentir bien.

Des heures et des heures, ses mots ébranlent ma vie tranquille, mes petites désespérances de rien. Par bribes, elle raconte ses coups de tête inexplicables :

— Un jour, pour faire chier mes parents, je me suis rasé le crâne.

Elle rit, soulève son chapeau.

— Tu m’imagines sans cheveux.

Elle éclate encore d’un grand éclat de rire qui meurt presque tout de suite.

— Pourquoi tu as fait ça ?

— Pour être différente. Tu ne connais pas ma mère.

Nos pas sur le ciment m’empêchent de lui demander : « Qu’est-ce qu’elle a, ta mère ? » Mais elle devine.

— C’est une poupée, une Barbie qui cherche le soleil partout. Elle s’est fait refaire les seins pour les promener nus sur la plage de Cannes. Bientôt, elle va se faire remonter le visage.

Patricia s’adosse à un arbre de la rue Boyer. Elle reprend son souffle. Je la regarde, j’ai le temps d’attendre. Je ne sais plus le temps qu’il fait comme je ne sais plus le temps qui passe. Lentement le soir nous fait passer du côté des ombres. Est-ce que nous parlons vraiment ? Est-ce que nous ne sommes pas simplement en train de nous chuchoter nos peurs ?

— Elle a surtout peur de ne plus être belle, ma mère. Il faut que tout soit beau à la maison. Même chose dans sa vie. Il faut des bibelots, des affaires de porcelaine. Si tu savais comme j’en ai cassé des maudits bibelots. Au début, c’était involontaire. Quand j’ai vu que ça lui faisait de la peine, qu’elle réagissait vraiment quand un bibelot éclatait par terre, j’ai recommencé. Cinq fois. Dix fois. C’est ce qui la faisait pleurer. Je cassais la perfection de sa vie. Elle voulait me mettre à la porte de la maison.

Patricia mange une banane. Elle parle. Souvent, comme un leitmotiv, elle rit aux moments les plus inattendus. Elle reprend son souffle.

— Et ton père ?

— Lui, il est content de sa poupée. C’est pour elle qu’il travaille et fait de l’argent. Pour que sa poupée voit du soleil partout. Tu comprends ? Les seins au soleil, la vie comme du soleil ! Et mon frère, le téteux, est le soleil de leur vie. Moi, je suis la pluie, le courant d’air, le rhume.

Elle raconte ses coups de cœur que personne n’a voulu comprendre. Elle est enceinte de sept mois. Elle s’est imaginé que Roger l’aimait, du moins, la comprenait. On ne se méfie jamais assez des caméléons.

— J’ai laissé le cégep avant Pâques, l’année passée. Je ne savais pas ce que je faisais là. Je voulais me ramasser de l’argent pour partir. J’ai travaillé dans un bar. C’est là que j’ai rencontré Roger.

C’est là que j’imagine le sauveur, gonflé de toutes ses belles phrases. Elle rit.

— D’abord, il ne m’a pas reconnue.

Son rire meurt aussitôt. Elle se mord les lèvres. Nous marchons plus vite.

— Il ne m’avait jamais remarquée. Il habite à côté de chez nous à Drummondville. Nos familles se connaissent depuis des années. Moi, avant, je ne pensais jamais l’intéresser. Mais le printemps passé, il a vu que j’avais vieilli, je suis tombée dans ses bras. Ça arrive ! Je l’avais toujours trouvé beau. Il a quelque chose qui peut faire chavirer n’importe qui, Roger.

Je ne lui ai pas parlé de ma théorie du caméléon. Nous ratissons les rues du Plateau Mont-Royal. Nous marchons rapidement comme si quelqu’un nous attendait quelque part, comme si nous étions vraiment en retard.

— Il ne sait pas que je suis enceinte. Ça vient tout juste de paraître. Ça fait à peine deux semaines que le ballon est là. Avant j’avais gardé le secret. J’attendais. Mais, maintenant, je ne peux plus attendre.

Le parc Lafontaine nous attend, lui aussi, comme le début de la nuit et la fatigue. Il y a un banc. Nous nous installons devant le lac. Quelques canards donnent encore signe de vie. Dans quelques semaines à peine, tout sera gelé. Le temps pour Patricia d’accoucher. Mais l’été des Indiens poursuit son petit bonhomme de chemin. Nous sommes sur un banc, avec le soir fragile qui s’incline doucement comme une tête sur mon épaule. Ou comme la beauté d’une fille. Je ne pourrais pas dire si Patricia est belle ou laide. Elle est là, fragile, en attente, cassée, pleine de désillusions. Avec un ballon au ventre, une pointe vers la vie. Mes problèmes des dernières semaines me paraissent ridiculement minuscules. Je ne trouve plus matière à me plaindre.

Pat ne pleure plus. La vie reprend son cours. Elle accepte de retourner chez elle. Je trouve assez d’argent au fond de ma poche pour lui payer son billet de retour.

Je ne finirai jamais ma lecture de La Vie devant soi à temps. Mais le livre peut attendre. Il saura bien attendre comme tous les travaux du monde. La nuit, cette nuit, est beaucoup plus importante.