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L’improvisation, c’est franchement meilleur

Mois de mars, mois des désastres. Pour Luc, comme pour bien d’autres que je connais, le mois de mars a été tout simplement désastreux.

Nous avions congé la dernière semaine de février. C’est une espèce de bouée au bout du mois de la fatigue et des suicides. D’habitude, dans les Laurentides, tout le monde se frotte les mains et se lance sur les pentes de ski. Luc était content. En donnant des leçons, il avait espéré entasser la petite fortune qui lui permettrait de subsister jusqu’à l’été. Mais voilà qu’il s’est mis à pleuvoir. L’hiver ne trouvait rien de mieux que la pluie pour nous tirer sa révérence. Mais, pour Luc, le vrai désastre n’a pas été d’avoir raté sa petite fortune. Non, il a affronté pire. Andréa Paradis et lui ont connu leur première vraie chicane.

Les parents d’Andréa avaient dû prévoir la pluie puisqu’ils ont décidé de l’emmener passer la semaine en Floride. Luc a sursauté. Il est tellement possessif à ses heures. Il aurait voulu la retenir ou y aller, en Floride, lui aussi. Quel intérêt une fille de dix-sept ans pouvait-elle trouver à visiter Disney World ? C’est vrai qu’elle a un petit frère, Andréa Paradis, mais quand même. Andréa a résisté. Elle n’allait pas refuser le soleil. Luc a insisté. Alors Andréa lui a parlé de l’anneau de son oreille droite.

— C’est les homosexuels qui se font percer l’oreille droite. En Angleterre, tu serais correct. Mais en Amérique, c’est l’oreille gauche qu’il faut se faire percer.

Luc Robert a très mal encaissé le coup. Andréa est partie sans qu’il lui souhaite bon voyage. Le grand froid était bel et bien installé.

N’eût été de la pluie, Luc aurait pu se défouler sur les pentes. Mais elles étaient trop détériorées. Je l’ai donc eu dans les pattes toute la semaine. Heureusement que je ne sortais pas avec une fille. Il aurait fallu que je le mette à la porte et ça n’aurait pas fait son affaire. L’anneau de son oreille ne faisait plus son affaire, lui non plus. Il l’a retiré et a décidé de laisser le trou se refermer. Pour rien au monde il ne voulait passer pour un homosexuel.

J’ai donc tenté de l’occuper. Nous sommes retournés au tennis. Je n’étais pas meilleur qu’à l’automne. Patrick Ferland jouait au grand entraîneur avec Anik. Je la plaignais.

— C’est ça, frappe là-dessus ! Good ! Monte au filet !

Ferland a une voix qui porte. Une voix qu’on entend d’un bout à l’autre de la grosse bulle gonflée qu’est le club de tennis de Sainte-Angèle. Une voix qui tombe sur les nerfs.

Puis, au mois de mars, il y a eu la grande bouderie. Andréa était bronzée comme ce n’est pas possible. Walt Disney lui avait donné une bonne quantité de soleil. Et Luc était jaloux de Walt Disney. Comme si l’inventeur de Mickey Mouse, que l’on dit congelé, était soudainement ressuscité pour caresser sa blonde. Maudit Walt Disney !

À la maison aussi, il y a eu du désastre. Mon père a voulu se présenter à la mairie du village. Mais il n’était pas tout seul. Il s’est fait battre. Bang ! Gros drame à la maison ! Marcel Gougeon a décidé que ses concitoyens étaient des épais. En les traitant de la sorte, je comprends qu’ils ne l’aient pas élu. Ils ont dû sentir la chose.

Ma mère et ma grand-mère ont pris cette défaite comme une attaque personnelle visant la famille. Grand-père n’a pas eu l’air de s’en faire pour autant. Il y a eu quelques morts, des vieux qui n’ont pas réussi à passer l’hiver, et il a fait de l’argent.

Moi, allez savoir pourquoi, c’est dans le désastre que je réussis à pointer du nez.

 

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Moins-Cinq nous a dit, au retour de notre semaine de vacances, de préparer un court monologue. Autrement dit : traiter d’un sujet personnel, rédiger le texte et le présenter oralement devant les autres élèves. Le jour de son cours, elle a tiré au sort le nom de celui qui devait briser la glace. Chanceux comme toujours, c’est le mien qui a été pigé.

Les mains mouillées, je ne savais que faire de mes deux grands bras qui pendaient de chaque côté de mon corps maigre. Je me suis mis à les balancer avant de les croiser. Et puis, je me suis touché le nez. Je pouvais déjà sentir le bouton que cette performance allait faire germer. D’une voix tremblante, j’ai avancé :

— Vous voyez, ça, c’est un nez. C’est mon nez.

Les élèves se sont mis à rire. Je dois être joliment masochiste puisque je me suis mis à battre de l’aile… au bout d’une minute, je volais.

J’avais choisi l’hérédité. Le sujet pourrait être catastrophique et ennuyant. Moi, j’ai dit que la grande catastrophe de ma vie était l’hérédité qui m’avait doté du nez de mon grand-père. Le fait que mon grand-père soit croque-mort et mon père notaire a eu l’air d’être hilarant… Évidemment, je ne riais pas, mais je ressentais quand même un certain plaisir à parler de moi. Quelque chose comme une chaleur intérieure.

À un moment, j’ai croisé le regard d’Anik. Elle tortillait la plus longue couette de ses cheveux rouges tout en me regardant, un sourire en coin. Je ne l’avais jamais vue aussi attentive, sauf sur un terrain de tennis. J’ai balbutié un peu. J’ai eu envie de dire :

— Est-ce que c’est parce que j’ai ce nez-là que tu t’intéresses pas à moi ?

Je n’ai pas prononcé ça. J’ai plutôt affirmé :

— Mon nez, c’est ce qui fait que les filles ne me tombent pas dans les bras. Elles doivent avoir peur de s’y fracasser si je les embrassais.

La classe a encore ri.

J’ai enchaîné sur mes lunettes. Caroline Corbeil qui n’avait pas les siennes forçait ses yeux en les plissant pour me regarder comme il faut. Anik, elle, avait ses lentilles et me regardait. Un frisson m’a secoué de la tête aux pieds et j’ai eu envie de pleurer au moment où les élèves m’ont applaudi. Je suis revenu à ma place, je ne voyais plus rien.

— Voilà quelqu’un qui a le sens du monologue, a déclaré Moins-Cinq.

Je regardais la table droit devant moi. J’y avais posé mes coudes et je reprenais mon souffle.

— Je comprends ! Tu as été fantastique !

C’était Anik qui venait de me souffler cela à l’oreille. J’ai senti une bouffée de sang me brûler le visage. Si je n’avais pas été aussi orgueilleux, j’aurais perdu connaissance.

Il paraît que j’ai été celui qui a recueilli le plus d’applaudissements. Je ne l’aurais jamais cru si Pierre-Paul Bernier, le responsable de la Ligue d’improvisation de la polyvalente, n’était venu me demander de jouer pour son équipe. J’ai accepté, sans trop imaginer dans quoi je m’embarquais.

La pluie a continué ses ravages. La terre s’est mise à reparaître un peu partout sur les pentes de ski… et Luc pestait de plus belle.

— Tu devrais être content. Tu vas pouvoir sortir ta moto plus tôt que prévu.

— Laisse ma moto tranquille. Va falloir que je la fasse remonter. Là, je cherche un mécanicien.

— Tu m’avais dit qu’il existait des livres pour…

— J’en ai pas trouvé un seul.

Rien n’allait comme sur des roulettes dans la vie de Luc Robert. À la polyvalente, Andréa et lui ne se regardaient plus. Luc maintenait sa bouderie et Andréa semblait de plus en plus bronzée. À croire que Walt Disney avait élu domicile dans le congélateur des Paradis. Un samedi matin, je l’ai rencontrée. Elle entrait dans le studio de bronzage du centre commercial du village.

— Ah ! Je comprends là !

— Bah ! Oui ! Faut bien conserver son teint ! Mais toi, t’as pas besoin de dire ça à Luc, tu sais.

L’improvisation, ça rapporte. Je lui ai répondu, du tac au tac :

— Je lui dirai pas. De toute façon, il me parle jamais de toi.

Elle a ouvert de grands yeux étonnés.

— C’est vrai ?

— Non. C’est pas vrai. Il est en train de devenir fou. Avant de te connaître, il était parlable. Maintenant, il est ennuyant comme la pluie. Tu peux pas savoir, Andréa, comment l’amour peut changer quelqu’un.

Si Luc m’avait entendu, il m’aurait étranglé. Je parlais comme un responsable de l’harmonie dans la vie des couples…

— Mais qu’est-ce que tu connais à l’amour, toi, Woo… je veux dire…

— Appelle-moi Woody, ça me dérange pas. Mais, au sujet de l’amour, j’en connais peut-être plus long que tu le penses.

Si elle m’avait demandé si j’étais en amour, je lui aurais répondu oui. Et si elle m’avait encore demandé avec qui, je lui aurais dit qu’Anik, sa copine Anik Vincent, bousculait tout dans ma vie. Je lui aurais avoué tout cela, au risque de me faire un ennemi mortel de Patrick Ferland et en espérant qu’elle répète notre conversation dans ses moindres détails à Anik. Mais non ! Les gens sont un peu plus penchés sur leur nombril que ça. Elle m’a dit, naïvement :

— Il m’aime encore ?

— Certain !

— Il te l’a dit ?

— Bah oui !

— Quand il t’en reparlera, dis-lui que c’est la même chose pour moi.

Je ne sais pas pourquoi, l’idée de les voir se réconcilier grâce à moi m’a donné un coup d’orgueil. J’ai répondu :

— Tu lui diras toi-même. On va voir Cœur de pirate au cinéma de Sainte-Angèle. Représentation de sept heures et demie, ce soir.

— Je serai là.

— Vas-tu venir avec Anik Vincent ?

Je gardais mon air le plus innocent.

— Je sais pas. Pourquoi tu me demandes ça ?

— Pour rien.

Et elle s’est sauvée vers le studio de bronzage. Je me suis trouvé complètement raisin d’avoir mêlé Anik à cette conversation jusque-là fort brillante.

Dans un premier temps, Luc a voulu me tuer. Je savais qu’il jouait. Finalement sans trop se faire tirer l’oreille, il a accepté de venir au cinéma. Omer m’a prêté la grosse Lincoln noire qu’il loue pour les enterrements et les mariages. J’avais l’air d’un croque-mort amateur quand je l’ai stationnée tout près du cinéma. Une Lincoln Continentale noire, ça va avec un chauffeur à cheveux blancs, pas avec un lunetteux de mon espèce.

Le film était parfaitement vide. Il méritait le sort qu’Andréa et Luc lui réservaient. Ils n’ont pas arrêté de s’embrasser. Anik n’était pas là. Andréa, je ne sais pas pourquoi, s’est soudainement souvenue que je lui avais parlé d’Anik le matin même. Elle m’a chuchoté :

— Anik se couche de bonne heure. Elle s’entraîne à huit heures le dimanche matin.

— Le dimanche aussi ?

— Ben oui.

Elle a ajouté :

— Mais pourquoi tu m’as demandé ça à matin ?

— Parce que vous êtes toujours ensemble… et puis, ça aurait eu l’air moins arrangé avec le gars des vues.

Au retour, ils ont poursuivi leurs embrassades sur le siège arrière de l’auto de grand-père. Ce siège-là avait surtout été témoin des larmes des familles éplorées, pas tellement des amoureux qui se pelotent. Ça devait lui faire tout un changement. Moi, je me sentais tout à fait chauffeur discret… et j’en avais l’allure. À la radio, le Concerto pour piano et orchestre no 1 de Tchaïkovski jouait doucement. Ils ne m’ont même pas demandé de changer de poste.

 

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Merci, les spots ! Je vous ai regardés en pleine face pour m’aveugler quand Stéphane Poulin, mon instructeur, m’a fait signe d’embarquer sur la patinoire.

Le compte était 7 à 7. Nous étions en supplémentaire. J’avais déjà participé à trois improvisations sans faire d’éclats, toujours dans un rôle de second plan. Combien de personnes avaient remarqué que je faisais mes débuts ? J’aurais bien aimé savoir pourquoi Poulin m’envoyait sur la patinoire. À mon avis, il faisait le mauvais choix. Comme tout le monde, je venais d’entendre l’arbitre défiler le thème :

— Improvisation comparée qui a pour titre « Sous la véranda ». Nombre de joueurs : un. Durée : 5 minutes.

Comment m’en tirer ? Aveuglé par les spots, je n’ai ni écouté ni même regardé la performance de la fille de l’équipe adverse. Dans ma tête, je cherchais, je cherchais. J’étais loin. Au coup de sifflet, je saute sur la patinoire comme un automate.

J’ai les jambes molles. Je me jette immédiatement à genoux, plié, recroquevillé… Je fixe le plafond pour m’aveugler encore plus, pour oublier tous les spectateurs qui me regardent, qui m’attendent.

— J’ai peur, madame Vincent, j’ai peur de respirer trop fort.

Je chuchote.

— J’ai peur que vous m’entendiez, maman et vous, et que vous deviniez que je suis caché sous la véranda. Je me suis glissé ici parce que je savais que vous viendriez. Et je voulais vous entendre. Parce que j’aime ça, entendre votre voix. J’aime vous entendre parler, madame Vincent. Quand vous parlez, j’imagine votre fille, j’ai l’impression que je l’entends à travers votre voix. J’aime quand vous parlez d’elle, même si ça me fait mal. Elle est trop vieille pour moi, votre fille, madame Vincent. Elle a seize ans. Moi, j’ai à peine douze ans. Elle ne me regarde jamais. Elle a ses activités et ne sait même pas que je l’espionne, que je l’admire, que je respire son parfum.

Dans la salle, plus un bruit. Je dois parler trop bas. Ma voix murmure, je le sais. Comme je suis en petit bonhomme, je force les autres à prêter l’oreille. J’ai la bouche sèche… la tête comme un désert.

— J’aime vous entendre dire que votre fille a des activités, madame Vincent. C’est bien que vous veniez ainsi prendre le café de l’après-midi avec ma mère. Moi, je ne suis rien, vous ne remarquez même pas mon absence. Ma mère non plus. Votre fille passe ses journées au tennis, elle frappe des balles, elle rit avec ses amis, ceux de son âge. Souvent, je vais rôder autour de la haute clôture de métal. Quand une balle bondit par-dessus, c’est moi qui vais la chercher. Je veux être celui qui renvoie les balles aux joueurs. Votre fille joue bien, madame Vincent. Tous les garçons de son âge l’admirent. Ils regardent ses jambes se tendre, ils la regardent courir, frapper… J’aime quand le vent colle son chandail mouillé de sueur contre sa poitrine et qu’il laisse paraître ses petits seins durcis. Personne ne sait toutes les idées qui chavirent dans ma tête quand je l’épie. Je resterais des heures au soleil, comme je patienterais des heures sous la véranda, recroquevillé, engourdi, quand je sais que vous allez venir et que vous parlerez d’elle. Votre mari vous a quittée, madame Vincent. Vous n’avez plus que votre fille. Alors vous en parlez beaucoup, avec tellement d’émotion. Ça me fait plaisir. Tout ça me fait rêver, madame Vincent. Et vous savez, les rêves laissent toujours des traces. Ils sont jamais tranquilles. Ça s’appelle des cicatrices. Des cicatrices comme celles que vous avez dans le cœur quand vous pleurez. Je vous ai entendue pleurer, madame Vincent. Ma mère vous consolait. Ma mère vous a comprise. Moi aussi, je vous ai comprise. Et je pleure… Je pleure maintenant parce que vous parlez d’un accident. Votre fille a-t-elle eu un accident ? Comment il se fait que je ne l’ai jamais su ? Encore ce matin, je l’ai regardée jouer au tennis. Elle est tellement grande, tellement belle. Ils ont parlé d’aller se baigner, ses copains et elle. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de bébé qu’elle attend ? Où il est ce bébé qu’elle n’aura jamais, madame Vincent ? C’est moi qui ressemble à un bébé. C’est moi qui suis recroquevillé comme un bébé sous cette véranda. La terre est chaude, madame Vincent, je voudrais y entrer… me faufiler, redevenir un rien qui n’a jamais poussé pour oublier ce bébé qui me fait pleurer. Vous… vous m’avez entendu ? C’est pour ça que vous ne parlez plus, madame Vincent ?

Le sifflet retentit. J’ai l’impression d’émerger d’un profond coma. Les applaudissements me redonnent vie. J’aurais du mal à répéter exactement tout ce que je viens de dire.

 

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Nous avons gagné le match. Le mois de mars n’est pas si catastrophique que ça. Dans la pièce qui nous sert de chambre des joueurs, Luc et Andréa sont venus me féliciter. Anik aussi.

— Qu’est-ce qui t’a pris d’utiliser mon nom ?

Anik m’a demandé cela en riant. C’était certainement une façon de masquer sa nervosité.

— Rien ! C’est le premier nom qui m’a traversé l’esprit !

Parce qu’il s’y promène toujours, aurais-je dû ajouter. Mais j’ai joué. Je lui ai dit qu’une fois sur la patinoire, on ne pensait plus à rien. Je mentais. Elle s’en rendait peut-être compte. J’espérais qu’elle s’en rende compte. Nous n’avons jamais pu poursuivre, Patrick Ferland est venu la chercher. Il ne semblait pas de bonne humeur. Il a dit fort qu’il la cherchait partout, qu’ils devaient partir, qu’ils avaient à s’entraîner.

Une fois dehors, j’ai vu que le printemps commençait à chanter. Le soleil battait dans les flaques d’eau.