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La ville, ses
escaliers, son métro et ses amours à l’horizon
C’est une maison à trois étages en sandwich entre deux autres triplex en grosses pierres grises. La rue au complet est un pâté de maisons à deux ou trois étages d’un même gris ou en briques rouges vieillissantes. Elles forment un pain solide qui se laisse chauffer au soleil.
Sur le balcon, une petite boulotte prend le soleil. Je l’ai tout de suite remarquée au sommet de cet escalier aussi malade que la propriétaire que nous suivons. Une grande maigre aux cheveux platine et à la repousse poivre et sel. La petite boulotte, en nous apercevant, touche rapidement le haut de son bikini. Est-ce pour nous laisser voir une plus grande portion de la peau trop blanche de ses seins ou pour les recouvrir ? Chose certaine, mes yeux n’en exigent pas tant. Ils ne peuvent jamais résister à l’appel du sein.
Je regarde. Je cherche. C’est toujours la première chose que je fais. N’importe où. Je deviens phare, girouette, je fouille autour de moi. Le nez comme un radar qui flaire l’aventure. La mèche rebelle comme une antenne. Bip ! bip ! bip ! Le cœur qui bat ! Et, dans ma tête, un murmure lancinant, des violons fous me demandent de qui je pourrais tomber amoureux. Parce que ça va arriver. Je le sais. Je le sens. Ça finit toujours par arriver au fond. Il suffit d’avoir des yeux tout le tour du cœur. Il y a aussi la communication, bien sûr. Les petits signaux que chacun, de ses replis secrets, envoie en direction de l’autre. Je sais. Être sur la même longueur d’onde. Je sais ça aussi. L’important, c’est que la personne dont tu tombes amoureux s’amourache de toi, elle aussi. Mais rien n’est moins sûr. Et quand ça n’arrive pas, c’est la mort, le ciel brisé qui enfile son blouson de cuir noir, les jours qui ternissent mollement, qui n’ont plus de goût, d’odeur, de chaleur. Les parfums qui n’ont plus d’âme. Les grands soleils absents. C’est bien connu, les grands soleils aiment vivre où il y a des tendresses. Ailleurs, dans la merde ou la solitude, ils préfèrent s’abstenir. Et moi, je suis tout en tendresse.
Le soleil ordinaire, celui qui plombe de là-haut, m’échauffe le crâne. J’ai les jambes en guenilles dans cet escalier trop raide. J’attraperai le vertige. En ce lundi de la mi-août, il est midi. Luc a pris congé de sa piscine pleine d’enfants. J’ai fait la même chose. Le long de la 117, les hot-dogs de mon petit boulot d’été peuvent s’ennuyer. J’ai même pris toute la semaine. Ma mère a insisté :
— Il faut que tu te reposes avant le début des classes.
Elle a aussi ajouté que le cégep, c’est mille fois plus fatigant que la polyvalente. Plus stressant et plus éprouvant. Je m’en doute. Ça fait tellement d’années que, à tour de rôle, chacun agite le mythe du cégep devant nous. Si nous n’étions pas entraînés à encaisser conseil par-dessus conseil, nous pourrions paniquer. De loin, le cégep a des dents pointues et surtout l’air tellement monstrueux.
L’escalier est raide. Beaucoup trop. Et chambranlant. Pourri même autour des poteaux de métal forgé du garde-fou sur lequel, aussi fou que l’on soit, on ne pourra vraisemblablement plus compter. Je le murmure à Luc qui me précède. Il me répond :
— Qu’est-ce que ça fait, l’escalier ? C’est pas dans l’escalier qu’on va vivre.
Il a raison. Nous allons habiter un troisième. Du moins, c’est ce qui va arriver si cet appartement nous plaît. Un troisième étage avec vue sur le voisin d’en face, deux chambres, une cuisinette attenante au salon, qui sert aussi de salle à manger. On a lu l’annonce :
Métro Laurier, 3 1/2,
meublé, chauffé.
À sous-louer. 420 $.
844-bip.
La propriétaire s’arrête devant nous. Elle habite le rez-de-chaussée. Elle ne pourrait pas faire autrement. Son cœur n’en peut plus. Elle l’a dit dès la première phrase. Elle le répète. Elle a toujours le cœur dans la bouche et on ne sait plus si sa main ferme sa robe de chambre ou retient ce cœur qui déciderait peut-être de se promener n’importe où. Est-ce qu’on peut vraiment deviner ce qu’un cœur a dans la tête ? Elle déverrouille la porte et décide de rester à l’étage en compagnie de la petite boulotte qui se fait bronzer.
Elle ajuste encore l’échancrure de sa robe de chambre d’homme en nous disant :
— Montez voir. Moi, je n’en peux plus.
J’ai beau actionner le commutateur, rien ne s’allume. L’ampoule de cet escalier intérieur est brûlée. Nous poursuivrons notre ascension à tâtons sur les marches pleines de dépliants et de journaux chiffonnés. Là-haut, nous distinguons à peine les deux portes. Ça sent le vieux fromage ou le chou rance. Déjà je regrette d’être ici. Les odeurs n’ont jamais troublé Luc. Il fonce, entêté. Sur le palier, il ouvre la porte de gauche. Un chœur de miaulements nous accueille. Ça vient de la porte voisine. Et je trouve enfin l’odeur que je cherchais. L’escalier sent la pisse de chat. Nous entrons.
— C’est noir comme chez le loup.
Très terre-à-terre, Luc me réplique.
— Il faut allumer, Woody.
Je cherche l’interrupteur. Il se trouve évidemment du mauvais côté de la porte. Une ampoule pend du plafond et fait un effort certain pour nous envoyer un peu de lumière.
— Ça sent le renfermé !
Luc demeure très positif.
— Normal. Aucune fenêtre n’est ouverte.
Les anciens locataires ont certainement passé quelques siècles sans peindre les murs. Ou bien ils avaient les mains bougrement sales. Je ne parle pas à voix haute, Luc me traiterait d’enfant gâté. Pour le moment, il tente d’ouvrir une fenêtre. Un ongle cassé le force à abandonner et à émettre quelques sacres.
— Cette fenêtre-là n'a pas dû être ouverte depuis une éternité.
— Justement, on pourrait aller voir ailleurs.
Mon pessimisme le fait hurler.
— Minute, Woody ! Il faut prendre le temps de visiter.
Et là, il m’entraîne. Luc Robert devient explorateur.
Derrière, il y a une chambre. Une toute petite chambre. Elle donne sur la ruelle. Un lit de rien, un bureau abîmé… tout ce qu’il faut pour dégueuler. Luc s’exclame :
— Pas si pire !
Mes dix-sept ans de vie ne m’ont jamais entraîné ailleurs que dans la maison de mes parents, au-dessus du salon funéraire d’Omer. Emménager, je ne connais pas ça. Luc, qui a déjà déménagé deux fois dans son existence, se déplace avec l’aisance d’un vétéran de la Deuxième Guerre mondiale.
La cuisinette, malgré l’aspect jaunâtre de ses murs, lui semble parfaite. Le salon-salle à manger est également O.K. Enfin, il y a la chambre du devant. Une grande chambre où trône un lit à deux places aussi raboteux qu’un chemin perdu.
Il me regarde. Sans aucune expression, il murmure :
— Et puis ?
— Et puis quoi ?
— Comment tu trouves l’endroit ?
Il sourit. Est-ce qu’il se moque de moi ? Je pourrais lui répondre que l’endroit est trop à l’envers.
— Écoute, Luc, on a encore cinq adresses. Peut-être que…
Un peu plus et il me planterait un thermomètre sous la langue en me conseillant de ne rien dire pendant trois minutes.
— Es-tu malade, Woody ?
— Non, j’ai chaud.
— Ça, je le sais. Mais, ici, on a juste à faire un petit ménage.
Le visage me tombe. Luc, qui ordinairement n’est pas psychologue pour deux cents, me regarde de travers. Il se met à jouer l’avocat.
— Pour ce prix-là, on ne peut quand même pas demander un château. Et puis, on est collés sur le métro. C’est important ça. Il ne faut pas se fier aux apparences… Un logement abandonné, c’est un logement abandonné. Je n’ai pas le temps de courir plus loin…
Il poursuit. Il ne complète plus ses phrases. Nous étions partis pour la journée et voilà qu’il s’emballe au premier appartement que nous visitons. Luc n’est pas du monde. Il parle des fenêtres…
— … qu’on trouvera bien le moyen d’ouvrir quand on sera ici. Des murs, ça se lave. Et puis…
Et c’est là qu’il fait basculer le tout.
— Le loyer, on va le partager à trois. Toi, tu veux une chambre tout seul. Tu prendras celle de derrière. Roger et moi, on va se partager celle du devant. On va changer le grand lit pour des lits jumeaux.
Roger. Roger Boily, son grand cousin de Drummondville à qui il voue un culte sans borne. Le futur premier ministre du Québec. C’est Luc qui le dit. Parce que Roger étudie en sciences politiques à l’université.
En refaisant un autre tour de la maison, Luc me prouve par A plus B qu’il faut louer cet appartement et que, de toute façon, on ne pourrait pas en trouver un plus pratique, mieux situé et aussi accueillant.
— Si tu t’étais décidé avant le premier juillet, on aurait eu plus de chances de dénicher la perle rare.
Il a raison, Luc. Il m’a fallu presque un mois pour convaincre ma mère et mon père que je pouvais vivre en appartement à Montréal. Ils voulaient me placer chez leurs amis, les Archambault. Je me suis débattu. J’ai inventé tous les beaux discours pour leur faire comprendre que je n’étais plus un nourrisson.
— Je vais me débrouiller, ai-je clamé. Je ne veux pas que vous m’aidiez. Je me suis fait un budget et je peux arriver.
Voilà comment j’ai parlé. Voilà comment j’ai convaincu Pauline et mon père que j’avais grandi ! Voilà comment je me suis convaincu moi-même que je n’ai pas besoin de me laisser pousser la barbe pour prouver à tout le monde que je suis un homme. J’aurais d’ailleurs beau tirer sur les deux cent trente-trois poils de ma figure que je ne prouverais rien du tout.
Finalement, à bout d’arguments, ils ont dit :
— D’accord.
Comme je dis d’accord à Luc qui éteint les lumières de chaque pièce.
— Tu as raison, concède-t-il, il faudra aérer.
Nous descendons l’escalier qui sent toujours la pisse de chat.
Sur le balcon, la propriétaire ne nous a pas attendus. C’est ce que nous dit la petite boulotte barbecue. Elle parle déjà beaucoup et passe continuellement sa main dans ses cheveux. J’ai lu que c’était une manière de séduire. Du body language, dit-on. Le corps a mille et une façons de parler. Moi, je ne connais que la cent vingt-sixième et elle ne s’avère pas toujours efficace.
— Elle veut que vous lui rapportiez la clé.
Déjà, Luc se gonfle.
— Si on loue le logement, est-ce qu’on va pouvoir la garder ?
— Vous le prenez ?
La boulotte semble tellement étonnée qu’elle en oublie de replacer son soutien-gorge qui descend dangereusement.
— Comme ça, j’ai des chances d’être votre voisine du dessous ? questionne-t-elle en replaçant sa coiffure de façon à nous dévoiler encore son aisselle parfaitement rasée.
— Bien oui, répond Luc. Ça vous surprend ?
La fille sourit. Elle devient presque belle quand elle sourit.
— Je m’appelle Macha. Et tu peux me tutoyer.
Luc ne se fait pas prier.
— Moi, c’est Luc Robert. Et je te présente François Gougeon.
Je dis « enchanté » pour dire quelque chose même si je trouve ce genre de formalité parfaitement fausse.
— Madame Décarie va être contente. Elle se demandait si elle réussirait à louer son troisième. Depuis que la petite Nathalie s’est suicidée, la bonne femme dépérit. Vous allez lui remonter le moral.
Je ne sais pas pourquoi, curieux comme je suis toujours, je demande :
— Nathalie, c’était sa fille ?
— Non, c’était la fille qui habitait le logement que vous allez louer. Elle vivait avec trois chats. Maintenant, M. Crevier les a pris. M. Crevier, c’est votre voisin. Il n’est presque jamais là. Il travaille dans un bureau et…
Son téléphone sonne. Comme si elle était sur des ressorts, elle bondit sur ses pieds.
— On en reparlera.
Et elle rentre chez elle, ne nous laissant que l’odeur de coco de son huile solaire.
J’ai encore la bouche ouverte. Luc me regarde.
— Ça t’impressionne de vivre dans l’appartement où une fille s’est suicidée ?
Je réponds :
— Non.
Alors que je devrais dire oui. Mais je suis souvent porté à ne pas dire tout ce que je pense. Je pourrais avoir l’air de quelqu’un qui ne sait pas profiter de la vie.
Madame Décarie ne sait pas profiter de la vie. Elle ne crie ni youppi ! ni bravo ! quand nous lui annonçons la nouvelle. Elle hoche simplement la tête.
— Si vous le prenez pour vrai, payez le mois de septembre.
Et nous pouvons emménager tout de suite.
Dans l’auto de ma mère, en revenant vers Bon-Pasteur-des-Laurentides, je demande à Luc si nous n’avons pas agi trop vite.
— Pas du tout. Tu vois, on a deux semaines pour faire le ménage. Je vais appeler Roger, il va venir nous aider.
S’il n’y avait pas l’autoroute qui défile devant moi, j’aimerais fermer les yeux pour recréer le logement dans ma tête. Mais il y a l’autoroute et Luc qui parle. D’un kilomètre à l’autre, l’appartement embellit. S’il fallait rouler jusqu’à la baie James, je suis certain que notre logement finirait par prendre l’allure d’un château de Monaco. Il s’excite. Moi aussi. Je ne l’écoute qu’à moitié. Ailleurs, quelque part dans ma tête, j’essaie d’imaginer combien d’amours pointent à l’horizon.
C’est fou ! Je suis conscient que nous nous sommes embarqués dans la plus bordélique des galères et pourtant, comme un cave, je rêve. À la maison, j’ai une chambre bien à moi. Mais là, à Montréal, c’est l’appel de la liberté. Je me vois déjà amenant une fille à s’étendre sur mon lit. En lui faisant connaître les concertos pour violoncelle de Bach, je lui raconte combien il est doux de se caresser. Je rêve. J’ai toujours été doué pour le rêve. Il suffit de bien peu de choses pour que je parte en orbite.
Ma mère s’étonne de nous voir revenir si rapidement.
— Vous n’avez pas déjà trouvé ?
— Au contraire !
Et je fais mon Luc Robert. Je lui décris l’appartement comme s’il s’agissait d’une suite du Ritz.
— La seule différence, c’est qu’il n’y a personne qui cire nos chaussures quand on les laisse à la porte.
Je ris. Je ris plus fort que ma mère. De son côté, elle conserve quelques inquiétudes, ce qui paraît-il est tout à fait normal chez une mère.
Ensuite, j’annonce :
— En fait, ça serait habitable tout de suite. Mais tu sais comment tu m’as élevé.
— Comment je t’ai élevé ?
— Tu ne voudrais pas que j’entre dans un logement sans le nettoyer un peu. Demain, c’est ce qu’on va faire, Luc et moi. Puis son cousin va venir nous aider.
Un peu plus bas, j’ajoute aussi que nous allons rester à coucher.
Plus tard, je reprends sensiblement le même discours à mon père. Il faut que j’ajoute l’adresse. Il la note sur un bout de papier.
— Mais je n’ai pas encore le téléphone.
Vers le milieu de la soirée, je recommence le même coup d’encensoir devant grand-mère et grand-père. L’appartement se transforme tellement que même Omer, qui me croit toujours sur parole parce que j’ai son nez et son affection, s’étonne de ce que le loyer soit si peu élevé.
Ensuite, je me mets à rêver.
Le lendemain, mon rêve dégringole quand à onze heures du matin, après avoir salué Macha la boulotte qui se refait rôtir et après avoir remonté l’escalier qui sent l’éternelle pisse de chat, nous mettons les pieds dans notre presque taudis.
Dans l’appartement d’à côté, les chats miaulent de plus belle. Ils doivent s’imaginer que leur maîtresse est revenue. Mais nous ne sommes que des revenants qui regrettent certainement d’être là.
Je connais Luc Robert depuis longtemps. Je devrais savoir qu’il n’a jamais été un as du nettoyage. Un torchon à la main, il est beaucoup moins enthousiaste que la veille. Il commence par faire une proposition :
— Toi, tu vas prendre le grand lit dans ta chambre.
— Tu ne trouves pas qu’elle est trop petite ?
— Qu’est-ce qu’on va faire avec un lit à deux places, Roger et moi ? C’est bien plus simple qu’on prenne le lit de la petite chambre. Il nous restera juste à trouver un autre lit.
Au bout d’un déménagement suffocant parce qu’on n’a pas encore réussi à ouvrir une fenêtre, je me retrouve avec le lit préhistorique, mais à deux places. Je pourrai y inviter toutes mes conquêtes du cégep. Enfin celles qui ne sont pas allergiques aux ressorts.
Ensuite, je m’exténue sur les murs et le plafond de ma chambre. À plusieurs endroits, la peinture d’un vert chambre d’hôpital change de couleur mais ça ne se fait pas uniformément. Quand je veux arracher un des posters effilochés, des écailles de peinture restent collées au papier gommé. Les Beatles peuvent dormir tranquilles, cette peinture-là a entendu leurs premiers succès. Et tous les trous de ma porte qui ne ferme pas juste ne sont pas l’œuvre de termites voraces mais bien d’un joueur de fléchettes très malhabile.
À coups de marteau, je réussis à décoller la fenêtre. Elle ne doit pas être contente puisqu’une des vitres s’étoile. Je dis merde et je continue.
Au début de l’après-midi, Luc apparaît comme un fantôme dans la porte de la chambre.
— Je vais chercher des hot-dogs. Combien tu en prends ?
Il tend la main. Je lui donne tout ce qu’il faut pour mes deux hot-dogs et mon Coke. Une heure plus tard, il revient avec une pizza all dressed et un gros Pepsi. Je déteste boire dans la même bouteille qu’un autre. Mais comme on n’a pas le moindre verre de plastique, je bois quelques gorgées.
J’aimerais travailler sur un air de Mozart, mais il n’y a que les hurlements des chats qui ne comprennent rien à ce remue-ménage et le goutte-à-goutte perpétuel du robinet de la cuisine pour m’accompagner.
Roger, le supercousin, s’amène au début de la soirée. Il a deux ans de plus que nous, une barbe de trois jours, les cheveux en bataille et un verre dans le nez. Il me serre la pince. Ses mains sont moites comme des débarbouillettes. Le seul commentaire qu’il formule, après avoir fait le tour des pièces d’un œil d’expert, c’est que ça prendrait un maudit bon ménage. Il ajoute que des chums l’ont invité à un party et qu’il reviendra demain.
Le soir tombe comme une tonne de briques. Luc me propose d’aller manger au restaurant.
Nous sortons. Macha la boulotte ne prend plus de soleil. Assise sur son balcon, elle attend son chum. C’est ce qu’elle commence à nous dire juste avant que le téléphone sonne. Elle court vers la sonnerie.
Cette fois-là, je mange vraiment des hot-dogs. Le restaurant est petit, graisseux et le propriétaire a la tête d’un homme que l’on dérange.
De retour à l’appartement, je veux faire mon lit. Le matelas a d’immenses taches, et ces taches-là d’autres taches. On dirait une mappemonde avec relief et tout. Comble de malheur, ma mère m’a donné des draps de lit à une place. Elle ne pouvait pas deviner que j’hériterais du grand lit.
Les hot-dogs me restent sur l’estomac.
C’est là que j’apprends que, la nuit, il vaut mieux ne pas se lever. Quand j’allume la lumière de la salle de bains, je dérange une colonie de coquerelles qui ne savent plus où donner de la tête. Vraiment, je vais de surprise en surprise.
Les jours ont beau passer, nous n’en viendrons jamais à bout. Je propose même que nous retournions coucher chez nous. Luc ne rouspète pas. Nous avons besoin de repos.
À la maison, c’est le branle-bas. Partir, même à une soixantaine de kilomètres de chez soi, ce n’est pas rien. La maison vibre à un nouveau rythme. Je deviens l’événement. Grand-mère n’est plus la même. Elle se mêle de tout.
Ma mère vérifie qu’il ne manque rien. Grand-mère contre-vérifie. Mon père supervise le tout, en jouant celui que tout cela n’intéresse pas. Peut-être par déformation professionnelle. Imaginez un notaire qui éclate en sanglots devant la famille d’un client décédé. Malgré tout, il ajoute son grain de sel :
— Ouvre-toi un compte à une banque près de ton appartement. C’est mieux de ne jamais avoir trop d’argent à la maison.
— Oui, papa… oui, papa… oui, papa…
Ce n’est plus le moment de contester ou de lui demander de ne pas penser à ma place. Dans quelques jours, je serai libre et je me sens mou comme une guenille devant eux, comme si je partais pour le bout du monde et que je ne voulais pas leur laisser une mauvaise image.
Par chance, le salon funéraire de mon grand-père vit sa période creuse. Les citoyens de Bon-Pasteur n’ont pas le cœur à mourir en cette fin d’été. C’est normal, il fait beau et il y a déjà assez d’action dans la bâtisse. S’il y avait un mort, je ne suis pas sûr qu’il ne se lèverait pas pour participer activement à mon départ. Il n’y a qu’Omer qui prend ses distances. Il joue la discrétion. Je vais le voir de temps à autre, il tousse souvent, et ça le met en sueur.
— Je te jure, mon François, la grippe est bien maudite, cet été. Des grippes d’été, ça ne te lâche pas facilement.
Il se force pour sourire. J’aimerais mieux qu’il n’en mette pas trop.
— Repose-toi, Omer.
— Ah ! Je n’en mène pas large, mon François. Mais je commence à être tanné. C’est tout ce que je fais, ça, me reposer.
Je m’en veux de lui répéter ce que tous les autres lui disent. Je ne suis pas différent des Gougeon, au fond.
— De la minute que je vais reprendre du poil de la bête, tu vas me voir rebondir à ton petit logement.
— Laisse-moi le temps de m’installer.
— Toi, laisse-moi le temps de guérir, bon Yeu !
C’est la première fois que je vois Omer aussi mal en point. En temps normal, il me chuchoterait qu’il se prépare des petites ponces pour se remettre sur pied. Maintenant, le gin n’existe plus. Omer prend du sirop.
De l’affreux sirop et des aspirines. Elle est loin, l’époque des petits remontants.
Un soir, il m’invite au fond de son garage où il fouille dans une boîte de carton qui pue la naphtaline.
— J’ai quelque chose pour toi. Bouge pas.
Et là, les mains tremblantes, il sort une paire de jumelles. Des jumelles d’armée.
— C’est mon frère qui me les a rapportées de la guerre.
Je dois faire une tête de bonhomme Carnaval. Cela ne l’étonne pas.
— Tu te demandes à quoi ça va te servir, hein ?
Je balbutie :
— En ville, c’est pas la guerre, tu sais.
Ce que je peux dire des niaiseries, des fois. Omer hoche la tête. Je dois le décevoir beaucoup. Il ne me le montre pas. Il prend simplement la peine de m’expliquer.
— C’est pour voir plus loin, tu comprends. C’est aussi pour observer les oiseaux.
— À Montréal, les oiseaux…
— Il y en a partout, des oiseaux. Et puis, tu peux toujours observer les filles, si les oiseaux ne t’intéressent pas. Ou bien…
Il devient aussi mystérieux qu’un sorcier d’opérette.
— … elles pourraient te servir à voir l’avenir.
Je souris. J’entre dans son jeu.
— C’est en plein ce qu’il me faut.
Omer est fier de son coup.
— Si l’avenir n’est pas toujours clair, tu pourras voir le passé. Ces jumelles-là m’ont aidé à me souvenir de mon frère. Il est mort dans un accident d’auto, trois mois après être revenu de la guerre. C’est bête de même, la vie. Toi, tu pourras penser à moi.
— Tu sais bien que je pense souvent à toi.
Une boule d’émotion me serre la gorge. Sa main soudainement indécise presse mon épaule. Nous sortons du garage. Il ne marche pas aussi vite que d’habitude. Certaines grippes d’été n’en finissent plus de vous faire tousser.
Une syncope ! Et ce n’est pas mon cœur qui cesse de battre quand la sonnette résonne. Elle résonne d’ailleurs faiblement. C’est une sonnette à points de suspension, hésitante, malade, et qui ressemble à la plainte molle d’un insecte mourant. Non, la syncope, c’est ma mère.
Je tire sur la longue corde qui permet de déverrouiller la porte du palier. Immédiatement, je les reconnais, elle et mon père. Est-ce une illusion d’optique ? J’ai la très forte impression que les cheveux de Pauline Lacoste-Gougeon se dressent sur sa tête au moment même où elle se bouche le nez.
Elle monte quand même l’escalier obscur suivie de Marcel qui, plus que jamais, a l’air d’une brosse à dents.
En arrivant à ma hauteur, elle me dit :
— Je pensais qu’on s’était trompé d’adresse.
Le petit château douillet que j’ai décrit à la maison s’écroule rapidement. Je suis persuadé que ma mère va m’ordonner de sortir de ce nid à coquerelles, et que mon père va décréter que ce repaire crotté n’est pas digne du fils du maire de Bon-Pasteur-des-Laurentides. La tête penchée et le nez planté dans mes running shoes, je prépare des réponses à n’importe quelle tempête.
Dans la réalité, ma mère commence par dire :
— Pauvre p’tit gars !
Diplomate, Marcel la pousse du coude. Pauline prend un sourire étincelant. Je pourrais vraiment croire qu’elle revient en pleine campagne électorale où, paraît-il, le sourire est de rigueur, sauf quand on dénonce les injustices et la médiocrité des adversaires. Sa voix devient chantante.
— Tu t’es mis dans de beaux draps.
— Justement, les draps sont trop petits. J’ai oublié de te dire qu’il me faudrait des draps de lit à deux places.
Je veux parler beaucoup en espérant qu’à m’écouter ils vont oublier de regarder. Mon père secoue la tête.
— Tu es chanceux que je sois en vacances, François. On va aller acheter de la peinture ensemble.
Luc, qui était parti chercher six petites bières, s’amène justement. Il salue tout le monde d’une voix blanche et veut déjà se sauver, prétextant qu’il va porter les bières dans le frigo.
— Pas avant que je l’aie désinfecté.
Et ma mère, tout en retroussant ses manches, dresse déjà la liste de toutes les poudres à récurer que mon père et moi devrons aussi rapporter. Luc a l’air d’une lampe sur pied. Il ne sait plus quoi dire. Moi non plus. Je me contente de suivre le courant.
En trois jours, l’appartement est repeint d’un bout à l’autre. Je n’avais jamais vu mon père avec des gouttelettes de peinture dans les lunettes.
Ma mère tient du bulldozer. Même les coquerelles ne résistent pas à son rouleau compresseur. Il n’y a que les chats du voisin qu’elle n’arrive pas à faire taire. Mais leurs miaulements s’emplissent peu à peu de points d’interrogation.
Finalement, quand Roger s’amène, le logement est propre… à tout le moins, habitable. Il fait le tour des pièces en saluant à peine mon père et ma mère. Il dit :
— Pas pire !
Ce n’est pas son premier appartement. Et, en tant qu’universitaire, il peut se permettre d’être blasé. De toute façon, il doit s’imaginer que la vieille allure de l’appartement n’est qu’un mauvais rêve, un passage de delirium tremens précoce… Rien de bien grave, en somme. Il pue la bière, la cigarette et la transpiration. Et lui, ma mère a beau le regarder de travers, elle ne peut pas le laver.