43. EN BEAUTÉ
Au matin de l’opération, les trois agents prirent leur petit déjeuner à sept heures et demie au réfectoire du Zoo. James était si tendu qu’il ne parvint pas à finir son bol de Choco Pops. Bruce, lui, engloutit des œufs brouillés, des filets de hareng fumé et trois toasts. Michael, assis à une table voisine, leur adressa quelques mots à voix basse, sans les regarder, puis les trois agents regagnèrent leur chambre pour revêtir leur équipement de protection.
Dix minutes plus tard, Bruce et James quittèrent le foyer et se dirigèrent vers le carrefour où Wheels leur avait fixé rendez-vous.
— Tu n’as jamais le trac, fit observer James.
— Respiration, concentration, dit son camarade. Et puis, à vrai dire, je suis content d’avoir l’occasion de mettre en pratique mes compétences en situation réelle.
James parvint à esquisser un sourire, mais le comportement de son coéquipier avait à ses yeux quelque chose d’inquiétant. Il était discipliné et totalement imperméable à la moindre émotion, deux qualités qui faisaient de lui un agent de CHERUB extrêmement efficace mais déroutaient ses camarades sur le plan humain.
— Jolie bagnole, sourit Bruce en découvrant Wheels au volant d’une BMW M5. Nettement plus classe que l’Astra.
James dévisagea l’individu qui occupait le siège passager avant, un colosse aux traits sévères et aux joues grêlées. L’inconnu assis sur la banquette arrière lui ressemblait à s’y méprendre. Les deux agents prirent place à ses côtés.
— Les garçons, je vous présente Tim et Tony Kruger, dit Wheels.
— Salut, lança James en claquant la portière.
Selon les informations glanées par Chloé sur la base de données de la police, les Kruger, en dépit de leur participation supposée à de nombreux braquages, n’avaient effectué que de brefs séjours en centre de détention pour mineurs dans les années 1980. Ils étaient connus pour leur capacité à élaborer des plans audacieux et particulièrement rentables. Leur présence aux côtés des Mad Dogs témoignait de l’importance de l’opération que le gang s’apprêtait à mener.
— Sasha dit beaucoup de bien de vous, lança Tim Kruger d’une voix grave et rocailleuse en tendant un bras entre les sièges avant.
Il saisit la main de James et la pressa si violemment que ses phalanges émirent un craquement sinistre. Lorsque vint son tour, Bruce, ravi de relever ce défi, serra de toutes ses forces. Après dix secondes de duel, Tim éclata de rire.
— Quelle teigne, celui-là ! s’exclama-t-il. Pas beaucoup de viande autour des os, mais une poigne de fer.
Vingt minutes plus tard, la voiture passa aux abords de la cité de Thornton où James avait vécu lors de sa première mission dans la région. Il contempla avec un soupçon de nostalgie les maisons décrépies et les terrains de football où il avait disputé tant de parties, trois ans plus tôt.
La BMW poursuivit sa route jusqu’à la zone industrielle et suivit la haute clôture qui bordait l’aéroport de Luton.
Un grondement assourdissant se fit entendre, puis les turbulences d’un Bœing 737 au décollage chahutèrent les passagers de la voiture. Wheels s’engagea dans le parking d’un magasin Sofa World abandonné. Les vitrines étaient obstruées par d’immenses affiches annonçant la fermeture définitive de l’établissement et promettant d’importants rabais aux derniers acheteurs. Il pénétra dans l’immense hangar par la baie destinée à accueillir les véhicules de livraison. Aussitôt, deux hommes vêtus de combinaisons jaunes descendirent un volet blindé.
Une demi-douzaine d’hommes étaient étendus sur des sofas qui n’avaient pas trouvé preneur lors du jour de folie discount qui avait précédé la fermeture.
Trois véhicules étaient garés sur la moquette d’exposition : deux vans Mercedes noirs repeints aux couleurs d’une compagnie de restauration aéroportuaire ; un énorme tracteur routier dont le pare-brise avait été renforcé par une plaque de plexiglas et le pare-chocs remplacé par deux rails de chemin de fer.
James n’y comprenait plus rien. La présence des frères Kruger, les photos d’identité, la proximité de l’aéroport, tout démontrait que les Mad Dogs ne suivaient pas le plan prévu par Chloé Blake et l’inspecteur Rush.
— Ah, vous voilà ! s’exclama joyeusement Sasha.
Il donna l’accolade à Tim et Tony.
— Pour le moment, tout se déroule comme prévu, dit-il.
— Sawas a réussi à placer le dispositif ? demanda Wheels.
— Ouais, il a posé assez de plastic pour satelliser tout le pâté de maisons, sourit-il. Major Dee va avoir la surprise de sa vie.
— Et pour le fric ?
— L’avion décollera de l’aéroport de Schipol dans une minute.
Bruce s’éclaircit bruyamment la gorge.
— James et moi, on prend les mêmes risques que vous dans cette histoire. Au stade où on en est, vous ne croyez pas que vous pourriez nous dire ce qui va se passer ?
* *
*
De l’autre côté de la ville, Major Dee avait chargé six hommes de procéder à l’échange à l’intérieur de l’entrepôt. Trente de ses complices patientaient à bord de véhicules dans les rues avoisinantes. En outre, il avait invité à la fête le gang de Salford au grand complet, ainsi qu’une organisation basée à Londres que Sasha avait dépouillée l’année précédente.
Convaincu que Sasha serait incapable de rassembler plus de vingt hommes, il avait adopté une stratégie d’une extrême simplicité : il laisserait les Mad Dogs pénétrer dans l’entrepôt puis rafler drogue et argent. Lorsqu’ils essaieraient de prendre la fuite, ils trouveraient les rues bloquées et seraient confrontés à une armée de Slasher Boys trois fois supérieure en nombre.
Comme on le lui avait ordonné, Michael gravit l’échelle de quinze mètres menant au toit de la structure. Il avança sur le toit de tôle, s’allongea près d’une grille d’aération, l’ouvrit à l’aide d’un tournevis électrique, puis jeta un coup d’œil dans l’entrepôt. Enfin, il s’assit et composa le numéro de Major Dee pour l’avertir qu’il était en position.
Cette dernière formalité accomplie, il adressa un SMS à Gabrielle :
JE T M
Moins de trente secondes plus tard, la réponse apparut à l’écran :
* *
*
James avait revêtu son équipement de protection sous le survêtement que Sasha lui avait fourni. Les membres du gang avaient reçu l’ordre de déposer leur portable dans la trappe située sous une banquette de l’un des vans. Il ne disposait plus d’autre moyen de communication que l’émetteur-récepteur dissimulé sous le pansement collé au pli de son coude.
Il frappa à la porte des toilettes des locaux administratifs du magasin.
— Tu comptes y passer la journée ? cria-t-il.
— Je ne me sens pas très bien, gémit Sawas.
— Je ne vais pas pouvoir me retenir !
— Tu n’as qu’à aller à l’extérieur du bâtiment.
— J’ai le droit de sortir ?
— Si on te dit quelque chose, réponds que c’est urgent et que je t’ai donné la permission.
James traversa la salle d’exposition et poussa une porte coupe-feu.
— Eh, où est-ce que tu vas ? demanda Riggsy, l’un des membres les plus âgés du gang, un joueur de poker chevronné que le chahut des jeunes dans la cave mettait régulièrement hors de lui.
— Sawas est au courant, dit James. Il est coincé aux toilettes depuis vingt minutes.
Riggsy éclata de rire.
— Il est toujours malade à crever avant un gros coup. Allez, tu peux sortir, mais magne-toi. On attend le feu vert de Sasha d’une minute à l’autre.
James franchit la porte, longea le bâtiment, se tourna face à la paroi, puis enfonça le bouton de l’émetteur-récepteur.
— Chloé, est-ce que tu m’entends ?
— La liaison est mauvaise, répondit la contrôleuse de mission.
Sa voix s’évanouit quelques secondes dans un flot de parasites.
— Où es-tu ? poursuivit-elle. On a perdu le signal de vos portables.
— Sofa World, près de l’aéroport, chuchota-t-il. Écoute, je n’ai que quelques secondes. On s’est fait avoir en beauté. Sasha n’a aucune intention de braquer la marchandise de Major Dee. D’après ce que j’ai pu comprendre, il sait que toutes les forces de police disponibles sont rassemblées près de l’entrepôt. Il va en profiter pour s’emparer d’un chargement qui transite quotidiennement par l’aéroport de Luton. Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais les frères Kruger cherchent à s’en emparer depuis des années. J’ai vu un camion-bélier, et on m’a remis des billets d’avion et un faux passeport. C’est pour ça que Wheels nous a demandé d’apporter des photos d’identité. L’avion à bord duquel se trouve le chargement a quitté les Pays-Bas il y a quarante minutes… Oh, et je crois que Sasha va faire sauter l’entrepôt pendant l’échange. Il faut absolument que tu préviennes Michael.
À bout de souffle, James observa une pause.
— Chloé, est-ce que tu as compris ce que je t’ai dit ?
Il n’obtint aucune réponse.
Alors, il entendit des pas sur le gravier. Wheels apparut à l’angle du bâtiment.
— C’est l’heure, dit-il. Je dois vous conduire à l’aéroport.