40. UN PROBLÈME DE TIMING
En début d’après-midi, James, qui n’avait pas revu Junior depuis son coup de sang du mardi soir, reçut un SMS l’invitant à le rejoindre à la sortie du lycée, un établissement qu’il n’avait pas fréquenté depuis des semaines.
— Je t’ai appelé hier pour prendre de tes nouvelles, dit-il à son camarade, mais tu avais éteint ton portable.
— C’est à cause de ma mère, expliqua Junior. Elle m’a sorti du lit à sept heures du matin, elle m’a forcé à mettre une chemise et une cravate, puis elle m’a accompagné à un entretien dans une espèce de boîte à bac privée paumée en pleine campagne.
— Ils t’ont accepté ? demanda James sur un ton inquiet. Je suis sur la liste d’attente de ton lycée. Si tu t’en vas, je n’aurai personne à qui parler.
— T’inquiète pas. J’ai joué le jeu pendant l’entretien, pour ne pas mettre ma mère en colère, et j’ai écouté religieusement le directeur me débiter son discours sur les méthodes qu’il emploie pour redresser les garçons comme moi, comme si j’étais un bloc de pâte à modeler. Ensuite, il a embrayé sur les valeurs sportives, la coupe interécoles, tout un tas de conneries dans le genre… À mon avis, ce bahut doit manquer d’élèves, vu qu’il a accepté de me prendre à l’essai.
— Oh, merde ! s’étrangla James.
— J’ai complètement flippé quand il m’a annoncé ça. Je me sentais coincé, ça m’a rendu dingue. J’ai passé la première heure de cours à imiter la poule. Dans la cour, j’ai proposé à des élèves de cinquième de leur vendre du crack, puis je les ai traités de tapettes.
James éclata d’un rire nerveux.
— Tu es cinglé.
En vérité, il jugeait le comportement de Junior de plus en plus inquiétant.
— Ils m’ont viré, évidemment, conclut ce dernier. Ma mère était hors d’elle. J’espère qu’elle me foutra la paix, maintenant. Je ne deviendrai jamais avocat, il faudra bien qu’elle se fourre ça dans le crâne. Pour la calmer, je lui ai promis que je retournerais au lycée et que j’essaierais d’avoir mon bac.
— Ça a marché ?
— Pour le moment, mais je n’ai aucune intention de tenir ma promesse. Au fait, pour le truc dont on a parlé l’autre soir…
— Quoi ? demanda James.
— J’ai bien réfléchi, et je crois que j’ai un coup facile à te proposer. Ça concerne le grand-père d’Alom, un élève de ma classe. Il tient une agence de voyages en ville, avec un petit de bureau de change d’où les immigrés du quartier envoient des mandats à leur famille restée à l’étranger. Le coffre-fort est toujours plein de cash.
— Et tu sais forcer un coffre, toi ?
— Non, mais je sais tenir un flingue contre la tempe d’un type et lui hurler : file-moi les clés ou je décore le mur avec ta cervelle !
Sur ces mots, Junior ouvrit son sac et exhiba un revolver aux soudures grossières et à la crosse en matière plastique.
— C’est un faux, fit observer James. On dirait une maquette Airfix.
— Non, c’est une réplique à blanc, mais je l’ai fait modifier de façon à permettre le tir à balles réelles.
De nombreux criminels du Royaume-Uni contournaient la législation concernant l’usage des armes à feu en s’équipant de ces armes grossièrement bricolées.
— Si j’étais toi, je ne m’y risquerais pas, avertit James. Ce flingue risque de te péter entre les mains.
— Je ne compte pas m’en servir. Je ne suis pas un psychopathe. Au pire, on utilisera ton petit automatique.
— C’est quoi ton plan ?
— J’ai repéré le bureau de change, la nuit dernière. Ils ouvrent tôt, ils ferment tard.
James secoua la tête.
— C’est un peu léger, comme reconnaissance. Bruce et moi, on a passé trois semaines à surveiller le bunker avant que Sasha ne se décide à passer à l’action.
— Le proprio est un vieil Indien. Il porte la clé du coffre à sa ceinture. On le chope dès l’ouverture, on le force à nous filer le fric et on se fait cinq mille billets en cinq minutes.
— Désolé, mais tout ça ne me plaît pas, lâcha James.
— Quoi ? s’étonna Junior. C’est du tout cuit, mon pote. Ça fait un moment que je prépare ce coup.
— Si Sasha apprend qu’on a…
— Ne prononce plus jamais ce nom devant moi, OK ? A cause de lui, je n’ai plus que six dollars en poche et un bon-cadeau H&M que ma mère m’a offert le jour de Pâques. Et je n’exagère pas.
— Je comprends, mais je te rappelle qu’on s’était mis d’accord. On devait mettre un peu d’argent de côté avant de fonder notre propre gang. Si tu veux, je peux te prêter quelques centaines de livres, ça n’est pas un problème.
— Je suis fatigué de taper du fric à tout le monde. Toute ma vie, on ne m’a considéré que comme le fils de Keith Moore. Je veux prendre mon destin en main. Je braquerai l’agence de voyages demain matin. Ensuite, j’achèterai de la coke et de l’herbe, et je la revendrai au bahut. Les mecs de première et de terminale n’osent pas adresser la parole aux dealers de rue, alors ils sont prêts à débourser des sommes exorbitantes. En un mois, on pourrait se faire vingt ou trente mille livres. On aura des nanas canon à notre bras et plus de poudre blanche qu’on ne pourra en sniffer.
James haussa les épaules.
— C’est juste un problème de timing, Junior.
— La vérité, c’est que tu as la trouille.
— Ouais, c’est ça, j’ai la trouille. Je te signale que j’ai braqué une planque de Major Dee, il y a deux jours, avec Sasha.
— Et ça recommence ! Sasha, Sasha, Sasha. Continue à jouer les larbins, pauvre con. De toute façon, je n’ai besoin de personne pour faire le coup du bureau de change.
— Calme-toi, dit James en essayant d’attraper le bras de Junior.
Ce dernier le repoussa.
— Enlève tes sales pattes de moi. Tu es comme les autres. Tu me traites comme un gamin.
— Allez, sois raisonnable, quoi…
Sur ces mots, Junior tourna les talons, donna un coup de pied dans une poubelle et marcha d’un pas nerveux vers l’arrêt de bus.
* *
*
Accablé d’ennui, Bruce était étendu sur son lit lorsqu’il reçut un appel de Chloé. Elle lui expliqua dans les grandes lignes le plan dressé avec l’assistance de Bentine.
— L’échange doit se dérouler mercredi prochain. Les membres du comité d’éthique ne vont pas bondir de joie en lisant mon rapport sur le braquage du bunker, alors ça sera sans doute notre dernière chance de faire tomber Sasha et Major Dee avant d’être rappelés au campus.
— Excellentes nouvelles.
— Le problème, c’est que Siméon a la fâcheuse habitude de trahir tous ceux pour qui il travaille, alors on va devoir le garder à l’œil. De votre côté, ne lâchez pas Sasha d’une semelle. Avec un peu de chance, il laissera tomber quelques indices, et nous pourrons juger de la fiabilité de notre nouveau complice.
— Les Mad Dogs ne sont pas très nombreux, et Sasha nous a à la bonne. Je suis sûr qu’il nous mettra sur le coup.
— Croisons les doigts, dit Chloé. Michael tâchera de récolter des infos de son côté. Je suis en contact avec l’inspecteur en chef Rush, de la brigade antigang, mais il soupçonne plusieurs de ses hommes de s’être laissé corrompre. Il va faire appel à une unité extérieure pour mener l’opération de surveillance. Les flics locaux ne seront tenus informés qu’à la dernière minute. James est près de toi ?
— Non. Il avait rendez-vous avec Junior, répondit Bruce en consultant la montre posée sur la table de nuit. Il m’a appelé pour me dire qu’ils s’étaient disputés et qu’il serait de retour dans une demi-heure. Ensuite, je pense qu’on ira traîner chez Sasha.
— Très bien. On reste en contact.
Dix minutes plus tard, James fit irruption dans la pièce.
— Junior est vraiment un malade, gronda-t-il en ôtant son blouson.
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il se balade avec un flingue trafiqué, et il a décidé de braquer une agence de voyages demain matin. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour l’en dissuader, mais rien à faire.
— A quoi tu t’attendais ? C’est juste un gosse de riche qui a mal tourné.
— Je croyais que tu le trouvais sympa.
— Tu parles. Il est tout le temps défoncé et il pète les plombs à la moindre contrariété. Je suis prêt à parier qu’il finira en prison.
— Je crois que toutes les saloperies qu’il s’envoie dans les narines lui ont grillé pas mal de neurones.
— Qu’est-ce qu’en dit Chloé ?
— Rien, je ne l’ai pas encore mise au courant. En fait, je n’ai pas l’intention de lui en parler.
— Pourquoi ? demanda Bruce en haussant les sourcils.
— Je ne veux pas que Junior aille en prison. Je sais que c’est une cause perdue, mais je l’aime bien, et je ne veux pas être responsable de ses ennuis.
— Et s’il perd les pédales ? S’il tue quelqu’un pendant le braquage ? Tu pourrais vivre avec ce poids sur la conscience ?
James se tordit les mains.
— Tout est ma faute. Je me suis moqué de lui, l’autre soir, en lui montrant mon fric. C’est pour ça qu’il a quitté la maison de Sasha.
— Ne te sens pas coupable, James. Ton attitude n’a rien arrangé, c’est clair, mais il cherche constamment les emmerdes, et ça ne date pas d’hier. Tu as lu son dossier ?
— Je connais Junior depuis longtemps. On s’est toujours bien entendus. Pour moi, il n’est pas un suspect comme les autres, tu comprends ?
James esquissa un sourire.
— Oui, je comprends. Au fond, vous êtes pareils. C’est pour ça que tu t’es attaché à lui.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Ta mère était une criminelle. Elle te gâtait, mais ça ne t’empêchait pas de collectionner les problèmes avec la police. Tu es doué, mais feignant. Tu as une fâcheuse tendance à t’emporter. Ça ne te rappelle personne ? Si tu n’avais pas été recruté par CHERUB, tu serais devenu exactement comme lui.
James se refusait à reconnaître la validité incontestable de l’analyse de Bruce.
— N’importe quoi, lâcha-t-il.
— Je parle sérieusement, James. Junior est en liberté conditionnelle, mais il n’a que quinze ans. Pour un braquage à main armée, le juge ne pourra pas le condamner à plus de cinq ou six ans. A sa libération, il touchera l’argent de son père et avec un peu de chance, il se rangera. Mais si tu le laisses agir, il risque de tuer quelqu’un. Tu sais bien qu’il est incontrôlable.
— C’est nul, grommela James, mais tu as raison. Je n’arrive pas à le croire, mais je vais être obligé de le livrer aux flics…