16. UNE FILLE UN PEU RONDE
Lauren passa le dimanche après-midi à se confectionner un uniforme semblable à celui que portaient les élèves du collège St Aloysius, l’établissement fréquenté par Hayley Large-Brooks. Seul manquait à sa tenue l’écusson brodé censé orner son blazer vert bouteille.
— Ne t’inquiète pas pour ça, dit Kyle, le lundi matin, tandis qu’ils descendaient les marches menant au parking. Tu n’auras qu’à garder ton manteau fermé.
Comme tous les agents, il avait reçu des leçons de conduite dès son plus jeune âge. Le jour de ses dix-sept ans, Zara lui avait remis un permis officiel et l’avait autorisé à utiliser les véhicules du campus, pourvu qu’il conduise de façon responsable et accepte de servir de chauffeur à ses camarades chaque fois qu’on le lui demanderait.
Kyle passa la tête par l’entrebâillement de la porte coupe-feu pour s’assurer que le parking était désert, puis fit signe à Lauren de le suivre. Elle était censée assister à une leçon de karaté à huit heures, mais elle avait envoyé un SMS à Miss Takada pour l’informer qu’elle s’était tordu la cheville. La professeur d’arts martiaux était connue pour sa sévérité. Si elle découvrait qu’elle avait séché son cours, elle serait condamnée à briquer les boiseries du dojo pendant deux semaines, à nettoyer les vestiaires et à laver des montagnes de kimonos imprégnés de sueur.
Kyle brandit un biper vers une Mazda anonyme et prit place derrière le volant. Lauren monta à l’arrière et n’allongea sur la moquette parsemée de miettes de biscuit, afin qu’on ne la voie pas quitter le campus.
Kyle franchit les ralentisseurs puis s’immobilisa devant le portail pour introduire sa carte magnétique dans le lecteur qui commandait l’ouverture. Dès que le véhicule eut franchi le périmètre du campus, Lauren se hissa sur la banquette, épousseta son manteau et tira son mobile de sa poche. Elle composa le numéro de James.
— Comment ça se présente ? demanda-t-elle.
— Je crois que Boulette a flairé mon odeur. Il court dans le jardin des Asker en aboyant comme un cinglé.
James était posté dans un arbre, à l’arrière du pavillon de Norman Large, une paire de jumelles suspendue autour du cou.
— Hayley est habillée, dit-il. Gareth Brooks est parti au boulot il y a environ une heure. Je suppose que c’est Large qui va la conduire au collège.
Lauren consulta sa montre.
— Ils sont en retard, gronda-t-elle. Je dois absolument être de retour au campus pour le premier cours de la journée.
— Ne t’inquiète pas. Cette opération est soigneusement minutée. Seule Takada peut te causer des ennuis. Oh, ça y est, Large et Hayley sortent de la maison. Ils se dirigent vers la Mégane.
Lauren donna un coup de poing dans l’appuie-tête de Kyle.
— Ralentis, ils sont sur le point de partir. On va se retrouver devant eux.
— Je ne peux pas. On risque d’éveiller leurs soupçons.
En passant devant la maison de Large, ils virent Hayley prendre place sur le siège passager de la Renault.
— Cette fille est énorme, sourit Kyle. Pire que sur les photos.
Lauren gloussa.
— Je sais. James est hors de lui.
Peu de véhicules empruntaient la petite route de campagne. Kyle s’engagea sur un chemin agricole, attendit que Large les dépasse, puis fit marche arrière pour se lancer dans son sillage.
Dix minutes plus tard, ils se retrouvèrent bloqués dans le flot des véhicules qui convergeaient vers le collège St Aloysius, un bâtiment ancien coincé entre un terrain de hockey sur gazon et une piste d’athlétisme. La Mégane était immobilisée à cinquante mètres de leur position. Kyle vit Hayley en descendre et épauler son sac à dos.
— Elle va finir le trajet à pied, dit-il. Avec un peu de chance, Large ne regardera pas dans ta direction, mais remonte ton col et laisse tomber tes cheveux sur ton visage.
— Ça marche, répondit Lauren en ouvrant la portière. Ne te gare pas trop loin.
Elle marcha d’un pas vif pour rattraper sa cible.
— Excuse-moi ! lança-t-elle en posant une main sur son épaule. Je te peux te parler une minute ?
Hayley avait trois ans de plus que Lauren. Elle fit volte-face et lui lança un regard supérieur.
Lauren se sentit soudain écrasée par le poids de la mission qui lui avait été confiée. Elle était censée arranger un rendez-vous amoureux entre son frère et la jeune fille. Outre le caractère embarrassant de cette requête, le plan établi par ses camarades lui semblait singulièrement bancal. De nombreux facteurs pouvaient le faire capoter. Et si Hayley avait un petit ami ? Et si son père l’avait privée de sortie ? Et si elle ne trouvait pas James à son goût ?
— Je m’appelle Susan, bredouilla-t-elle.
— Et alors ? répliqua Hayley.
— Ça va sans doute te paraître bizarre… Tu ne me connais pas, mais je t’ai vue avec tes copines, au bowling. Et mon grand frère… il te trouve super mignonne.
Hayley jeta un regard suspicieux aux alentours.
— C’est une blague, n’est-ce pas ?
— Non, écoute-moi, s’il te plaît. C’est tout à fait sérieux, je te jure. Je suis certaine que tu as déjà remarqué mon frère. Il s’appelle James. Il est blond, baraqué, plutôt mignon, mais vachement timide avec les filles…
— Oui, je crois que je vois de qui tu parles. Il te ressemble un peu… mais il a l’air plutôt grande gueule.
— Il fait le malin, mais c’est juste une façade. Ça fait longtemps qu’il a envie de sortir avec toi, mais il n’a jamais eu le courage de venir te parler.
— Et depuis quand tu es à St Aloysius, toi ? demanda Hayley.
— Depuis la semaine dernière. Avant, j’étais à Edgeton, de l’autre côté du cam… du terrain militaire.
— C’est sûr, ton frère est canon. Mais il doit pouvoir trouver mieux qu’une grosse dans mon genre. Il t’a dit pourquoi je lui plaisais ?
— Il a toujours adoré les filles un peu rondes… Écoute, on sera au bowling ce soir, avec toute une bande. Tu pourrais venir accompagnée de quelques amies, si tu trouves ça embarrassant… En plus, c’est demi-tarif, le lundi.
— Pourquoi pas ? Mais je dois d’abord en parler à mes parents.
Lauren haussa les épaules.
— On peut remettre ça à mardi ou mercredi, si tu préfères.
— Relève ta manche, ordonna Hayley en faisant glisser la fermeture Éclair de son sac à dos.
Elle en sortit un marqueur noir, saisit le poignet de Lauren et inscrivit un numéro de portable sur son avant-bras.
— Je serai de retour chez moi à quatre heures et demie, dit-elle. Dis à ton frère que je le trouve canon, mais que je veux lui parler avant qu’on se voie.
— C’est compris, sourit Lauren. Je peux te dire qu’il va être fou de joie.